Bob Ricard, Épisode 34, roman feuilleton d’Hervé Fuchs

ÉPISODE 34

Bob Ricard

Hervé Fuchs
Clichés d’une enfance normale
6 min readNov 20, 2023

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Nous sommes comme des chenapans en culotte courte, nous courons et rions à perdre haleine. Ce n’est qu’à quelques pas de la laverie que nous cessons notre course. Nous sommes en sueur, du moins pour ma part, car Kanye West semble frais comme un gardon. À bien y réfléchir, je ne résiste pas à l’envie de lui faire porter ce fameux bob Ricard, j’aime quand il a l’air benêt, qu’il ressemble à l’idiot du village. Bien plus que de mesquines moqueries, c’est ma façon de lui prouver ma tendre affection, cela peut paraître idiot, je l’admets, mais le temps filant, il me plait, je l’aime honnêtement. Par la force des choses, il est devenu mon dernier compagnon, le confident sans confidence, car les mots ne sont plus utiles, il sait sans eux, mes phrases sont les siennes. Nous sommes à l'unisson et nous formons une belle équipe, un tandem improbable dont je suis le seul à en connaître l’existence. À deux, je suis plus fort, rien ne peut plus m’effrayer, ni m’atteindre. Au loin, l’horizon m’attend, il se fend et de ce minuscule interstice, je distingue une douce chaleur, un douillet plus tard. Rien ne sert de comprendre, sentir le moment est bien suffisant, de ce brouillard incertain, je devine une saine attirance, l’heure est venue, je le sais et Kanye West aussi.

Je ne me souviens plus si j’ai fait ma valise ou si elle était prête, toute fois si cette seconde hypothèse s’avérait être la bonne, elle confirmerait que j’ai planifié mon départ. Je n’emporte pas grand-chose, quelques vêtements de rechange, un peu d’argent et des cigarettes. Je quitte mon antre en laissant sur la table une enveloppe pour Rosita. La simple évocation de son prénom m’émeut, me submerge d’un sentiment insoutenable, celui de l’adieu, mais comment faire autrement ? Elle ne m’aurait pas laissé partir, elle ne veut pas que je m’en aille, que je l’abandonne. Ce que je comprends et surtout me déchire, mais ce dernier bout de chemin, je dois l’affronter seul et puis, je ne veux plus qu’elle me voie ainsi, affaibli, diminué. Quant à Emilio, je me souviens encore de lui, par bribes, par petits épisodes, essentiellement des moments de notre enfance, des bouts de plage, des après-midis chez lui ou chez moi vautrés sur les poufs de ma chambre. Je nous entends encore brailler, se chamailler pour des histoires idiotes de gamins… Désormais ma mémoire est de plus en plus sélective et je ne m’explique pas pourquoi je me souviens de telle ou telle chose plus que d’autres. J’aurais aimé emprunter mon pick-up, lui et moi avons tellement de kilomètres au compteur. Ce constat me fait sourire, mais je ne sais plus conduire, du moins c’est ce que prétendent Emilio et Rosita, soutenu par le neurologue qui me suit. Je serais devenu un danger public, un chauffard de la route, moi qui n’ai jamais eu le moindre accident, ni même accrochage de toute ma vie. J’ai bataillé contre leur décision, m’enlever le droit de conduire, c’était me priver de ma liberté, mais le combat fut vain. Je crois que l’âge allant, j’ai perdu le goût de l’affrontement, alors, là aussi, j’ai baissé les bras et je me suis soumis à leur décision.

Kanye West sautille à mes côtés, nous flânons sur le Palacio, le nez au vent, l’humeur guillerette. La gare est au centre-ville, mais si je ne me trompe pas, nous pouvons la rejoindre en suivant la jetée et obliquer sur la gauche au niveau du casino. Nous avons le temps, le train est annoncé en fin d’après-midi, je ne suis plus pressé. Le temps n’a plus vraiment d’importance, c’est une notion abstraite à laquelle j’ai été tenu, mais j’en ai perdu le sens. Je me nourris des images de la ville, mes oreilles s’emplissent de sa cacophonie, de son chahut permanent et je la renifle à grandes bouffées. Son odeur est nauséabonde, rance comme une cave humide, heureusement, l’océan proche balaie par instant son relent de misère. Je suis un étranger débarquant d’un monde que je ne situe plus sur une carte, je suis là par inadvertance, sans décision de ma part, sans désir non plus. Un amnésique, voilà, je suis un amnésique lâché par erreur dans une jungle dont j’ai perdu les règles du jeu, les codes en vigueur pour y survivre. Je dis par erreur, car cela ne peut être qu’un malentendu, la vie ne peut se vivre qu’avec adhésion et compréhension, sans quoi, la mort est sa seule issue. Et toi Kanye, tu en penses quoi ? Il n’en pense rien, il ne m’accompagne pas pour avoir une opinion, sinon, je ne lui ferais pas porter ce bob Ricard qui le dépeint si gentiment idiot.

Sur le trottoir, je me heurte aux passants, je ne comprends plus l’organisation naturelle de la circulation. Je me suis inséré dans la file de ceux qui marchent dans l’autre sens, je les gêne, certains m’évitent de justesse par une pirouette sur le côté, d’autres râlent et crachent entre leurs dents l’agacement que je leur inspire. Mais je crois surtout qu’ils sont habités par la frousse, être dans le rang, dans la bonne file apaisent les craintes et dessinent un semblant de paix. C’est dans l’ordre naturel des choses, la surprise, l’aléatoire ou l’incident n’y ont pas leur place, ils sont honnis, sinon le chaos s’installerait et avec lui, la peur et l’incertitude régneraient. Et quoi de plus terrible que de n’avoir rien à se raccrocher, d’être sur le qui-vive en permanence, sur la défensive afin de protéger ce qui aux yeux de tous est l’essentiel, notre souffle. C’est une main ferme, posée sur mon épaule, qui me rattrape in extremis et me ramène sur le trottoir, les voitures filent, se faufilent, klaxonnent, s’invectivent et je les ai oubliées. L’homme court vers, je ne sais quoi, il me jette un regard réprobateur, je ne suis plus un enfant, je dois faire attention, puis, il me laisse en plan, poursuit sa route, pressé par ce temps qui lui manque tant. Tout n’est pas perdu, l’empathie est encore de ce monde, quant à Kanye West, il me rabroue de ses yeux doux. Nous arrivons à la gare centrale, un court moment, je m’interroge sur ce qui m’amène en ce lieu. Oui, tout ceci n’a plus vraiment de raison d’être, ai-je décidé de partir ? Le sac que je porte à bout de bras me ramène à ma vie, à ma décision de fuir. Dans le hall, les trains au départ sont affichés, j’ai dans la poche de mon pantalon un aller simple pour Réalito. Je ne reviendrai plus, à quoi bon, mon temps ici est passé. Il me reste encore quelques heures à attendre. Sur le quai, les bancs sont vides, celui au bout est en plein soleil, je m’y assois et profite de la douce chaleur de ses rayons. Lorsque plus tard, le train entre en gare, j’aimerais crier “à nous deux Réalito”, mais le cœur n’y est pas. J’aperçois mon reflet dans les vitres des wagons qui peinent à stopper, je suis sur ce banc désormais à l’ombre et je découvre que je porte bravement sur ma tête ce fringant bob Ricard.

[À suivre…]

Épisode paru initialement sur mon blog : https://www.herve-fuchs.fr

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Clichés d'une enfance normale

41 stories
Épisode 1, Clichés d’une enfance normale

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