VIDÉO / Le labo du Dr Bull

TABLOÏD
8 min readFeb 20, 2019

JULES FALARDEAU / MANU CHATAIGNER

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Depuis la mort de Gerald Bull, le 22 mars 1990 à Bruxelles, en Belgique, les théories pleuvent. Mais comme dans toutes bonnes histoires impliquant les services secrets, la vérité ne sortira peut-être jamais puisque les organes d’espionnage et de contre-espionnage sont des institutions très opaques régies par…le secret. On a soupçonné la CIA, le Mossad israélien, le MI6 (services secrets britanniques), l’Iran, l’Irak ou parfois même le Chili, d’être à l’origine du meurtre du spécialiste en balistique.

L’histoire incroyable de ce spécialiste en balistique a depuis fasciné les journalistes d’enquête du monde entier et c’est par un drôle de hasard que je m’y suis intéressé. Quand j’étais jeune, nous allions faire du vélo de montagne jusqu’à un endroit que nous appelions « la cabane à Bull », perché sur un sommet. Tout ce que je savais, c’est que Bull fabriquait des canons et qu’il s’était fait assassiner par le Mossad. J’apprendrai beaucoup plus tard que cette cabane était en réalité le radar de la Space Research Corporation.

Une carte de la Space Research Corporation à Highwater, Québec. (Photo: Space Research Corporation)

Adulte, j’avais encore de la difficulté à croire qu’un scientifique canadien résidant à Highwater, tout petit village d’Estrie, ait pu faire partie d’une histoire mondiale d’espionnage impliquant des services secrets de plusieurs grandes puissances. J’ai continué à m’y intéresser de manière épisodique jusqu’à ce je me décide à entrer en contact avec l’un de ses fils, pour voir ce qu’il restait des installations de recherche spatiale dans la région.

Je ne prétends donc pas vous livrer la vérité ici. Je m’attarde à creuser et tenter de vulgariser les allégations de Robert Bull évoquées dans « Le Labo du Dr Bull ».

Les médias visent Israël

Si les théories concernant la CIA ou le MI6 sont des pistes à ne pas négliger, la théorie généralement acceptée et véhiculée dans les médias est celle du Mossad. Gerald Bull aurait été éliminé par le contre-espionnage israélien pour l’empêcher de mener à terme un canon gigantesque, Projet Babylon, qu’il développait pour le compte de Saddam Hussein. L’État hébreu se serait senti menacé militairement.

Le super canon. (Photo: Space Research Corporation)

Mais cette théorie comporte certaines failles, comme le suggère Robert Bull dans notre reportage. La principale réside dans le fait que le super canon n’avait que très peu d’intérêts stratégiques du point de vue militaire puisqu’immobile, difficile à construire, lent à recharger (vous n’aviez pas intérêt à rater votre cible) et facile à détruire pour une aviation ennemie aussi aguerrie que celle d’Israël. Le super canon devait plutôt servir à concrétiser le vieux rêve de Gerald Bull, c’est-à-dire de tirer un satellite en orbite. Ce projet aurait évidemment fait de Saddam Hussein un nouveau joueur dans l’espace.

Saddam Hussein. (Photo: Wikimedia Commons)

Selon le journaliste Normand Lester, qui a écrit le livre « L’affaire Gerald Bull, les canons de l’apocalypse » et qui signe un balado en plusieurs épisodes sur le sujet, la thèse du Mossad est à privilégier justement à cause du potentiel spatial du super canon. Pour éviter que l’Irak ne devienne une puissance spatiale dans la région, le Mossad aurait empêché sa construction en éliminant son architecte avec l’assentiment de la CIA. Toujours selon Lester, il existait déjà divers précédents d’assassinats de scientifiques collaborant avec les pays arabes par le Mossad et dans ce cas-ci Israël possédait un motif suffisant pour agir.

(Photo: Éditions du Méridien)

L’ancien correspondant du Sunday Times de Londres et auteur du livre « Bull’s Eye », James Adams, privilégie également la thèse du Mossad mais remet en question la version officielle. Il évoque l’idée que l’État d’Israël aurait fait de Gerald Bull un exemple, en montrant aux autres scientifiques ou marchands d’armes, comment étaient traités ceux qui collaboraient avec les ennemis de l’État hébreu.

(Photo: CreateSpace Publishing)

Une commande britannique?

Robert Bull croit plutôt que les Services Secrets britanniques l’auraient éliminé parce que que son père « savait quelque chose de trop ». « On n’entend pas [cette thèse], parce que c’est trop difficile à comprendre », ajoute-t-il.

J’ai compris ce qu’il voulait dire en creusant cette théorie; il apparaît autant de nouvelles questions au fur et à mesure qu’on trouve des réponses. Si cette théorie est un peu moins populaire, elle n’est pas non plus à balayer du revers de la main pour Normand Lester.

Selon cette thèse, Bull père aurait eu accès à des informations compromettantes sur le gouvernement de Margaret Thatcher en lien avec la vente d’armes illégales durant la guerre Iran-Irak de 1980–1988, alors que le gouvernement anglais contrevenait à sa propre politique d’embargo à l’égard du régime de Saddam Hussein.

C’est en faisant affaire avec la compagnie Poudreries Réunies de Belgique (PRB), qu’il voulait acquérir éventuellement, que Bull a découvert ces informations sensibles. PRB livrait illégalement à l’Irak du combustible à fusée et l’achat de la compagnie par Bull lui aurait donné accès aux livres et aux preuves impliquant le gouvernement anglais.

