Switcher : un truc de jeunes ?

Pourquoi le switch ne concerne pas que les trentenaires

Laetitia Vitaud
SWITCH COLLECTIVE
10 min readJul 12, 2016

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On entend souvent que switcher est “un truc de trentenaires”. Mais nous sommes convaincus, à Switch Collective, que le switch concerne tout le monde, y compris les plus de 40 ans et les plus de 50 ans !

En apparence, tout sourit aux plus âgés. Richesse et pouvoir restent concentrés entre leurs mains. Quand il s’agit de cumuler les avantages — l’accès à l’immobilier, à la retraite, à l’emploi en CDI, au pouvoir politique, etc. — les plus de 45 ans sont mieux lotis que les moins de 30 ans, dont la paupérisation va croissant.

Mais en réalité, les choses se compliquent pour les plus âgés quand ils perdent leur emploi ou souhaitent en changer. Le marché du travail est hostile. Les vieilles entreprises compriment leur masse salariale. Quant aux startups, elles sont persuadées que l’on ne peut ni innover ni travailler dur quand on a plus de 30 ans. Le “jeunisme”, ou discrimination fondée sur l’âge, existe donc partout. Il est théoriquement illégal, mais c’est une pratique courante, qui touche particulièrement les femmes.

Il est impossible de continuer comme ça. Nos régimes de retraites ne peuvent être financés par les seuls trentenaires. Au contraire, l’espérance de vie augmente et les carrières s’allongent, au point que les jeunes sont nombreux à envisager de travailler jusqu’à leur mort.

La question du travail après 45 ans est donc critique. Le switch semble moins naturel et évident pour une personne plus âgée, censée avoir déjà “réussi” et récolter les fruits de graines déjà plantées. Mais comme nous ne pouvons pas compter sur les entreprises traditionnelles pour changer leur façon de recruter, il va nous falloir, même après 45 ans, inventer notre propre parcours de carrière et créer notre propre job.

La discrimination anti-vieux, corollaire du vieillissement de la population

La part des plus de 45 ans ne cesse de croître dans les pays occidentaux. Au Royaume-Uni, par exemple, l’âge médian est de 40,5 ans, ce qui veut dire que plus de la moitié de la population totale a plus de 40 ans. L’âge médian est 41 ans en France et 46 ans en Allemagne. Dans tous ces pays, les plus de 45 ans jouent un rôle de plus en plus critique : ils financent la protection sociale et contribuent à la croissance économique.

En apparence, le rejet des plus âgés devrait diminuer à mesure que la population vieillit. À quoi cela rime-t-il de faire de la discrimination envers presque tout le monde ? La situation est certes nuancée d’un pays à l’autre : en Allemagne, les plus âgés font partie du paysage ; en France, en revanche, ils ne sont considérés qu’en l’absence de signes flagrants de vieillissement. Dans l’ensemble, on observe un paradoxe : plus notre société vieillit, plus elle pratique le culte de la jeunesse, synonyme de force et de beauté.

Dans ces conditions, la discrimination à l’embauche, plus ou moins subtile, pousse les actifs de plus de 45 ans à faire des efforts considérables pour cacher leur âge et paraître jeunes.

“Que les postes soit administratifs, commerciaux, logistiques, les taux de réponses — par téléphone ou par email — sont beaucoup plus élevés pour les travailleurs jeunes que pour les plus âgés. C’est la discrimination, plutôt que le manque de compétences, qui permet d’expliquer pourquoi les travailleurs plus âgés font face à des périodes de chômage plus longues.” (Bloomberg)

Le problème est encore plus aigu pour les femmes. “Tout montre que la discrimination envers les travailleurs plus âgés est plus forte pour les femmes que pour les hommes pour les postes de commerciaux”. Les femmes subissent des pressions terribles pour maintenir l’apparence de la jeunesse, dans leur vie professionnelle comme dans leur vie privée. Il n’y a que pour les hommes que la maturité — les tempes grisonnantes — est bien vue.

La discrimination anti-vieux : un choix économique rationnel

De nombreuses entreprises en place luttent pour leur survie face aux nouveaux entrants du numérique. Pour cela, elles cherchent avant tout l’efficience et compriment les coûts partout où c’est possible. La masse salariale est le plus souvent le levier privilégié des ces entreprises. Un employé “senior” coûte nettement plus cher. Pourquoi ne pas s’en passer et faire faire son travail par un jeune employé beaucoup moins cher ?

