Peut-on switcher quand on est prof?

Laetitia Vitaud
SWITCH COLLECTIVE
Published in
11 min readOct 21, 2016

Switch Collective fédère une communauté d’actifs en quête de sens et leur apprend à inventer un parcours qui leur correspond grâce à du contenu, des événements et sa formation Fais le Bilan Calmement.

Il y a près d’un million d’enseignants en France. La triste réalité est que plusieurs centaines de milliers d’entre eux préféreraient probablement être ailleurs et exercer un autre métier. Le malheur au travail explique que l’enseignement attire moins qu’avant (sans compter, bien sûr, le fait que ça paie mal). Beaucoup d’enseignants se sentent piégés parce que leur métier, l’enseignement, est perçu comme une vocation empreinte de désintéressement — une activité qui n’est pas vraiment du travail.

Je connais peu de métiers qui ont autant d’impact et procurent autant de satisfactions que l’enseignement. Mais cela ne veut pas dire, pour autant, qu’il ne s’agit pas d’une activité professionnelle comme une autre. Enseigner, c’est un travail, cela requiert certaines compétences, et certaines de ces compétences trouvent application dans d’autres activités professionnelles. Comme tous les travailleurs, les enseignants devraient avoir l’opportunité de changer de carrière quand ils en ont envie.

Reconnaissez-vous l’enseignant au milieu de cette image ? (Indice n°1 : il a été président des Etats-Unis ; indice n°2 : cette photo a été prise au Texas).

En France, la mobilité professionnelle n’existe presque pas pour les enseignants : seuls 1 000 à 1 500 d’entre eux quittent l’enseignement chaque année pour exercer un autre métier. La seule mobilité est géographique : quand nous accumulons suffisamment de points, nous obtenons le “droit” de quitter un établissement difficile pour en rejoindre un autre, plus attractif (et ce droit n’a aucun rapport direct avec notre engagement dans notre travail, notre personnalité ou nos objectifs). La mobilité professionnelle est donc inexistante dans l’enseignement. Si nous sommes enseignant, alors nous sommes enseignant POUR LA VIE. Parce que c’est censé être une “vocation”, personne ne va jamais considérer l’idée selon laquelle un enseignant pourrait un jour exercer un autre métier.

Mère Teresa : un exemple de vocation désintéressée. Tous les enseignants ne sont pas des mères Teresa.

C’est un peu comme si l’enseignement était à part : une activité non professionnelle détachée du reste du monde, déconnectée de tout — comme si les compétences requises pour être un bon enseignement n’avaient aucune valeur en dehors du système éducatif. Il est étrange de constater que beaucoup de non-enseignants n’expriment plus aucune marque d’intérêt quand quelqu’un qu’ils ne connaissent pas leur dit qu’il travaille dans l’enseignement. Peu de personnes posent des questions telles que “Sur quoi travaillez-vous ces temps-ci ?”, “Quelles ont été vos dernières expériences pédagogiques ?”, “Qu’est-ce qui est le plus difficile dans votre métier ?”, “Comment sont vos élèves ?”. La plupart des gens pensent qu’ils connaissent l’enseignement car ils ont eux-mêmes été élèves ou étudiants. Pour eux, les enseignants forment une population à part, qui par ailleurs travaille peu. Le pire, c’est que les enseignants eux-mêmes pensent souvent que leur métier n’a rien à voir avec le reste du monde du travail.

En France, les enseignants dépendent tous d’une gigantesque administration centralisée, l’Éducation nationale, qui gère (ou plutôt ne gère pas) un million de collaborateurs, d’une façon qui nie l’existence même des individus. Les enseignants forment une sorte d’armée : à chaque rentrée, on envoie au front de la chair à canon, sans aucune considération pour les individus, leur personnalité et leurs aspirations. Cette approche est peut-être la bonne pour les militaires : les individus ne comptent pas lorsqu’il s’agit de gagner la guerre. Mais l’éducation est-elle une guerre ? Est-ce vraiment là que nous en sommes aujourd’hui ?