(Photo: Archives)

Le gouvernement de Madame Thatcher (ou la CIA selon les versions) aurait manoeuvré pour qu’une compagnie nommée Astra Holdings achète PRB pour tenter d’étouffer l’affaire. Suite à cette manoeuvre, Bull commençait à discuter avec un ancien directeur d’Astra Holdings, un dénommé Christopher Gumbley, afin de mettre en commun leurs informations compromettantes sur le gouvernement Thatcher.

Une autre mort suspecte

Gerald Bull meurt sous les balles juste à l’extérieur de son appartement de Bruxelles, le 22 mars. Neuf jours plus tard, un journaliste anglais spécialiste des questions de défense est retrouvé pendu dans le garde-robe de sa chambre d’hôtel. Rapidement, cette mort est considérée comme accidentelle à la suite d’un jeu érotique.

Jonathan Moyle, 28 ans, travaillait pour le magazine Defence Helicopter World. Dans le cadre d’une enquête qu’il menait sur un marchand d’armes au Chili, il aurait mis la main sur des informations incriminant le gouvernement anglais dans une affaire de vente d’armes illégales avec l’Irak. Des années plus tard, la justice chilienne conclut finalement à un assassinat.

Jonathan Moyle (Photo: Wikimedia Commons)

Les informations continuent de sortir, amenant certains à relier la mort de Moyle avec celle de Bull. En 1998, un ancien directeur de Astra Holdings, Gerald James, devenu lanceur d’alerte, accuse le gouvernement anglais devant les tribunaux dans l’affaire du trafic d’armes illégales avec l’Irak. Le public anglais commence à entendre parler d’un personnage sombre, Stephan Adolphus Kock, ancien membre du CA de Astra mais aussi ancien SAS anglais (forces spéciales) opérant comme espion pour le gouvernement Thatcher.

Stephan Adolphus Kock (Photo: WikiSpooks)

En 2012, de nouvelles informations apparaissent encore dans ce dossier lors d’un autre procès, celui d’un homme d’affaires chypriote nommé Asil Nadir. Accusé de vol et de fraude par la justice anglaise, Nadir était lui aussi impliqué dans les ventes d’armes illégales à l’Irak.

Un rapport inédit de la CIA

(Photo: WikiSpooks)

La défense présenta un rapport inédit de la CIA dans lequel on décrit l’assassinat de Bull et de Moyle. Ce document confirme l’implication directe de Stephan Adolphus Kock, le présentant comme l’homme des sales boulots de Mme Thatcher dans toute cette histoire. Il aurait engagé d’anciens collègues des forces spéciales britanniques et du MI6 pour neutraliser Bull et Moyle et il est légitime de penser que Kock, vu sa position, aurait pu détruire les preuves incriminantes pour le gouvernement anglais autant chez Astra que chez PRB. Les deux compagnies tomberont toutes deux en faillite par la suite.

Quant à ce fameux rapport, il en existerait deux versions. Une version caviardée avec pages manquantes a été présentée au public par la CIA grâce à la politique américaine de déclassification de documents. L’autre version, non caviardée, aurait été coulée par une lanceuse d’alerte nommée Olivia Frank, citoyenne anglaise qui espionnait jadis en Allemagne pour le compte du Mossad.

Pour ceux que ça intéresse, on peut consulter une analyse détaillée sur la provenance de ce document, sa véracité et son contenu. En discutant avec Normand Lester de ce rapport de la CIA, il lui apparaît étrange que ce document secret ait pu être transmis à un pays étranger (Israël), même allié, puisqu’il porte la mention « NOFORN-NOCONTRACT» c’est-à-dire à ne pas divulguer à un pays étranger ou à un contractant/consultant externe.

(Photo: WikiSpooks)

Lester admet quand même que l’histoire du super canon était dérangeante pour Margaret Thatcher. Elle serait même intervenue personnellement pour faire arrêter toutes procédures sur les enquêtes en lien avec le super canon. Lester traite abondamment de cet aspect dans le second épisode de son balado sur l’affaire Bull.

Finalement, on peut se demander à qui profite le crime ? Une chose est sûre, et là-dessus sont d’accord Normand Lester, Robert Bull et l’auteur de ce texte; peu importe qui a orchestré l’assassinat de Gerald Bull, ça faisait l’affaire des Anglais, des Américains et des Israéliens.

Il reste encore aujourd’hui beaucoup de questions sans réponses dans l’une ou l’autre des théories sur la mort du scientifique canadien. Si une enquête honnête était ouverte ou si on pouvait authentifier ce rapport non caviardé de la CIA, on pourrait sans doute faire la lumière sur cette affaire mais comme je le disais précédemment, dans les histoires d’espionnage, on peut rarement affirmer quelque chose parce qu’il y règne toujours une culture du secret.

Il reste quand même des faits. Oui, Gerald Bull a été éliminé parce qu’il dérangeait. Oui, le Royaume-Uni et les États-Unis ont vendu illégalement des armes à l’Irak. Oui, le super canon aurait fait de Saddam un gros joueur au Moyen-Orient. Oui, Mme Thatcher était embêtée par les histoires du super canon et ses ramifications. Oui la compagnie PRB a été rachetée par Astra Holdings, dirigé par un ancien SAS, et toutes deux ont fait faillite rapidement. Oui, la mort de Bull arrangeait un peu tout le monde. Oui, le Mossad assassinait (et assassine encore) des scientifiques. Et oui, Bull détenait des informations sensibles sur les secrets militaires de plusieurs pays.

Pour le reste, on ne peut que spéculer.

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