ÉPISODE 33

Lost

Hervé Fuchs
Clichés d’une enfance normale
6 min readNov 13, 2023

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Voilà ! Le temps est venu, à quoi d’autre, pouvais-je m’attendre ? Comme tous les matins, je me suis levé, lavé et j’ai déjeuné avec Rosita. Elle m’a préparé mon café noir et sur une petite assiette a déposé mes médicaments, parmi eux, j’en remarque un en forme de cœur. Sa singularité détonne des autres qui sont pour la plupart ronds, insécables et de couleur pastel. J’aimerais croire que les laboratoires pharmaceutiques ont une pensée pour moi, qu’ils m’envoient toutes leur affection et leur vœu de prompt rétablissement. Mais à quoi bon, je sais que rien ne sera plus comme avant, je ne retrouverai plus cette mémoire qui me fait tant défaut ces derniers jours. Rosita m’explique que selon le médecin, je peux entrer dans des périodes plus ou moins difficiles, mais que je ne m’inquiète pas, tout cela reviendra à la normale. Elle ne sait pas mentir, elle se montre forte, sûr d’elle, mais elle n’a jamais su mentir. Je la connais depuis si longtemps qu’elle ne peut rien me cacher, je lis en elle comme dans un livre ouvert. C'est effrayant pour elle, j’admire son courage et je me hais de lui infliger ma maladie, ce long au revoir. Cette histoire ne peut plus durer, elle ne durera pas, mais je le tais à Rosita. Nous convenons de nous retrouver ce soir au restaurant de la plage, elle est ravie, moi aussi, puis je quitte l’appartement en l’embrassant tendrement. Dans ma main, bien au chaud dans ma paume, les cachets fondent, ils ne sont plus qu’un amas de poudre humide et coagulé. Celui en forme de cœur résiste un peu, mais pour peu de temps encore, car je m’en débarrasse dans la première poubelle croisée.

Je ne sais pas quelle direction prendre, à vrai dire, mes journées sont désormais de longues balades sans but avéré. Je n’éprouve plus de plaisir à errer dans les ruelles du barrio, je passe le temps sans joie et je m’impose des heures de marches, évitant ainsi les moments d’apitoiement. Rien n’est plus difficile à supporter que les instants d’inactions, penser est mon nouveau poison, il s’infuse dans mon cerveau et soulève des tempêtes de peur. Je ne veux pas mourir, je ne veux pas sentir la mort rôder autour de moi, puis se poser sur mes épaules. Je ne veux pas être l’élu de cette seconde précise, la suivante étant celle d’un autre, et encore un autre, ainsi tourne la vie. Alors, je marche, un pas après l’autre, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à m’effondrer et à me perdre dans le sommeil. Je suis cet homme qui, tous les matins, promène son chien au même endroit, sur les mêmes trottoirs, dans les mêmes rues. Il accélère le pas comme d’autre le ton, il est en retard ou peut-être que cette promenade matinale est devenue au fil des semaines un fardeau. Le bonheur n’est pas dans toutes nos actions, ce serait bien trop simple. Nous sommes censés aller de l’avant, ne pas trainer, oublier les répits, ne pas s’attarder sur les petits moments partagés comme celui de son chien dont la queue frétille à chaque seuil de porte reniflé. Sans m’en apercevoir, ces petits bonheurs insignifiants m’ont rempli et mis bout à bout, ont fait ma vie, mon enveloppe. Mais que sont-ils lorsque le temps m’est désormais compté ?

Tous les jours, mon équipée matinale se termine immanquablement au kiosque à journaux d’Emilio. C’est un rituel, une étape avant de retrouver mon antre au fond de la laverie. J’achète mon journal, échange quelques mots avec lui et bois une tasse de son café insipide. Puis ce sera le début d’une longue journée, les heures défileront au rythme d’une procession funèbre, la tête basse, les épaules rentrées, les pensées trouées au vent. J’aimerais me souvenir de ces lieux, je reconnais les modèles de voitures garées le long des trottoirs, les façades des échoppes aux pieds des immeubles me sont familières, mais toutes ces images ne se coordonnent plus, ne m’apportent plus aucune information. Je suis perdu, incapable de me souvenir, de me situer dans cet espace qui pourtant n’a pas changé. J’appartiens à cette espèce, nous sommes de la même famille, cependant je me sens étranger. Ce n’est pas comme si je voyageais à l’autre bout de la terre, que je traverserais des lieux inconnus, peuplés d’autochtones dont j'ignorerais les us et les coutumes. Non, je suis chez moi, je vis ici depuis toujours, il me semble à seulement quelques encablures de cette ruelle. Mes jambes ne me portent plus, elles flageolent, se dérobent sous moi et je me laisse aller. Peu importe, je n’oppose aucune résistance, je lâche prise et me laisse rafler.

Des voix sorties de nulle part, me tirent vers la lumière, les mots vibrent en moi, mais je n’en saisis pas le sens. Tous ces visages ne me sont pas étrangers, ils ornent les silhouettes de mes contemporains, ils me rassurent, je ne suis plus seul, perdu dans le tourbillon des oubliés. Quelle différence entre eux et moi, nous errons uni à perpétuité dans cette ronde de damnés, celle des condamnés à disparaitre un jour ou l’autre. C’est dans l’ordre des choses, je ne l’ai jamais oublié, mais l’échéance me semblait si lointaine. Oui, je vais bien, il n’y a pas lieu de s’inquiéter, mais dans le regard de ceux qui me soutiennent, je lis le contraire. Ils n’en sont pas convaincus, je dois leur paraître étrange. Et c’est à la question, où j’habite que leur crainte se confirme, je n’ai plus toute ma tête. Je vis aux abords d’une place, son nom m’échappe, mais il me reviendra, je suis citoyen de cette ville depuis toujours. Ils se résignent à m’assoir sur une chaise à la terrasse d’un bar, je reconnais le patron, mais je ne me souviens plus de son prénom. À ces côtés, je retrouve Kanye West habillé comme le sont la plupart des touristes errant dans le barrio, une chemise hawaïenne aux motifs criards et un short de lin beige. J’aurais aimé l’affubler d’un bob Ricard, mais à quoi bon. Je suis heureux de le retrouver, il peut m’inventer tous les scénarios, je suis preneur, il est le lien avec cette réalité qui s’est enfuie un instant. Je rassure les quelques personnes qui me soutiennent encore, c’est bon, j’ai retrouvé mes esprits, la preuve en est, je suis capable désormais de leur dire que je vis avec ma femme Rosita, place des Gourmettes. Je suis le tenancier du bar et de la laverie, sur la gauche de cette même place, sous le tilleul centenaire. Le patron du bar confirme, il me connait, je viens de temps en temps boire un verre chez lui. Une sirène de pompier retenti, j’entends quelqu’un dire qu’ils arrivent. Mon sang ne fait qu’un tour, le kangourou a compris, il se jette sur moi, me saisit par la main et nous nous enfuyons dans le dédale de ruelles. Je ris, je crie de joie, Kanye West aussi. Nous sommes comme deux gamins insouciants courants dans un labyrinthe de pavés et de vieilles pierres, semant au loin ce monde bien trop sérieux.

[À suivre…]

Épisode paru initialement sur mon blog : https://www.herve-fuchs.fr

Table des matières “Polaroid, clichés d’une enfance normale” est une série littéraire en construction, consulte la table des matières et retrouve les épisodes déjà parus.

Clichés d'une enfance normale

41 stories
Épisode 1, Clichés d’une enfance normale

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