Je n’ai pas trouvé ma place dans ce monde du travail et je compte bien la créer

Matthieu Leventis
SWITCH COLLECTIVE
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5 min readFeb 12, 2016

“Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?” Question rituelle à laquelle on répond d’un mot — commercial, animateur, entrepreneur — censé décrire notre place dans le monde du travail. Je ne suis pas capable d’y répondre. Ce n’est pas par errance ou manque de choix. C’est parce que la question même traduit une conception étriquée de l’existence professionnelle. Qui doit changer.

“Tu veux faire quoi quand tu seras grand ?”

A 16 ans, je découvrais le pilotage et travaillais dur à devenir pilote
A 18 ans, je découvrais mon très bon niveau en physique et travaillais dur à devenir physicien
A 20 ans, je me passionnais pour l’éducation et l’animation, et voulais devenir un excellent éducateur
A 22 ans, j’étudiais en profondeur la sociologie et anthropologie, je voulais devenir anthropologue
A 24 ans, je me passionnais pour l’économie et voulais devenir économiste
A 26 ans, j’étais président d’une startup dans le numérique et me suis dit que ce que j’étais finalement avant tout entrepreneur.

Avec, à chaque étape, un soulagement illusoire autour de moi : “ouf, il a enfin trouvé ce qu’il veut faire”.

A 28 ans, j’ai compris. Qu’il n’y a rien à trouver, que le cycle ne s’arrêtera jamais, et que c’est parfait comme ça. Que cette logique “corps de métier” ne me correspond pas, et que sa prédominance est même en train de pénaliser la société. Que je veux faire reconnaître ce type de parcours autant que celui d’une spécialisation professionnelle, qu’il soit même valorisé, montré en exemple, encouragé. Que je veux porter sa diversité comme une fierté, au lieu d’avoir à le cacher ou à m’en justifier à chaque embauche.

Car nous vivons hélas dans un monde de spécialistes. Au point même que dans le monde du spectacle, un technicien qui affirme son intérêt à la fois pour la lumière et le son sera immédiatement catalogué comme “dispersé”, même s’il est bon dans les deux, et un technicien spécialisé lumière lui sera préféré. La pensée verticale, focalisée sur un thème ou une expertise, règne en maître. Or, j’ai une pensée horizontale, qui finit par s’ennuyer d’un thème précis, mais qui s’épanouit en trouvant des connexions entre des choses habituellement éloignées. A chaque fois que j’ai tenté de trop me spécialiser pour répondre aux attentes, à suivre un plan de carrière classique, je me suis trouvé foncièrement malheureux et démotivé.

Suis-je une exception ? Non, loin de là. Des rencontres et cette superbe conférence m’ont aidé à m’en rendre compte. Et un des principaux livres qui font rêver les entrepreneurs ne montre en exemple que des personnes ayant des vies sans cohérence apparente. L’auteur lui-même, qui a été acteur, conférencier, coach, entrepreneur, danseur se moque de ce que sous-entend la question “que fais-tu dans la vie ?”. Fondamentalement, nous n’avons pas de carrières, celles-ci sont des constructions sociales. Nous avons des spirales de vie, dont les axes sont profonds et personnels, et d’autant plus puissants.

Contrairement à ce que certains pourraient penser, ceux qui assument leur fonctionnement horizontal peuvent apporter beaucoup de valeur aux entreprises. Ils savent avancer dans le brouillard et la nouveauté, ne se reposent jamais sur l’acquis. A l’inverse, avec l’apparition de formations flexibles et efficaces permettant de monter rapidement en compétence dans beaucoup de domaines, les spécialisations perdent de leur force. Mais malheureusement, trop peu de recruteurs semblent être capables de le comprendre. Jamais je n’ai vu, sur une offre d’emploi, une mention “a exercé avec succès trois activités différentes ces six dernières années”, qui amènerait pourtant des profils bien plus précieux pour eux que le trop courant “requis : bac+5 et 5 ans d’expérience dans le domaine”. Heureusement, quelques entreprises comme Google l’ont compris, et accordent une importance centrale au recrutement de ce qu’elles appellent les smart creatives.

Alors, des profils comme le mien se réfugient souvent dans l’entrepreneuriat ou le freelance. Oui, se réfugient. Car ce ne sont pas toujours des métiers de rêve. L’entrepreneuriat est passionnant mais éprouvant. Il demande que les astres de l’équipe, du marché et du produit soient alignés, ce qui n’est pas toujours le cas, et ne peut pas être forcé. C’est pourquoi il peut constituer des étapes de vie, mais pas un plan de vie en soi. Le freelance offre une liberté de se vendre et de changer d’activité à souhait, mais n’est pas reconnu socialement. Il demande une vraie force de volonté quand on sait son aspect solitaire, et que toutes les logiques de l’accès au logement, à la propriété, à une bonne mutuelle tournent autour du salariat.

Actuellement, pour mener ce type d’existence professionnelle, il faut être un battant. Savoir surmonter tout ce qui essaie de nous rabattre sur les voies verticales. Savoir se vendre et se placer. Mais certaines personnes fonctionnent comme moi n’ont pas ce caractère, et se résignent à suivre des chemins tracés qui les dénaturent. Combien sont-ils ? Ce n’est qu’en m’affirmant que j’ai découvert d’autres personnes défendant la même chose que moi, comme des marginaux. J’aurais préféré les découvrir avant. J’aurais aimé que ces chemins transversaux soient montrés en exemple au même titre que les autres, partout et jusque dans l’Ecole Polytechnique, où j’ai eu la chance d’être formé, et où on envisage la vie professionnelle comme une spécialisation dans un corps de métier identifié. Il nous faut traverser l’atlantique et nous raccrocher au motto de Steve jobs “connect the dots backwards” pour trouver un phare.

Il est temps de renouer avec ces conduites de vies qui étaient valorisées durant la Renaissance alors qu’elles sont stigmatisées de nos jours, bien moins focalisées et spécialisées, bien plus exploratoires et transversales. Il est temps de les valoriser comme des modes d’épanouissement et comme sources d’innovation économique et sociale. Il est temps que les entreprises apprennent à en tirer parti. Aux jeunes diplômés qui se posent des questions, à ceux de tous âges qui ont pris un job par résignation ou pour coller à une étiquette lisible, mais qui ont besoin de davantage de diversité, sachez qu’autre chose est possible. Osez ne pas répondre à une étiquette préconçue. Apprenez à vous vendre, et n’hésitez pas à composer votre vie professionnelle comme un menu, avec l’implication ou la dispersion qui correspond à votre état du moment, dans un emploi, un projet ou en freelance. Contribuez vous aussi par vos choix à façonner le monde du travail de demain.

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Matthieu Leventis
SWITCH COLLECTIVE

Entrepreneur. Interested in social sciences and technology for dance. Master in Quantitative Economics & engineer from Ecole Polytechnique