Aurel épisode 32, Clichés d’une enfance normale d’Hervé Fuchs

ÉPISODE 32

Aurel

Hervé Fuchs
Clichés d’une enfance normale
5 min readNov 5, 2023

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Je me sens idiot, ridicule, mais soulagé. Soulagé que ce ne soit que mon père et mon oncle. Eux sont goguenards, la situation les a amusés, qu’un fils ne reconnaisse pas son père devrait pourtant les questionner. Mais rien, ils font bonne figure, se cachent derrière leurs rires pour dissimuler le grotesque de la situation. Pour ma part, je les laisse dire, je ne suis qu’un enfant et je n’ai pas voix au chapitre. Nous remontons dans la voiture, je me cale entre eux sur la banquette avant du Dodge. Au passage, Alessandro me passe la main dans les cheveux et me décoiffe, c’est sa manière à lui de me réconforter, peut-être aussi de me dire qu’il est fière de moi, j’ai parfaitement suivi ses consignes, ne jamais monter dans la voiture d’un inconnu. À notre arrivée chez nous, j’aperçois ma mère sous la véranda qui s’affaire à mettre la table. À notre vue, elle nous ignore et retourne dans la cuisine. Je sens que l’ambiance ne va pas être au beau fixe, Aurel et Alessandro l’ont également sentie, ils cessent de discutailler et le silence s’installe. Mon oncle hésite à descendre du pick-up, mais mon père insiste pour qu’il déjeune avec nous et je m’y mets aussi, car je sais que la colère de ma mère n’éclatera pas tant qu’il sera là. Ce ne sera que partie remise, mais l’orage tombera quoi qu’il en soit.

Le repas se déroule sans qu’aucun ne s’adresse la parole, par défaut, je deviens le centre d’intérêt de tous, la discussion tourne autour de moi, je suis l’innocent de l’histoire, celui qui les lie et ne mérite pas la haine qu’ils se vouent. Mon refus de monter dans le Dodge n’a pas fait rire ma mère, son visage est fermé, à peine si elle a salué Aurel. Sa simple présence plombe l’atmosphère, elle le sait et en abuse, c’est sans doute sa façon de se venger, de leur rappeler qu’elle existe, qu’elle n’est pas simplement là pour tenir la maison et leur faire à manger. Que mon père découche ne la dérange pas, au contraire, la vie sans lui est bien plus douce, mais elle ne supporte plus son attitude, sa manière de la considérer. L’enfant que je suis ne discerne rien de la guerre qu’ils se sont déclarée, des batailles sourdes qu’ils s’infligent, parfois à mon détriment, mais peu importe. J’aimerais les voir rire à nouveau, comme ils le faisaient avant, il y a longtemps maintenant. Je le regrette, mais je ne sais pas encore qu’ils s’acharnent à détruire les derniers instants, sans cessez-le-feu possible, leur rupture est inévitable, car aucun ne capitulera, ils se sont engagé sur le chemin du non-retour.

Alessandro nous abandonne prétextant qu’il se sent sale et qu’il doit prendre une douche. La fuite est la meilleure offensive, mais il sait que ce n’est que reculer pour mieux sauter, ma mère ne lâchera rien, quoi qu’il fasse, elle trouvera toujours le moment pour l’acculer et lui déverser son fiel. Elle ne lui réclamera pas un peu d’amour, car elle serait obligée de s’interroger sur le sien, mais du respect, de la considération. Au moment de quitter la véranda, je saisis au passage ce regard entre mon père et son frère Aurel. Il n’est pas amical, vu par mes yeux d’enfant, je n’en comprends pas le sens, ce n’est qu’aujourd’hui, adulte, que je pourrai dire qu’il exprimait une montagne de rancœur. Toute fois, à table, sans mon père, l’ambiance ne s’améliore pas, les anges passent, repassent, et les mots ne viennent pas. Ma mère a cette acuité de mettre mal à l’aise ceux qu’elle n’aime pas et mon oncle Aurel n’entre pas dans le cercle des personnes qu’elle estime. Je l’ai souvent entendu dire des méchancetés à son sujet, n’hésitant pas à le rabaisser plus bas que terre lorsque Alessandro avait le malheur de prononcer son nom. Moi, je l’aime bien, je ne le vois pas fréquemment, autant dire jamais, mais j’apprécie sa compagnie.

Aurel s’agace, lui aussi aimerait ruer dans les brancards, renverser la table, crier à la face de ma mère le fond de sa pensée, mais il s’abstient. Il cherche peut-être à me protéger, à ne pas m’infliger les ressentiments qu’ils gardent tamis en lui pour une raison que j’ignore. Je perçois qu’entre eux, la blessure est si profonde qu’elle ne se cautérisera jamais, mais pour l’heure, chacun se contient et Aurel, à son tour, quitte la table sans piper mot. Je l’observe traverser le petit pont qui enjambe le ruisseau, monter dans le Dodge et démarrer en trombe. Mon attention va et vient entre mon oncle et ma mère, celle-ci a désormais son regard perdu sur la table, ses pensées semblent se perdre sur son assiette vide, les couverts épars, les restes de tranches de pains à peine rompus. Je pense que les relations adultes sont compliquées, incompréhensibles pour un gamin de mon âge, je ne peux qu’assister à la scène, les bras ballants, poser des questions m’est interdit. Ce n’est pas présenté ainsi, mais je sens que si j’osais l’interroger, je la ferais encore plus souffrir, peut-être même qu’elle se mettrait à pleurer et pour un jeune enfant voir les larmes de sa mère est terrible, inconcevable. Je ne saurai pas comment la consoler, je suis trop petit pour jouer ce rôle, je n’ai aucune expérience en la matière, personne ne m’a appris comment faire, depuis longtemps, je garde mes larmes pour moi. Alors, je m’abstiens, j’enfouis en moi toutes les interrogations dont je serai en droit d’obtenir une réponse. Je me convaincs que grandir n’est pas une belle chose, que le monde des adultes n’est pas beau, qu’il est trop compliqué pour espérer qu’un jour, je le rejoigne.

En enfant bien élevé, j’empile la vaisselle sale et l’emporte sur la paillasse de l’évier. Je fais de nombreux aller-retours, tous les prétextes sont bons pour éviter le face-à-face avec ma mère. À l’étage, j’entends Alessandro sortir de la salle d’eau, je sais que je dois disparaitre, me soustraire à leur affrontement. Dans ma chambre trône en roi sur mon lit l’ami Kanye West. Je le saisis par une patte et quitte la maison par la porte de derrière, sous la véranda le combat a déjà commencé. Je gravis la colline qui surplombe notre maison, le chemin est escarpé, à certains passages, je me plie en deux pour éviter que la broussaille ne me déchire la peau. Tout au bout du sentier, un pic rocheux plonge sur le désert, encore quelques efforts et j’arrive au sommet du piton. Je m’assois, les jambes ballantes au-dessus du vide, le kangourou me serre dans ses bras. À mes pieds, le désert m’appelle, sa voix est douce, son horizon m’aspire, je m’y noie doucement.

[À suivre…]

Épisode paru initialement sur mon blog : https://www.herve-fuchs.fr

Table des matières “Polaroid, clichés d’une enfance normale” est une série littéraire en construction, consulte la table des matières et retrouve les épisodes déjà parus.

Clichés d'une enfance normale

41 stories
Épisode 1, Clichés d’une enfance normale

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