Les entreprises de l’économie fordiste ont développé des process détaillés pour que personne ne soit irremplaçable. Quand chaque tâche est parfaitement documentée, la valeur ajoutée de l’expérience et de la “sagesse” est limitée. Les travailleurs ayant de l’ancienneté ne sont, bien sûr, pas facile à licencier : ils sont les mieux protégés par le droit et les syndicats. La seule solution, pour faire baisser l’âge moyen et maîtriser la masse salariale, est donc de ne recruter que des jeunes. C’est l’une des raisons pour lesquelles les vieux n’ont aucune chance à l’embauche.

Dans le monde du conseil, par exemple, le modèle d’affaire des grands cabinets repose sur une pyramide des âges bien précise. L’essentiel du travail doit être fait par des jeunes consultants, qui utilisent les grilles et les outils développées par les anciens. Ces outils ont été conçus pour être répliqués à l’identique par des têtes bien faites, y compris si elles n’ont aucune expérience professionnelle. La pyramide veut que ces jeunes quittent la firme après quelques années. La rotation est vitale : tout le monde ne peut pas devenir associé. Certains partent parce qu’ils aspirent à un meilleur équilibre vie privée / vie professionnelle. D’autres parce qu’ils n’ont jamais envisagé leur carrière de consultant autrement que comme une période de formation pour préparer la suite de leur carrière professionnelle.

On le voit, les entreprises de l’économie fordiste ne valorisent pas vraiment les profils plus expérimentés. Tant qu’elles continuent à dominer, le marché du travail n’est pas près de devenir plus accueillant pour les plus âgés.

La Silicon Valley renforce le jeunisme

Le culte de la jeunesse est particulièrement fort dans la Silicon Valley. Alors que toute l’économie se convertit au culte des startups, la culture notoirement gérontophobe de la Valley gagne du terrain.

Les entrepreneurs de l’économie numérique rompent avec toutes les institutions établies. Ils ont vite fait de jeter les vieux avec l’eau du bain. Pour faire les choses différemment, mieux vaut ne pas s’embarrasser d’expérience et de savoirs. “Ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait ”. Voilà le refrain favori de nombreux entrepreneurs (à l’origine, c’est une citation de Mark Twain). Repartir de zéro et ne pas s’encombrer de l’existant est tout l’objet des entreprises dites full-stack :

“L’approche habituelle des startups consistait à vendre leur technologie aux entreprises en place. La nouvelle approche, dite “full-stack”, consiste à construire un produit ou service qui intègre la chaîne de valeur de bout en bout, afin d’évincer les entreprises en place.” (Chris Dixon)

Pour les entrepreneurs, l’ignorance est d’autant plus un atout si elle s’accompagne de détermination et de créativité. Beaucoup d’entre eux sont jeunes et recrutent leurs collaborateurs essentiellement dans leur propre classe d’âge. Mark Zuckerberg a un jour prononcé cette phrase, qu’on ne cesse depuis de répéter : “les jeunes sont plus intelligents”.

Les jeunes sont plus intelligents”, a dit Mark Zuckerberg.

Steven Levy remarque que le débat autour de la “diversité” dans la Valley concerne le genre et l’origine ethnique : le monde de la tech est dénoncé comme une enclave d’hommes blancs et asiatiques. ‘Où sont les femmes ?’, ‘Où sont les personnes de couleur ?’, se demande-t-on. Mais il y a une question que personne ne pose : ‘Où sont les personnes plus âgées ?’ Levy souhaite savoir ce que cache ce silence. (Huffington Post, Where are all the old people in Silicon Valley?”)

Quand les entrepreneurs prennent de l’âge et ont des enfants, ils deviennent certes plus tolérants vis-à-vis des personnes de plus de 30 ans. Depuis la naissance de sa fille, Mark Zuckerberg ne jure plus que par la paternité. Bientôt, il sera peut-être convaincu que les personnes de plus de 30 ans “sont plus intelligentes”. A mesure que leurs entreprises grandissent, les recruteurs se dirigent aussi vers des profils plus “expérimentés”, ne serait-ce que pour agrandir leur vivier de recrutement.

Malgré cela, le “jeunisme” de la Silicon Valley n’est pas près de disparaître. Les choses changeront peut-être un jour, mais cela prendra des années. Le plus grave est sans doute que, même dans les entreprises traditionnelles, on confie les postes liés au numérique aux travailleurs plus jeunes, comme si la jeunesse était synonyme de maîtrise du community management ou dudigital marketing. Le mythe de la “génération Y” fait des ravages.

Le “jeune de la génération Y” est largement une fiction

Le concept de génération Y est on ne peut plus douteux. Il s’agit, au mieux, d’un concept marketing flou ; au pire, d’un concept économiquement et sociologiquement faux.

Pour le sociologue Jean Pralong, la “génération Y” est avant tout le fruit d’un coup marketing des consultants. “Aucune étude scientifique ne permet de dire que la génération Y est ‘différente’ de la génération précédente. On ne peut pas dire aujourd’hui que la technologie soit un signe distinctif entre les différentes générations ; la population française ne se lit pas en termes de ‘génération’, mais en termes de ‘classes sociales’.”

