Les manifestations sociales au Chili

Une société héritière de son passé

Depuis le 18 octobre, le Chili s’est réveillé (Chile despertó en espagnol). Les manifestations sont répétées tous les jours, y compris pendant les mois de vacances estivales, en janvier et février. A Santiago, la Place Italie, lieu de rassemblement, est devenue Place de la Dignité. Les revendications concernent les grandes inégalités sociales et les injustices perpétuées par une minorité puissante de la population.

Un modèle libéral mis en place par le gouvernement de Pinochet

Héritier d’un passé violent et répressif sous le gouvernement de Pinochet (1973–1990), le Chili compte encore une génération terrorisée par des années de dictature. Néanmoins, certains sont au contraire nostalgiques de la discipline et de la prospérité passées du pays. Le système libéral construit à cette époque frôle la perfection. La politique commerciale basée sur les exportations enrichit le pays. Les plus grandes familles du pays sont à la fois à la tête de grandes entreprises et impliquées dans la politique. Les allocations retraites (AFP) gérées par des entreprises sont bien souvent modiques — un professeur universitaire à la retraite reçoit 115€ par mois. Les banques sont présentes dans les écoles. L’éducation est un commerce et seuls les plus aisés y ont accès. Les politiques commerciales favorisent très peu l’économie interne. Le système de santé publique est médiocre, et le secteur privé inaccessible pour bien des familles. En résulte une société très inégalitaire, où 30 % des revenus reviennent à 1 % de la population. Une société où 11 % vivent sous le seuil de pauvreté (INE, 2018). Le salaire minimum est de 377 €, et la moitié de la population gagne moins de 500€ par mois (INE, 2018). La libre compétition est critiquable quand 16 entreprises génèrent 80 % du PIB national.

Et la constitution actuelle date des années de dictature. Après des mois de lutte, les chiliens ont obtenu un plébiscite pour la rédaction d’une nouvelle constitution. Le vote qui devait avoir lieu le 26 avril a été suspendu pour cause sanitaire.

Peinture sur mur à Valparaiso

Implication dans la société des citoyens

L’éducation civique a été supprimé des programmes obligatoires du collège et du lycée. Les médias publics, contrôlés par le gouvernement, informent peu. Les chiliens connaissent mal le système politique qui les dirige, et l’implication citoyenne se traduit dans les bureaux de vote : aux dernières élections présidentielles, l’abstention a atteint 65 %. La majorité des citoyens ressent ainsi une impuissance face à la force de corruption et d’inégalités du pays.

Chaque matin, une masse salariale, quasi mécanique, se rend sur son lieu de travail. Chacun dans son uniforme, seul et programmé, suit son chemin usuel. Les quarante heures par semaine et trois semaines de congés par an autorisent peu de réflexion. Les salaires offrent peu d’options. La difficulté à changer un système dans ces conditions se comprend. La consommation devient un objectif de satisfaction et de réalisation de soi.

“Que les barreaux des cellules deviennent du sucre ou se courbent de piété, et que mes frères et sœurs puissent faire de nouveau l’amour et la révolution”. Tag à Castro. Le peuple autochtone Mapuche a toujours combattu pour conserver ses droits et ses valeurs.

Des ressources naturelles surexploitées

Le Chili, ce sont 4300 km de long, entre Océan Pacifique et cordillère andine ; auxquels s’ajoutent quelques 1 250 000 km² d’Antarctique. Le pays abrite une grande richesse de climats et de ressources. L’industrie minière, principalement présente dans le nord, représente une part importante de l’économie avec un export de cuivre considérable. Un secteur exigeant en eau, dans une zone désertique, où il est aujourd’hui question d’importer l’or bleu du sud du pays pour alimenter les mines. Mais la cordillère compte aussi son lot de minéraux et bien des zones de forêt native sont détruites pour l’extraction minière de quelque puissant entrepreneur. Sur la côte, c’est l’océan qui regorge de valeur marchande. Peu de quotas de pêche sont en vigueur, et en tant que grand exportateur mondial de saumon, le pays abrite des élevages gourmands en antibiotiques, en pétrole et en aliments.

Les forêts natives sont remplacées par des plantations de pin ou d’eucalyptus permettant au secteur forestier de progresser. L’agriculture tournée vers l’export est bien souvent intensive en produits phytosanitaires et en capital. Ainsi, les exploitations productrices d’avocat dans le Nord du pays assèchent des villages et des écosystèmes entiers pour arroser les plants et délecter les papilles des européens.

“La Terre n’est pas en train de mourir, elle est assassinée” Tag à Calbuco

Des manifestations réprimées

Le cœur des manifestations, ça se passe comment ? Romina, habitante de la ville de Talca située au centre du Chili, raconte. Tous les jours, à pied, se rendre sur le lieu de rendez-vous, avec une rage plus grande que la peur. L’arrivée des policiers qui balancent des grenades à la figure des manifestants, la peur quand la respiration se coupe sous l’effet du poivre et qu’il faut courir. Cette peur aussi, de perdre un œil en sachant que ni l’assurance médicale publique ni ses parents ne pourraient lui permettre de payer les soins nécessaires. Elle parle de cette force collective qui naît dans les chants de la masse, qui redonne énergie à celui qui est au sol. Elle témoigne de la solidarité entre manifestants, de la peur d’être détenue à l’encontre des droits du citoyen : l’enfant de quartier ne sera jamais aidé par un tiers pour sortir des barreaux. Les inégalités sont inhérentes aux manifestations : un européen ne craint rien, un universitaire peu, mais gare à celui qui n’a pas d’éducation. Des femmes sont abusées, des mineurs violentés, l’eau lancée par les camions qui dispersent les manifestants est parfois mêlée à de l’acide. Ceux qui sont censés assurer la sécurité terrorisent, et sont payés pour. Le schéma pyramidal de répression est démultiplié en temps de crise.

Ne diabolisons pas

Et pourtant, dans le petit hameau de Reigolil, au fin fond de la cordillère, il est facile de se rendre compte que les gendarmes ne sont pas systématiquement dans la répression. Sur un territoire d’accès difficile et de milieu rural, les agents viennent régulièrement rendre visite aux habitants, apportant d’éventuels sacs de courses ou outils d’un endroit à l’autre. Ils partagent la table de leurs hôtes, et n’hésitent pas à donner un coup de main. Leur présence est essentielle pour assurer le relai d’informations, et le fonctionnement correct d’un territoire isolé. Et il leur est difficile d’entendre comment des collègues sont en proie aux insultes et violences, difficile aussi de voir les actes déplorables de certains autres agents.

Parmi les foules pacifiques réclamant leurs droits, surviennent aussi régulièrement des casseurs, des actes de vandalisme. Ils sont peu nombreux, ils sont révoltés. Et ils mettent le feu aux poudres pour une ascension de violences.

Bref, du côté des gendarmes comme du côté des manifestants, rien n’est 100 % positif ou négatif. Les émulsions de violence liées à l’effet de groupe sont bien réelles, mais les individus sont rarement des monstres. Chacun essaie de trouver sa place.

Aujourd’hui comme dans le reste du monde, le pays est paralysé davantage par le covid-19, où la crise sanitaire étouffe momentanément la crise sociale et politique. L’occasion de mettre davantage la lumière sur les inégalités, sur les habitudes de consommation occidentalisées et sur les liens qui existent entre tous les déséquilibres actuels, qu’ils soient social, politique, environnemental, commercial ou sanitaire.

Valparaiso, ville d’expression des opinions par l’art.

--

--