Christine Lemus

Profession : social justice warrior

TABLOÏD
8 min readApr 13, 2018

VANESSA DESTINÉ

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Ils ont les réseaux sociaux comme terrain de jeu. Ils carburent aux likes, aux partages et à l’engagement de leurs communautés. Les social justice warriors sont des influenceurs qui vous vendent un rêve, celui d’une société juste et inclusive. Mais attention, si vous avez le malheur de remettre en question les enseignements de ces champions du cybermilitantisme, vous pourriez y laisser un peu de votre santé mentale.

C’était en mars 2017. J’ai quitté un groupe Facebook secret, un safe space (espace sécurisé) destiné aux femmes racisées et aux femmes autochtones. J’étais excédée.

Je pensais avoir trouvé une communauté exempte de violence et de discrimination, à l’abri des systèmes oppressifs (racisme, sexisme, etc.) qui alourdissent la vie en société pour bon nombre d’entre nous.

J’ai plutôt découvert un espace où les rapports hiérarchiques avaient été reconduits de manière insidieuse avec pour résultat qu’on idolâtrait les uns et qu’on cassait les autres.

Un groupe secret, gardien de la pensée unique où la loi du « avec nous ou contre nous » était appliquée sans nuances, sans discernement.

Dans ce groupe, j’ai réalisé que derrière des messages appelant à la force et à l’empowerment, il y avait beaucoup de colère, de peine et d’amertume, des sentiments témoignant de la difficulté à se tailler une place dans un monde parfois hostile à la différence.

Comprenez-moi bien, je ne remets pas en question la légimité des safe spaces; ils constituent souvent un dernier retranchement pour les personnes marginalisées. Mais le fait est que contrairement aux fraternités ou aux groupes de thérapie, l’encadrement est laissé à l’ensemble des membres, dont certains sont très vulnérables. Une situation qui peut mener à bien des dérapages.

Vous pensez que j’exagère ? Sachez que certains de ces groupes ont capté l’attention du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV), qui observe leur évolution.

« Ces endroits construits pour respecter les sensibilités des gens deviennent plutôt des lieux où on limite le spectre des discussions. Tout ce qui est à l’extérieur devient “problématique”. C’est de l’aliénation idéologique, vraiment similaire à ce que l’on retrouve dans l’extrême droite », indique Maxime Fiset, ex-néonazi devenu chargé de projet au CPRMV.

Cette aliénation idéologique, Élise* l’a vécu de près. La jeune femme, engagée socialement et membre de la communauté LGBTQ+, a fait partie de plusieurs groupes secrets sur Facebook pour la plupart associés aux valeurs de la gauche.

Ce qui est particulier avec Élise, c’est qu’elle a un double statut : celui de bourreau et de victime.

Elle a commencé ses premières armes de militante au début de sa vingtaine dans un groupe secret consacré…au maquillage.

« Je ne me sentais pas bien dans la vie, j’étais seule et je pensais que ça me ferait du bien de voir d’autres personnes bien dans leur peau », raconte-t-elle en évoquant le body positive movement, un courant qui vise à célébrer le corps sous toutes ses formes sur les réseaux sociaux.

Comme le groupe était aussi à vocation féministe, Élise a commencé à faire des publications plus engagées, notamment sur la culture du viol. C’est à ce moment qu’elle a reçu une invitation pour faire partie d’un autre groupe composé d’une centaine de personnes, majoritairement des femmes dites marginalisées.

Le groupe en question avait été créé pour dénoncer les propos « problématiques » (racistes, homophobes, sexistes, transphobes) repérés dans les médias ou formulés sur les réseaux sociaux.

« C’était vaste, on pouvait chialer sur des tatas qui disaient des choses qui ont pas d’allure », explique Élise en ajoutant que le groupe avait souvent recours au call out.

« Je dénonçais la culture du viol sur ma page Facebook personnelle pis je me faisais attaquer par des tatas. Je prenais des captures d’écran, je les mettais dans le groupe Facebook et la gang venait à ma rescousse », relate Élise.

Les membres du groupe se faisaient aussi un devoir de « redresser » les personnalités publiques, notamment les féministes déclarées considérées comme trop modérées et/ou privilégiées.

Vous trouvez que la chroniqueuse Judith Lussier tape trop fort sur le clou du féminisme? Pas eux.

Le modus operandi était souvent le même : polluer le fil Facebook de la personnalité ou encore multiplier les messages dans sa boîte de messagerie privée, prendre des captures d’écran de ses réponses, puis les repartager pour crucifier la personne sur la place publique.

Exemple d’une intervention auprès d’une animatrice accusée d’avoir tenu des propos transphobes

Élise reconnaît avoir elle-même pris part à ce qu’elle qualifie maintenant de « régime de terreur ».

« On pouvait être trente en même temps à écrire en privé à une personne. Quand j’attaquais des personnalités, je sentais que je faisais partie de la gang, je sentais que j’étais meilleure que les autres », confie-t-elle.

C’était avant que son groupe ne commence à se manger de l’intérieur. Les profils des membres existants ont commencé à être passés au peigne fin par une petite clique qui faisait la pluie et le beau temps à l’intérieur du safe space.

Une afroféministe particulièrement zélée a encouragé la mise en place d’une culture de délation pour dénoncer celles qui avaient eu des comportements « problématiques » par le passé.