Dans ce système quasi-militaire, les enseignants ne sont que des numéros. On leur demande d’enseigner dans plusieurs écoles à la fois, de faire de longs trajets. Les règles de la fonction publique conduisent à punir les plus jeunes : comme dans l’armée, les fonctionnaires sont classés. Plus ils vieillissent, mieux ils sont payés (quelle que soit la qualité de leur travail). Plus ils restent longtemps dans le système, plus cela leur devient difficile d’imaginer partir ailleurs, même (surtout ?) s’ils sont de mauvais enseignants ou si ce métier les rend malheureux.

Depuis plusieurs années, les jeunes enseignants sont promus moins vite que ne l’ont été leurs aînés par le passé. Du coup, l’écart de rémunération entre les générations augmente dans des proportions considérables. (Paradoxalement, cela pourrait encourager les plus jeunes à partir, puisqu’ils ont beaucoup moins à perdre financièrement.) La gestion des ressources humaines est une notion qui n’existe pas dans l’Éducation nationale, pas plus que la formation continue (la formation continue est inégalement distribuée, globalement insuffisante, et n’aide jamais à la reconversion). Il n’y a pas non plus d’interactions avec l’extérieur, un peu comme si tout ce qui venait de l’extérieur était une sorte de ‘pollution’. Tout, dans ce système, indique aux enseignants qu’il n’y a aucune voie de sortie possible. Et nombreux sont les enseignants qui en sont eux-mêmes convaincus.

Dans ces conditions, toutes les parties prenantes conspirent pour empêcher la mobilité des enseignants : le grand public, qui les considère au mieux comme des mères Teresa et au pire comme des incapables ; le système, qui ne fait rien pour les encourager à bouger ; et les enseignants eux-mêmes, qui se résignent si vite à l’idée qu’ils sont là pour y rester jusqu’à l’âge de la retraite. Peu de recruteurs vont considérer favorablement les CV d’anciens enseignants (à quelques exceptions près) car le marché n’accorde aucune valeur à l’expérience de l’enseignement. Les enseignants eux-mêmes ne vont pas oser se porter candidat à des offres d’emploi ailleurs que dans l’Éducation nationale. Et le ministère n’ira en aucun cas les soutenir et les accompagner dans leurs efforts pour se former et changer de métier. Ce problème est tout particulièrement français : au Royaume-Uni, par exemple, la mobilité professionnelle des enseignants est beaucoup plus élevée.

Permettez-moi d’illustrer un peu mieux à quel point tout cela est une vision à courte vue :

  • Les enseignants peuvent devenir d’excellents managers. Certains sont des leaders inspirants et excellent dans l’art de communiquer une vision. Les bons enseignants ont un excellent sens des relations humaines et savent motiver les autres pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes.
  • Les enseignants peuvent aussi être d’excellents vendeurs. Quand on a passé des années à ‘vendre’ ses leçons à des gens qui sont forcés de rester assis pendant deux heures — nos élèves sont captifs… mais loin d’être consentants — , on finit par en connaître un rayon sur la meilleure façon de vendre et sur les motivations de ses interlocuteurs. Les enseignants sont bons vendeurs car ils sont souvent maîtres dans l’art de passer rapidement de l’introversion à l’extraversion. L’empathie dont ils savent faire preuve est devenue une qualité critique dans notre économie de plus en plus orientée vers les services à la personne.

Les meilleurs enseignants ne se contentent pas d’enseigner. Ils convainquent aussi leurs élèves qu’ils sont capables de se dépasser. Ils font en sorte que ce soit ludique, que ça prenne de l’importance. Avez-vous jamais essayé de vendre une leçon sur les polynômes à un groupe de garçons de 13 ans ? Comme les meilleures ventes et le marketing au plus haut niveau, la magie de l’excellence dans l’enseignement réside en partie dans la substance et en partie dans le divertissement — une performance qu’il faut accomplir en direct, tous les jours, par segments de 45 minutes. (Extrait de “Pourquoi les enseignants font les meilleurs entrepreneurs” [en anglais].)

