“Imaginer un autre monde” : quésaco ?

Andrea Zubialde
Talkin’ about a revolution
13 min readMay 6, 2020

Les médias et les réseaux sociaux grouillent d’articles, vidéos, et images appelant à imaginer un monde nouveau. Les Inrockuptibles publient le 30 avril une liste de recommandations BD « pour rêver d’un autre monde », présentées comme une échappatoire à celui du confinement. Le 27 avril dans La Tribune, Abdelmalek Alaoui publie un article d’opinion pour inciter à ne pas penser l’avenir économique avec les lunettes du passé. Il y fait remarquer la profusion de prises de parole pendant cette période de confinement, qui “servent également à promouvoir des grilles de lecture de l’avenir qui se basent souvent sur des paradigmes du passé”. L’éditorial de Le Monde du 30 avril invite à réinventer l’ordre mondial après la pandémie. Bruno Latour proposait dans AOC Media un guide pour identifier les aspects de nos vies que nous aimerions changer et les mesures qui pourraient accompagner ce changement. Dans le Podcast Journal Christophe Penaguin alerte sur le fait que les lectures précipitées de l’après-crise ne sont que des projections des obsessions du passé sur un avenir que l’on peine à connaître.

Il n’est pas étrange que la crise se présente à nous comme une opportunité d’or pour imaginer d’autres façons de vivre — même si pour beaucoup d’entre nous la remise en question de nos modes de vie n’est pas nouvelle. Probablement parce que nous sommes à l’arrêt, la question de « reprendre » pose nécessairement celle de « comment » reprendre : à l’identique ou autrement ? C’est quoi, autrement ? J’ai l’impression que ces injonctions n’aboutissent pas, par manque d’outils pour s’adonner à cet exercice d’imagination. Je lis un certain épuisement dans des questionnements comme celui que proposait Alternatiba jeudi 30 avril en live sur Facebook : « Le monde d’après : le temps de la réflexion ou de l’action ? ». Je suis convaincue que la réflexion est fondamentale, et aussi qu’elle perd de son utilité si on coupe le lien avec les actes organisés. En effet, je pense que la frontière entre « la réflexion » et « l’action » est bien plus floue que cette dichotomie ainsi posée veut bien nous laisser entendre. Imaginer un autre monde est, à mon sens, nécessaire pour le construire. Comment s’y prendre ?

Pour ne pas contribuer moi aussi à cette « infobésité », je souhaite proposer dans cet article des pistes pratiques que chacun puisse s’approprier. J’aimerais, dans les temps à venir et si la situation le permet, développer des outils qui donnent une suite à ce premier jet. Ces premières pistes sont un guide pour imaginer un autre monde, acte par lequel nous pouvons investir l’imaginaire. Mais il est essentiel d’abord de comprendre la portée de cet exercice d’imagination pour qu’il contribue à l’efficacité de nos actions dans la réalité. Pour plonger dedans, faisons un pas en arrière et interrogeons d’abord : qu’est-ce que ça veut dire qu’imaginer un autre monde ? Qu’est-ce que cela implique ? Finalement, comment faire ?

Qu’est-ce que c’est ? Un horizon qui nourrit l’action

Si on veut penser un autre monde, c’est parce que celui que l’on a ne nous convient pas. Ce désenchantement s’incarne dans les mobilisations que nous avons vécues ces derniers temps : gilets jaunes, marches pour le climat, manifestations féministes, etc. Il nous appartient aussi individuellement : chacun de nous prend acte de réalités qu’il aimerait voir changées (la pauvreté qui touche une partie de la population, la pollution de l’air dans nos villes, le harcèlement au travail… à remplir). Face à ces réalités que nous percevons comme des problèmes, nous pouvons nous opposer : montrer notre désaccord et interpeller ceux qui gouvernent, via les mobilisations ou la signature de pétitions, par exemple. Nous pouvons aussi aborder l’enjeu directement : certains d’entre nous s’engagent activement dans l’éducation populaire, la pratique de la permaculture ou l’investissement solidaire (à remplir). Sans oublier la prise de conscience qui précède ces engagements concrets : nous nous informons ou formons pour prendre position.

Quelle place, parmi ces trois types d’engagement, pour « imaginer un autre monde » dans lequel ces réalités seraient transformées ? Dans ce contexte, imaginer, c’est construire l’horizon que l’on souhaite atteindre avant même qu’il existe. Cet exercice d’imagination n’est pas celui de la rêverie, mais relève d’une démarche globale et aboutit à un résultat précis : il s’agit de dessiner, par une opération de l’esprit, les réalités qui prendraient place dans un monde autre, encore inexistant. Pour cela il est nécessaire de mobiliser l’imagination, cette faculté que nous avons de nous représenter ou de former des images avec notre esprit. Nous mobilisons aussi notre mémoire, une certaine analyse du réel, et nos affects en rapport à notre vécu. Si nous avons recours à la fantaisie, c’est dans le but d’obtenir, au final, une synthèse qui présente un monde imaginé mais ancré dans la réalité : nous cherchons un horizon réalisable. Imaginer un autre monde est donc une façon d’investir notre imaginaire, cet ensemble dynamique de représentations créées par l’esprit humain et qui, partagées par un même groupe, façonnent une vision collective du monde.