En effet, si de nombreux jeunes savent utiliser Internet, seuls très peu d’entre eux maîtrisent réellement l’ordinateur en tant qu’outil. A en croire le spécialiste du multimédia Jean-Noël Lafargue, on peut même aller jusqu’à affirmer que les jeunes ne seraient “pas plus armés que la génération d’avant, voire moins que les trentenaires ou quarantenaires intéressés par l’informatique”. La génération Y serait donc un mythe : elle n’existe pas. (Le Monde)

La “génération Y” est donc le fait d’agences et de consultants cherchant à vendre des prestations de conseil en ressources humaines aux entreprises. Le concept est commode pour englober l’ensemble des transformations culturelles, cognitives et technologiques qui affectent les manières de travailler en entreprise. Mais ces transformations n’épargnent personne ! Un quadra d’aujourd’hui a autant de points communs avec un vingtenaire d’aujourd’hui qu’avec un quadra d’il y a vingt ans.

Les “fractures” culturelles et technologiques ne sont pas strictement générationnelles. Au contraire, elles touchent toutes les classes d’âge. Comme l’explique Nicholas Carr (57 ans) dans Internet rend il bête ?, nous avons tous transformé notre manière de lire, d’accéder à l’information et de penser, même sans être nés avec Internet. Les plus de 40 ans ont même plus de capacités cognitives que les moins de 30 ans : après tout, ils ont fait un premier “switch” cognitif lorsqu’ils se sont mis à utiliser Internet. Sans doute sont-ils encore nombreux à pouvoir lire des textes longs. Contrairement aux plus jeunes, ils peuvent alterner entre plusieurs modes cognitifs.

La preuve que le concept de “génération Y” est douteux ? On observe de plus en plus de quadras et de quinquas qui partagent les aspirations et les modes de vie des plus jeunes. Les médias raffolent en ce moment du concept de “quinquados”, ces quinquas qui se comporteraient “comme des ados” et ont adopté un mode de vie qui n’est pas de leur âge. Il n’y a évidemment pas plus de “quinquados” qu’il n’y a de membres de la “génération Y” car nous avons tous été transformés par la révolution numérique. Certains y ont plus été exposés que d’autres.

Les ‘quinquados’ les plus drôles

Il existe bien des fractures culturelles, technologiques, économiques. Mais elles ne sont pas essentiellement générationnelles. Il n’y a pas, d’un côté, des jeunes hyper connectés qui comprendraient tout à la technologie et aux réseaux sociaux et, de l’autre, des vieux qui vivraient sans Internet.

La vraie fracture concerne l’état d’esprit

Tout cela ne nous rend pas plus égaux face au switch. Suivant les cas, nous sommes plus ou moins connectés et plus ou moins mobiles. Notre propension à switcher dépend du secteur dans lequel nous travaillons, de notre environnement familial, de notre origine géographique.

Switcher c’est se remettre profondément en question, renoncer à une partie de ce qu’on a accumulé (réputation, crédit, capital) et apprendre des choses nouvelles. Cela présente des difficultés à tout âge, surtout si l’on n’a pas le choix — par exemple si l’on perd son emploi.

C’est un lieu commun de dire que “la jeunesse est dans la tête”, mais ce lieu commun a du vrai. Qui n’a pas rencontré des “jeunes déjà vieux” ou des “vieux encore jeunes” ? Ceux qui font preuve de curiosité et d’humilité savent rester jeunes car ils savent apprendre auprès de plus jeunes qu’eux. C’est ce que les Japonais appellent le Shoshin, “l’esprit du débutant” :

Selon le maître zen Shunryu Suzuki , l’esprit du débutant consiste à se garder de tout sentiment d’accomplissement. “Toutes les pensées égocentriques limitent notre vaste esprit. Lorsque nous n’avons pas l’idée de réalisation, pas l’idée de soi, nous sommes de vrais débutants. Alors nous pouvons réellement apprendre quelque chose. (…) Même si vous lisez beaucoup de livres sur le zen, vous devez lire chaque phrase avec un esprit neuf. Vous ne devriez pas dire “je sais ce qu’est le zen”, ou “j’ai atteint l’illumination”. C’est aussi le secret des arts martiaux : soyez toujours un débutant.”(Wikipedia)

Le shoshin et le growth mindset sont au coeur de l’enseignement de Switch Collective, et notamment de notre programme “Fais le Bilan Calmement”.

La semaine prochaine, nous publierons “Comment switcher après 40 ans”.

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Laetitia Vitaud
SWITCH COLLECTIVE

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