  • Les enseignants peuvent faire d’excellents directeurs des ressources humaines : ils savent écouter, sélectionner, repérer les meilleurs, les former et les aider à progresser.
  • Les enseignants peuvent être d’excellents professionnels de l’événementiel. Ils savent comment organiser des événements de façon régulière, souvent sous une forte contrainte financière, en présence de nombreux obstacles bureaucratiques. Ils savent s’acquitter de formalités complexes et trouver leur chemin dans de grandes organisations. Ils ont un grand sens des responsabilités — après tout, ils peuvent être poursuivis en justice s’ils échouent sur ce front-là. Ils doivent aussi prendre garde, en permanence, à la prévention des accidents, à la consommation de drogue par leurs élèves, à mille et un dangers que vous ne pourriez même pas imaginer. Si un élève consomme de la drogue à l’école, ce sont les enseignants qui sont responsables.
  • Les enseignants peuvent être d’excellents coaches. D’ailleurs, beaucoup sont DÉJÀ des coaches. Ils pourraient faire le même métier, mais avec des publics différents.
  • Les enseignants aiment souvent lire et écrire. Beaucoup d’entre eux écrivent bien et seraient capables d’écrire à peu près tout et n’importe quoi : ils pourraient donc devenir copywriters, travailler dans la publicité, dans les relations publiques, dans la communication interne, etc. Beaucoup d’enseignants écrivent déjà en marge de leur activité d’enseignement. Peu d’entre eux réalisent qu’on peut vivre de son écriture.
  • Les enseignants peuvent devenir des entrepreneurs. Bien sûr, ne nous y trompons pas : peu de gens ont les qualités requises pour devenir entrepreneurs, mais je suis convaincue que les enseignants sont particulièrement bien placés pour devenir entrepreneurs. J’ai observé des enseignants talentueux animés d’une détermination sans faille et d’une créativité extraordinaire : j’ai admiré leur énergie et leur capacité à se concentrer sur un objectif — toutes qualités qui font les grands entrepreneurs.

Je considère désormais que l’enseignement est beaucoup plus proche de la direction d’une startup que ce que notre société, qui dénigre les enseignants et célèbre les dirigeants, est prête à admettre. (Aaron Schildkrout)

Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, est un ancien enseignant.

Les mauvais enseignants font beaucoup de mal à leurs élèves et mettent en danger notre économie dans son ensemble — l’impact économique négatif du mauvais enseignement est extrêmement élevé. Le sentiment d’enfermement qui frustre un grand nombre d’entre eux (pas tous évidemment, mais trop) ne peut en aucun cas leur inspirer de l’enthousiasme, du talent et de l’innovation. Pour être un bon enseignant, il faut avoir choisi de faire ce métier tout en conservant le choix de partir faire autre chose. Si, à l’inverse, on recrute des gens pour les enfermer immédiatement pour le restant de leur carrière, il ne faut pas s’attendre à ce que ces gens fassent des miracles.

Dans son état actuel, notre système éducatif décourage l’innovation et la motivation. On ne peut pas bâtir un système éducatif où les élèves s’épanouissent en ne recrutant que des gens (surtout des femmes) qui choisissent cette carrière parce qu’elle permet d’avoir de plus longues vacances. Les enseignants français ont bien raison de considérer leurs longs congés comme un acquis social important : après tout, ils sont parmi les moins bien payés de l’OCDE ! Mais dès lors qu’il s’agit de former les jeunes générations, le choix de faire ce métier ne devrait pas être motivé avant tout par les vacances.

(En passant, s’agissant du futur de l’éducation, peu de textes sont aussi inspirants que l’extraordinaire Stop Stealing Dreams de Seth Godin.)

