Work As We Know It Is Dead: le #Consultant
Le terme “consultant” englobe une large faune d’individus aux profils et aux métiers très différents… au point qu’on peut se demander s’ils ont quelque chose en commun. Les uns sont spécialistes de conseil en recrutement, les autres de conseil en systèmes d’information. Certains s’occupent de stratégie, pendant que d’autres mettent les mains dans le cambouis et s’occupent du détail des process. Surtout, les réalités professionnelles des uns et des autres peuvent être radicalement opposées : une partie des consultants travaille dans des grands cabinets internationaux tandis que les autres officient dans des petites sociétés, plus ou moins locales et plus ou moins spécialisées.
(Michaël Dandrieux s’interroge sur le fait de savoir si le consultant est un conseiller comme les autres : voir la vidéo ici).
La définition du consultant permet de mieux comprendre ce que tous ces gens ont en commun. Un consultant est le prestataire d’un service de conseil, un spécialiste extérieur à l’organisation à qui on fait appel pour obtenir un avis, ou de l’aide, pour résoudre un problème. Le consultant fait un diagnostic et des recommandations, remplit une “mission” dans le cadre d’un “projet”. Si l’on utilise le mot anglais consultant plutôt que conseiller, c’est parce que le métier de consultant comme le secteur du conseil ont leurs racines aux Etats-Unis.
Le consulting est jeune : né avec le management, il a environ un siècle d’histoire. Il a connu son âge d’or avec le développement du conseil en stratégie. Mais ce consultant archétypique, dont les origines vont être ici retracées, vit aujourd’hui des bouleversements qui vont profondément transformer son métier, l’obliger à faire autrement ou à faire autre chose. Car cet âge d’or est derrière nous. Consulting as we know it is dead!
(Vidéo : “Consulting: histoire et perspectives” ici)
Les origines : la naissance du management
On pourrait imaginer que le management a toujours existé, mais il n’en est rien. Il n’est devenu une réalité dans les entreprises qu’à partir de la fin du 19ème siècle, après la seconde révolution industrielle. Et il ne s’est constitué en discipline académique que quelques décennies plus tard. La première business school américaine, la Wharton School, en Pennsylvanie, n’a été créée qu’en 1881 (les Français avaient déjà créé l’école de commerce longtemps avant !).
A partir des années 1870, le chemin de fer et le télégraphe ont donné naissance aux premiers marchés de masse aux Etats-Unis. Grâce à ces infrastructures de transport et de communication, les entreprises pouvaient viser le marché national dans sa totalité. La production et la distribution se sont alors industrialisés à toute vitesse. L’industrie américaine est devenue dominante. En 1870, l’industrie américaine ne représentait que 23% de la production mondiale ; en 1913, elle atteignait déjà 36%.
Des empires industriels de taille gigantesque se sont développés : US Steel, General Electrics, AT&T, American Tobacco, etc. La question centrale à laquelle étaient confrontés ces géants, qui desservaient un marché aussi étendu, était inédite : comment croître tout en gardant le contrôle de son entreprise ? Il a fallu construire des infrastructures pour permettre des économies d’échelle et pour coordonner des différentes parties de ces empires — une problématique finalement pas très différente de celle qui s’était posée à l’empire romain…
De la nécessité de gérer ces nouveaux empires industriels est née une nouvelle classe d’individus : les managers. Ni producteurs, ni propriétaires, ils forment un nouveau groupe de cadres intermédiaires professionnels. Les décennies qui suivent voient apparaître des managers légendaires, comme Alfred P. Sloan, le PDG de General Motors pendant 3 décennies (des années 1920 aux années 1950). Ces managers sont les clients parfaits des premiers consultants, dont le rôle est de les épauler. Alfred P. Sloan devient ainsi le meilleur client du cabinet McKinsey, créé dans les années 1920 pour appliquer au management les principes de la comptabilité—l’analyse, la comparaison, la rigueur, l’approche quantitative.
