Troisième œil, épisode trente-cinq

ÉPISODE 35

Troisième œil

Hervé Fuchs
Clichés d’une enfance normale
5 min readNov 27, 2023

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Le visage posé sur la vitre, je suis resté debout tout le long du voyage, ne voulant perdre aucune miette du paysage. Je n’ai pas pris ce train depuis des années et je découvre que beaucoup d’endroits ont changé, certaines gares ont été réhabilitées, de nouveaux ronds-points ont été construits, certaines maisons également, mais peu importe, je retrouve ce plaisir du voyage, ce lent passage d’un lieu à un autre. Je ne suis pas pressé d’arriver, bien au contraire, j’aimerais prolonger ce moment, cet entre-deux où je m’envisage avec délice. Je suis ce passager vers un ailleurs de joie qui m’attend les bras ouverts et comme l’enfant, le soir de Noël, je fais durer le plaisir avant l’ouverture des cadeaux dont je connais par avance la nature. Il n’y a pas de surprise, mais la douce attente me fait monter l’eau à la bouche. Ce que je préfère dans les voyages est sans doute le trajet, cet allant suspendu vers un ailleurs à découvrir, puis, comme à chaque fois, celui-ci s’organisera en une routine réconfortante. Ma vie entière n’aura été qu’un long transit, j’aurais été le spectateur du tourbillon, de l’agitation incessante du monde qui m’encercle et qui, de guerre lasse, m’aura finalement étouffé.

Réalito, cinq minutes d’arrêt. Le haut-parleur me sort de ma torpeur, de mon rêve à yeux ouverts. J’ai oublié que je me rends ici, que cette petite ville est ma destination finale et c’est heureux, sinon je serais resté collé à cette vitre sale entre deux wagons, perdu dans les lignes du paysage défilant sous mon regard absent. Je me serais laissé aller, bercé par la rythmique métallique des roues du train accrochées aux rails, serpentant sur le ballast à travers les collines, tranchant l’intimité de la nuit jusqu’à la frontière. Le terminus est bien au-delà de cette ligne définissant les limites du territoire. Seule la langue pourrait nous différencier et encore, je pense que l’on se comprendrait par un moyen ou un autre, nous avons l’humanité en partage.

Sur le quai, mon grand-père et ma grand-mère m’attendent, je ne les ai pas vus depuis un bail, je crois, si je puis dire, que la dernière fois était lors de leur enterrement respectif. Oui, j’avais pleuré de tout mon saoul, ne retenant aucune larme. Je n’avais jamais été autant déchiré, mon chagrin s’était déversé à n’en plus finir, charriant à son passage des tonnes de regrets, de tristesse retenue depuis si longtemps. Ils me sourient, je devine dans la manière qu’ils ont de me détailler, qu’ils cherchent à savoir si j’ai changé, si je serai devenu quelqu’un d’autre, un, je ne sais qui, que la vie aurait abimé et qu’ils n’aimeraient pas. Mais très vite, ils sont rassurés, je suis toujours cet enfant qu’ils ont choyé, comment pourrait-il en être autrement, ce sont eux qui m’ont élevé, qui m’ont construit, donné suffisamment de force pour affronter ce qui serait mon avenir.

Mon grand-père me propose de porter mon sac, ma grand-mère me demande si j’ai faim. L’émotion est trop forte pour que je puisse leur répondre, oui, j’ai faim, je crève la dalle et ce n’est pas la peine de prendre mon bagage, Kanye West s’en charge. Les portes du train se referment lentement, lourdement, il se remet en route et se perd dans la nuit. Pendant que je passe mon bras autour du cou de ma grand-mère, j’entends, derrière moi, mon grand-père qui demande à Kanye West, si nous avons fait bon voyage. Oui, très bien, si ce n’est que le train était bondé, que nous n’avions pas de places assises…, lui répond-il. Puis, il ajoute qu’il est heureux d’être de retour au pays qui l’a vu naître, de les retrouver et qu’il a hâte de passer à table, car lui aussi, son estomac crie famine. Il poursuit un ton plus bas, vous savez Joseph ne va pas très bien en ce moment. Ce à quoi, mon grand-père, rassurant, lui confie qu’il est au courant, qu’il ne s’en fasse pas, il prend désormais les choses en main.

Ici, rien n’a vraiment changé, l’air en soirée est toujours aussi doux et au loin, les oiseaux de nuit se chamaillent pour une raison qui me sera toujours inconnue. Enfant, lorsque j’arrivais à Réalito pour passer l’été, j’étais empli d’enthousiasme. Ma faconde était un barrage rompu en amont, elle jaillissait sans retenue et mon grand-père, qui souvent venait me chercher seul à la gare, me laissait dire. Il m’écoutait attentivement, un sourire bienveillant devant ma volubilité débordante que pour rien au monde, il n’aurait osé interrompre. Nos retrouvailles passaient toujours par ce moment fébrile, des mots lâchés sans considération, sans retenue, se heurtant à mes lèvres, écorchant le sens même des phrases. Le temps perdu de toutes ces semaines de séparation était à combler, à rattraper pour donner l’illusion que l’on s’était quitté la veille. Désormais, j’ai une vie à raconter et je ne sais plus par quel bout commencer.

Nous marchons côte à côte, mon grand-père sur ma gauche, ma grand-mère sur ma droite, tous deux m’agrippent par les coudes et m’écoutent attentivement, je leur parle tant et tant. Le kangourou, quant à lui, longe le ruisseau et nous guide sur cet étroit chemin à l’aide d’un trait de lumière jaillissant de son front. Cette lueur éclatante est comme un laser fluorescent, son faisceau fouille au loin les buissons, balaye les arbres et tranche la nuit. Ce troisième œil est celui par lequel prend vie la conscience, il est le chemin vers la vérité, il illumine la connaissance de soi et nul ne peut le tromper. C’est à travers lui que le monde m’apparait, qu’il se révèle tel qu’il est, sans fioritures, sans falbalas ou embellissements grotesques. Je vois enfin, pour l’heure ce ne sont que des silhouettes, des mouvements dans la nuit, le bruissement insaisissable d’ombres. Elles sont à l’affut, elles virevoltent tout autour de notre petit groupe, je sens leur présence, parfois, elles frôlent mon visage, l’effleurent à peine et leur contact est doux comme les ailes d’un ange. Je me trompe, ce ne sont que des chauves-souris, le pays en est infesté et elles sont peureuses, elles fuient la présence des hommes. Ah Kanye West, ce troisième œil me guide enfin vers la vérité, je n’ai plus le temps de me mentir, de me vêtir de ses mensonges si seyants. Au loin, je distingue une lumière qui m’est familière, sous la véranda, Aurel, mon père et ma mère se réjouissent de nous accueillirent.

[À suivre…]

Épisode paru initialement sur mon blog : https://www.herve-fuchs.fr

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Clichés d'une enfance normale

41 stories
Épisode 1, Clichés d’une enfance normale

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