Il devient urgent d’instaurer un état d’esprit de ‘switch’ dans l’Éducation nationale. Si vous êtes malheureux dans l’enseignement, tout devrait être fait pour vous aider à changer de métier. Et si vous êtes heureux d’être enseignant, ça ne devrait pas être pour de mauvaises raisons — parce que vous êtes incapables de faire autre chose ou parce que vous aimez prendre de longues vacances. Si vous êtes épanouis et que vous excellez dans l’enseignement, tout le monde devrait chercher à vous débaucher. Malheureusement, aucun enseignant, même excellent, ne fait l’expérience de ce genre de gratification en France : être contacté par un chasseur de tête. Personne, dirait-on, n’a jamais songé à “chasser” des enseignants pour leur proposer d’autres postes dans d’autres organisations.

Après un bref passage dans le monde de l’entreprise, j’ai switché vers l’enseignement par choix. J’ai exercé mon métier d’enseignante pendant dix ans avec passion et enthousiasme. Je suis encore reconnaissante pour toutes les mots gratifiants qui m’ont été exprimés par mes collègues, mes élèves et leurs parents. Ce que j’ai donné et que j’ai reçu, ça n’était pas seulement de l’information et de la connaissance, mais aussi de l’empathie et de l’affection. Peut-être que j’ai abordé ce métier de la mauvaise manière, en y investissant trop de sentiments. Mais je n’aurai pas pu l’exercer d’une autre manière. Après dix ans, je me suis trouvée convaincue que je pourrais faire ce métier toute ma vie (c’était peut-être une vocation pour moi, après tout), mais j’ai aussi voulu aller voir ailleurs et faire l’expérience du monde extérieur — quitter la ‘bulle’ de l’Éducation nationale, aller vers l’inconnu, vivre des ‘aventures’ moi aussi.

J’avoue avoir aussi beaucoup souffert du manque général de reconnaissance et de l’absence d’intérêt exprimé par les autres pour mon travail. Une autre chose, c’est que la vie en boucle des enseignants, avec ce cycle d’un an sans cesse répété, a un étrange impact sur la façon dont nous percevons le temps. Paradoxalement, du fait de tous ces rituels et de toutes ces routines, le temps paraît passer plus vite. Nos élèves ont toujours le même âge alors que nous, enseignants, vieillissons bien d’un an chaque année, jusqu’à l’âge où nous sommes assez vieux pour être leurs parents, voire leurs grands parents. Peu de métiers nous confrontent à cette situation bizarre : même quand on est infirmier ou docteur, les patients ont des âges différents.

Du coup, j’ai switché à nouveau. C’était sans doute plus facile pour moi que pour d’autres enseignants : après tout, j’avais déjà switché une fois pour en arriver là. Mais ça n’a pas été facile pour autant. Désormais, je suis convaincue que je switcherai plusieurs fois à l’avenir. Tous les cinq ans je me demanderai ce que je veux faire quand je serai grande. Pourtant, je ne pense pas vouloir devenir grande — je préfère mille fois rester jeune. Probablement enseignerai-je à nouveau, dans différents contextes et dans différents endroits, à des personnes de différents profils. Le changement paradigmatique qui s’est imposé à moi est le suivant : j’ai compris, enfin, que je n’étais pas enfermée dans un seul univers, que je pourrai avoir plusieurs projets et vivre plusieurs aventures — pas seulement celle d’enseigner.

Le projet de Switch Collective, que j’ai rejoint il y a près d’un an maintenant, consiste précisément à aider ceux qui le souhaitent à changer de voie et de vie professionnelles, pour qu’ils ne ressentent plus l’enfermement et retrouvent l’esprit du débutant. Si vous voulez en savoir plus, voici tous les détails sur le programme “Fais le Bilan Calmement” de Switch….

--

--

Laetitia Vitaud
SWITCH COLLECTIVE

I write about #FutureOfWork #HR #freelancing #craftsmanship #feminism Editor in chief of Welcome to the Jungle media for recruiters laetitiavitaud.com