Le consulting devient un secteur de l’économie
L’émergence du consulting comme un secteur à part entière est liée de près à la professionnalisation du management et à la multiplication des managers dans les grandes entreprises. Mais c’est un coup de pouce du gouvernement américain qui va en faire une opportunité commerciale et, de plus en plus, une ressource incontournable pour les grandes entreprises. En 1890, le Congrès fédéral américain a créé le droit de la concurrence moderne avec le Sherman Act…
Le Sherman Act porte le nom d’un sénateur américain de l’Ohio qui a été parmi les premiers à s’élever contre le pouvoir grandissant d’entreprises tentaculaires devenues des quasi-monopoles : “Si nous refusons qu’un roi gouverne notre pays, nous ne pouvons accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits.” Cette nouvelle loi est la première du genre. Elle vise à limiter la taille et le poids d’entreprises dont le comportement devient prédateur et préjudiciable aux consommateurs. Le Sherman Act est la première d’une longue série de lois antitrust, complétée par des décisions de la Cour Suprême, comme celle de 1911 qui valide le démantèlement de la puissante Standard Oil, l’empire pétrolier de John D. Rockefeller.
Puisque l’entente sur les prix et la manipulation des marchés deviennent beaucoup moins aisée, les entreprises vont commencer à se faire concurrence les unes aux autres… et donc tenter de faire mieux pour moins cher. De là est née l’opportunité commerciale pour le secteur du consulting. Les consultants étaient la réponse à cette nouvelle nécessité : améliorer les performances et la compétitivité des entreprises. Commence alors une longue histoire de symbiose entre consultants et managers.
Avec la maturité du consulting, l’analyse des process et des manières de faire, ce qu’on appelle aussi le process thinking, devient une science à part entière—et cette science est maîtrisée à merveille par les consultants. Ils inventent le reengineering, la redéfinition en profondeur des processus d’une organisation en vue de la restructurer pour la rendre plus efficace. Ils aident les entreprises à rationaliser leurs activités et à réduire leurs coûts. L’enjeu est de serrer les boulons, de renforcer la maîtrise du management sur l’appareil de production. Le conseil en management devient une profession technique très respectée.
Ainsi commence l’ère du capitalisme managérial. Dans l’économie de masse du 20ème siècle, l’efficacité devient le maître mot. La symbiose entre managers et consultants en est la pierre angulaire. Elle durera des décennies. Les managers avaient besoin de prouver que leurs compétences étaient à la pointe (cela constituait leur seule légitimité) ; pour cela, ils avaient besoin des consultants, auprès desquels ils cherchaient en permanence la validation de leurs décisions pour mieux les imposer au sein de l’entreprise.
Les consultants mettent en place des outils puissants pour amener les grandes entreprises vers plus d’efficacité. Ces outils sont transférables et réplicables, ce qui constitue la grande force des nouveaux géants du secteurs. Par exemple, le GSO (General Online Survey) du cabinet McKinsey est une roadmap claire pour tous les jeunes consultants qui rejoignent le cabinet. Son rôle a été déterminant dans l’histoire de McKinsey et du consulting en général !
Le management devient aussi une discipline académique. De nouvelles écoles se créent, où managers et consultants sont formés sur les mêmes bancs. Après la Wharton School (la première école américaine, créée en 1881), la Business School de Harvard est fondée en 1908. De nombreuses suivront, dont la plupart après les années 1930. Peter Drucker, professeur et consultant né en Autriche, est le père fondateur du management en tant que discipline académique. Il est à l’origine de nombreux concepts comme l’esprit d’entreprise et l’innovation systématique…
Le conseil en stratégie marque l’âge d’or des consultants
Le consultant en stratégie est au consulting ce que le chirurgien est à la médecine : le détenteur d’un titre de gloire, la figure incarnant un métier prestigieux. La stratégie était autrefois réservée aux militaires. Le général prussien Carl von Clausewitz en a fait une discipline intellectuelle : son traité de stratégie militaire, De la guerre, est la base de la stratégie théorique moderne.
L’application de la stratégie au monde de l’entreprise est bien plus récente qu’on ne l’imagine : elle date seulement des années 1960. Voici comment l’historien des affaires américain Alfred Chandler la définit:
“La stratégie consiste à déterminer les objectifs et les buts fondamentaux à long terme d’une organisation, puis à choisir les modes d’action et d’allocation de ressources qui lui permettront d’atteindre ces buts, ces objectifs”.
L’apparition du conseil en stratégie coincide avec quatre grands phénomènes : la dérégulation des banques et entreprises de télécom ; le développement des nouvelles technologies (les ordinateurs, puis internet) ; la libéralisation des marchés de capitaux ; la mondialisation, qui décuple la portée des marchés. Jusqu’aux années 1960, beaucoup d’entreprises étaient encore protégées sur leur marché. A partir des années 1970, la notion de concurrence est devenue encore plus fondamentale. Le conseil en stratégie pousse plus loin la logique du taylorisme, lui fait changer d’échelle : il est appliqué à la firme toute entière… pour faire de la firme un bijou d’efficacité à même d’écraser la concurrence.