Des exemples ? Une fille qui se fait tourmenter parce qu’elle est souverainiste (la souveraineté étant ici associée au racisme). Une autre qui se fait ramasser parce qu’elle a eu des dreads en 2004 (dreads = appropriation culturelle).

Même le groupe de maquillage n’était pas épargné. « Si tu mettais une photo d’un rouge à lèvres associé à une compagnie qui teste sur les animaux ou qui offre pas un range de couleurs inclusif, tu te faisais harceler pendant des jours », explique Élise.

Les critiques allaient du call out au sein même du groupe à la création de memes (image satirique) destinés à humilier les personnes prises en faute.

« Je suis moi-même devenue une cible parce que j’ai commencé à dire qu’on allait trop loin, raconte la jeune femme. Ils me disaient de fermer ma gueule et ils ont commencé à faire des memes sur moi chaque jour alors qu’ils savaient que j’étais dépressive et suicidaire. »

Les multiples confrontations au sein du groupe ont fini par mener à son implosion. Élise a essayé de fréquenter d’autres safe spaces qui promettaient un meilleur climat. Mais à chaque fois, explique-t-elle, des leaders s’imposaient et finissaient par instaurer une dictature.

FUCK TOUTE

Les groupes cybermilitants comme ceux fréquentés par Élise pullulent sur le web. On en trouve pour les féministes, la communauté LGBTQ+, les défenseurs de droits des animaux, etc.

Selon Maxime Fiset, leur multiplication est survenue dans la foulée du printemps étudiant 2015, le P15.

Vous l’aviez oublié, hein? Rappelez-vous, le P15 avait été lancé pour contester les mesures d’austérité mises en place par le gouvernement libéral.

On espérait aussi que la mobilisation, censée rallier différents pans de la société québécoise, permettrait de sortir la province de sa torpeur en menant une bataille sur plusieurs fronts (rapports hommes-femmes, environnement, racisme). Bref, des enjeux associés à la gauche « inclusive ».

Or, les revendications de P15 n’ont jamais été en mesure de s’imposer dans le discours public au même titre que celles du printemps érable de 2012. Le public, la classe politique et les médias n’avaient que très peu de sympathie pour les « bébés gâtés » qui scandaient « fuck toute » dans les rues de Montréal.

La colère des militants, moquée et honnie dans l’espace public, s’est donc transposée sur le web et s’est établie en puisant dans le discours des luttes intersectionnelles.

Ce qui caractérise cette forme de cybermilitantisme c’est la présence d’une culture performative où la performance est associée aux call out, explique Maxime Fiset.

« La dynamique tourne autour d’un certain noyau de personnes très influentes qui vont gagner souvent beaucoup de ce qu’on appelle des “points militants”. Ils vont s’imposer par leur charisme, leurs idées; ce sont souvent des innovateurs idéologiques. »

Pour M. Fiset, il ne fait aucun doute que les éléments les plus actifs de cette gauche idéologique peuvent emprunter le même chemin menant à la radicalisation que ceux qui évoluent à droite.

« C’est des milieux très fermés sur eux-mêmes qui finissent par créer une pensée de groupe et des mini cultures internes vraiment malsaines où il y a beaucoup de violence et d’intimidation, même de la violence auto-infligée […] ces groupes-là sont tout sauf des safe spaces », indique-t-il.

Maxime Fiset

Les gens sont généralement réticents à dénoncer les débordements dans ces groupes, par peur de nuire à la cause. C’est très courant d’associer les courants de gauche à un idéal de société, à des valeurs plus nobles.

Ensuite, il y a toute la question de la peur des représailles. Cette gauche, vous l’aurez compris, ne fait pas dans la dentelle, les risques d’intimidation, de violence verbale, physique ou psychologique sont bien réels et peuvent se manifester tant dans l’espace virtuel que dans la « vraie » vie.

Est-ce qu’il y a moyen de s’en sortir? Oui, bien sûr. Élise est de celles qui sont un peu beaucoup passées à autre chose. Aujourd’hui, elle se sent mieux dans sa peau et sait qu’elle peut défendre les causes qui lui tiennent à coeur sans verser dans la confrontation.

Quand je lui demande si elle regrette son passage dans les groupes secrets, elle hésite.

« Non, lâche-t-elle finalement. C’était pas reposant, mais je me suis fait des amis vraiment incroyables. J’ai grandi grâce à ça. »

Ouin. C’est un peu ça le paradoxe des safe spaces et des environnements ultramilitants : au-delà du culte des personnalités, il y a des gens motivés par la volonté réelle de changer les choses et d’améliorer le sort de leurs confrères. Des gens qui cherchent des communautés ou qui se cherchent eux-mêmes. Des gens tannés des #gensses.

La solution à l’aliénation? Il n’y en a pas, croit Maxime Fiset. Mais le développement de l’esprit critique, qui passe par la recherche d’un équilibre dans les points de vue, est certainement un pas en avant.

« Dans certains groupes militants on retrouve des personnes vraiment poquées, vraiment fragilisées par leur vécu. Mais pour sortir du mindset, il faut accepter d’être confronté à une pluralité d’opinions, aussi dérangeantes soient-elles », conclut-il.

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