On doit l’invention du conseil en stratégie à un homme, Bruce Henderson, qui a fondé le BCG (Boston Consulting Group) en 1963. Il était si convaincu de la nécessité de la concurrence qu’il a crée différentes entités se faisant concurrence à l’intérieur même du BCG—non sans succès, puisque sa meilleure équipe, emmenée par Bill Bain, a quitté le BCG en 1973 pour fonder un autre géant du secteur : Bain & Company.
Grâce au BCG, le conseil en stratégie est devenu la fabrique de l’élite économique. Pour être recruté par le BCG, il ne suffisait pas d’être diplômé de Harvard : il fallait faire partie de la crème de la crème des diplômés des universités de la Ivy League, il fallait être Rhodes Scholar (boursier d’un prestigieux programme d’échange avec Oxford) ou Marshall Scholar (boursier d’un autre programme prestigieux d’échange avec le Royaume-Uni). Encore aujourd’hui, nombre des PDG des grandes entreprises sont les alumni d’un des prestigieux cabinets de conseil en stratégie. Sheryl Sandberg, la COO de Facebook, est une ancienne de McKinsey.
Mais aujourd’hui, le consultant glorieux de cet âge d’or est menacé de toutes part : ce qui a fait sa gloire au 20ème siècle pourrait causer sa perte au 21ème siècle…
Le consulting tel qu’on l’a connu prend l’eau… et se transforme
Tout d’abord , les grands cabinets souffrent d’une érosion de leurs marges. Le conseil “facile” du passé disparaît rapidement car les entreprises refusent désormais de payer au prix fort des prestations de “juniors”. Le “copié-collé” de diapositives Powerpoint et l’application de modèles prêts à l’emploi sont des pratiques entrées dans une crise profonde. Les entreprises demandent de plus en plus de l’expertise pointue et du sur-mesure. Les prestations stéréotypées des consultants “juniors” n’ont plus la cote…
Dans ce contexte, l’offre plus spécialisée provenant de petits cabinets et de consultants indépendants prend de l’ampleur. L’essentiel de l’offre de conseil vient aujourd’hui de structures composées au plus de 3 personnes.
Du coup, les grands cabinets souffrent d’un problème d’attractivité. Les métiers du conseil font moins rêver, car les conditions de vie des consultants ne sont pas en phase avec les aspirations des travailleurs d’aujourd’hui, qui souhaitent plus d’autonomie. McKinsey constituait le graal pour un diplômé d’école de management. Aujourd’hui, ce graal, ce serait plutôt un géant de la Silicon Valley comme Google.
Enfin, la révolution numérique a produit des nouveaux géants qui dévorent pan par pan l’ensemble de notre économie. Ces géants ont la particularité de profiter de rendements d’échelle croissants (plus ils ont de clients, mieux ils les servent). Ils servent des marchés de milliards de consommateurs au plus haut niveau de qualité. Ils ne cherchent pas à serrer les boulons mais à croître en permanence. L’optimisation n’est pas leur objectif stratégique. Ils ne recourent pas aux services des cabinets de conseil.
Depuis quelques années, au moins trois grands phénomènes transforment le consulting tel qu’on l’a connu jusqu’ici.
La fin de la techno-structure : la “plateformisation” du conseil
Le consultant est de plus en plus un prestataire indépendant s’appuyant sur une plateforme. Le lien de subordination entre la structure et les employés est en train de voler en éclat dans toute l’économie. La relation de travail en est transformée dans le conseil comme dans les autres secteurs. Des plateformes comme HourlyNerd ou Clarity se sont développées aux Etats-Unis, qui mettent directement en relation les experts et les entreprises ou les particuliers qui ont besoin de leurs services pour résoudre leurs problèmes. Avec ces plateformes, le consulting cessera sans doute d’être un corps de métier à part : des individus aux expériences diverses, rassemblés et accessibles sur ces plateformes, sont mieux à même de résoudre des problèmes que des consultants dépourvues d’expertise pointue.
Par ailleurs, la structure pyramidale des grands cabinets de conseil n’est plus viable. Le modèle d’affaires de ces cabinets les oblige à se reposer sur une armée de consultants “junior”, dont les rangs s’amenuisent à mesure que l’on s’élève dans la séniorité. La pyramide est donc au coeur du modèle d’affaire des cabinets. Mais parce que les entreprises ne veulent plus des “juniors”, ce modèle ne tient plus. La désintermédiation entre les “expériences” et les “besoins” est donc inévitable, nous explique Arnaud Franquinet, qui a recruté des consultants pendant dix ans avant de lancer une plateforme, WANTMORE.WORK… Voir la vidéo :
La révolution des données rend les consultants traditionnels obsolètes
La révolution numérique a amené avec elle la révolution des données. Pas un jour ne se passe sans qu’un article sensationnel ne soit publié sur les big data et l’essor des data scientists dans les entreprises. Le métier de data scientist (dont les contours sont encore flous) n’a jamais été aussi demandé que l’an dernier.
La proposition de valeur des consultants (aider les entreprises à comprendre quels processes peuvent les aider à optimiser leurs modèles) peut se faire aujourd’hui grâce à l’intégration et l’exploitation de masses de données d’une ampleur sans précédent. Les grandes organisations (publiques et privées) qui reposent sur des montagnes de données, souvent en silos, ne sont souvent pas armées pour intégrer et exploiter intelligemment ces données.
PALANTIR est une entreprise technologique née dans la Silicon Valley qui développe des outils puissants pour aider les entreprises à résoudre leurs problèmes et créer de la valeur à partir de leurs données. Gautier Cloix, un “Palantirien”, nous explique ce que fait Palantir, et comment l’intégration de données disparates peut être un levier de création de valeur puissant. De quoi ringardiser les consultants… Voir la vidéo :
La nécessité de l’innovation radicale : les consultants ne savent pas innover
La révolution numérique a apporté avec elle la mise à mort de l’économie de masse. L’optimisation des process, la recherche de l’efficience et la réduction des coûts que recherchent les entreprises traditionnelles, de plus en plus menacées par les nouveaux entrants, semblent justifier le recours aux cabinets de conseil. Mais le serrage de boulons ne peut pas sauver les entreprises en place des attaques des nouveaux géants du numérique, dont les rendements d’échelle croissants leur permettre de déployer une force de frappe considérable.
Ce dont les entreprises traditionnelles ont besoin, c’est d’innovation radicale, nous explique Miguel de Fontenay. “Le consultant ne sait pas innover. ‘Consultant en innovation’, c’est une oxymore”, dit-il. Après avoir développé les activités de conseil de plusieurs grands cabinets (EY, INEUM devenu KURT SALMON, MAZARS), Miguel a rejoint TheFamily comme associé. Il travaille toujours avec les grandes entreprises, mais il leur propose maintenant de créer des start-ups au sein de TheFamily. Voir la vidéo :
Conclusion : le switch du consultant
Le secteur du conseil subit des mutations profondes. L’âge d’or du consultant incarné par les grands cabinets est terminé. Pour autant, le conseil est loin d’être mort ! En fait, il n’y a jamais eu autant de consultants en tout genre :
- les consultants seront plus souvent des indépendants ou travailleront dans des petits cabinets ;
- on viendra au conseil après des expériences riches plutôt qu’avant, car les entreprises cherchent des expériences et des expertises pointues ;
- les consultants seront plus souvent des slashers, qui font autre chose en plus du conseil.
Grâce au growth mindset, parce qu’ils ont la discipline de travail, l’habitude d’apprendre et une bonne compréhension de la chaîne de valeur, ils sont de plus en plus nombreux à switcher vers l’entrepreneuriat, comme Edouard de la Jonquière, qui a déjà deux startups à son actif -> voir la vidéo “Pitch your switch” d’Edouard :
Parce qu’ils sont “multi-potentiels” et veulent pouvoir exprimer pleinement leur créativité, ils sont souvent slashers. Pourquoi pas artiste et consultant ? C’est ce qu’a fait Marine Arragain, consultante (Bain & Company) et artiste-peintre -> voir la vidéo “Pitch your switch” de Marine :
Finalement, les consultants sont des natural born switchers car ils ont l’habitude d’apprendre et de s’adapter. Le growth mindset, la principale qualité du travailleur du 21ème siècle, n’a pas de secret pour eux. Ils sont donc bien armés pour le switch…
Switch Collective organise une série de conférences “Work As We Know It Is Dead”, consacrée à l’avenir des métiers de la Creative Class. La conférence sur les consultants a eu lieu le 19 avril 2016. La prochaine sera consacrée au métier de journaliste.
Si vous avez manqué la première conférence “Work As We Know Is Dead”, avec Michaël Dandrieux, vous pouvez voir la vidéo ici.
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