L’utopie est une forme possible de cette opération. Pour Thomas More, reconnu père du genre, l’utopie est « l’aptitude à l’expérimentation et à la discussion pour améliorer la société, […] une invitation au lecteur à examiner les diverses alternatives ». Avant de s’engager dans l’action, imaginer un autre monde nous permet, premièrement, d’évaluer les alternatives et de réaliser ainsi que d’autres façons de vivre sont possibles. En deuxième, ça nous aide à définir l’horizon souhaitable vers lequel tendre, et d’en faire découler un plan d’action. Troisièmement, ça nous permet de tester la cohérence de notre projet. Les partis politiques imaginent leur idéal de société, terrain vierge que cultivera leur programme politique. Certaines entreprises utilisent les scénarios pour faire de la prospective : dans les mots de Shell, il s’agit de « développer des visions possibles du futur […] aidant des générations entières de leaders, les académiciens, les gouvernements et les entreprises à explorer les voies de l’avenir et à prendre de meilleures décisions ».

J’inscris ma réflexion dans un type de rapport au monde bien particulier, qui n’est pas universel : celui dans lequel une personne, voulant changer une situation perçue comme un problème, décide d’agir pour construire une réalité différente. Ce rapport au monde est caractéristique des démarches militantes et de la croyance actuelle en notre capacité à changer le monde (à laquelle je souscris aussi). Dans ce cadre-là, imaginer un autre monde implique surtout de se donner un objectif qui nous pousse à l’atteindre. La visualisation d’un monde à construire, comme un horizon souhaitable et souhaité, agit comme un levier qui nous incite à agir. Elle nous aide aussi à persévérer dans l’action. Le cheminement que nous allons entamer est semé d’obstacles : cet horizon est ce qui maintient notre motivation. Finalement, il nous permet de garder le cap, en tranchant dans nos prises de décision : le critère de choix sera la contribution à l’atteinte de cet objectif. De ce point de vue, « imaginer un autre monde » est la très nécessaire étape intermédiaire entre la proteste et l’action, si on veut que celle-ci nous mène loin.

Utopia, Thomas More

Dans une démarche de réalisation d’un projet de société, imaginer un autre monde implique de nous constituer un horizon à atteindre, levier qui soutient notre action dans le long terme. Mais le mouvement qui se crée entre la réaction au problème et l’élan vers le monde imaginé relève d’une forme précise d’organisation de nos idées, une histoire. Regardons la big picture.

Qu’est-ce que ça implique ? Un schéma narratif

Notre principal filtre de lecture du monde sont les histoires : nos cerveaux sont des conteurs. Dans son ouvrage L’espèce fabulatrice, Nancy Huston nous montre que raconter, se raconter ou encore consommer des histoires est notre pain quotidien. Sapiens, le best-seller de Yuval Noah Harari, défend que raconter a permis à Homo Sapiens de s’imposer sur le reste des espèces. Quand on parle d’histoires, on pense aux romans, aux films, aux pièces de théâtre, aux contes. Ou encore, à ce « storytelling » utilisé en marketing pour pousser à acheter ou à voter. Raconter est un geste qui peut s’incarner dans différentes formes : il s’agit d’organiser un message en suivant un schéma narratif. Parce qu’il organise des idées en un système cohérent, c’est un geste qui structure nos rapports au monde. Alors, si notre esprit pense en forme d’histoire, nous pouvons, nous devons même, employer un schéma narratif pour alimenter notre démarche de transformation du réel. Quelle histoire pourrons-nous raconter ? Celle qui nous donne une grille de lecture pour nous projeter dans l’avenir : un héros réagit à un élément perturbateur, et, dans l’espoir de construire un monde différent, il se met en mouvement.

Ce schéma narratif est celui que je rencontre le plus souvent dans la communication des entreprises et des organisations. Je défendrai, de mon côté, qu’il existe deux piliers fondateurs dans ce schéma. On peut constater dans certaines théorisations du schéma narratif, comme le voyage du héros de Joseph Campbell ou les analyses de Kurt Vonnegut, un élément commun à la plupart des histoires : le point d’arrivée n’est généralement — pour la plupart des histoires — jamais le même que celui de départ. Le premier pilier : la promesse que le monde d’arrivée ne sera pas celui de départ. Elle nous indique que les choses peuvent changer. Pointant ce que nous défendons avec hargne à Why Stories, Simon Sinek note que les entreprises qui communiquent le mieux le font en commençant par le « pourquoi » de leur existence, et non pas par ce qu’elles font (le quoi). Sans parler de narration, il montre que les consommateurs cherchent à assouvir leurs envies, mais surtout à comprendre le sens de s’engager ici et pas ailleurs (le pour/quoi). Quel sens y a-t-il à acheter ceci plutôt que cela ? Deuxième pilier : le besoin de donner du sens à notre monde. Si on n’aime pas le monde dans lequel on vit, c’est parce qu’il heurte nos valeurs. Le nouveau monde les incarne.

Quatre archétypes analysés par Kurt Vonnegut

Nous pouvons utiliser la forme narrative, qui est inhérente à notre façon de penser, pour nous activer et mettre en marche nos projets d’avenir commun. Et le monde imaginé est la pierre angulaire du mécanisme. Cependant, sommes-nous complètement libres d’imaginer cet autre monde ? Nous sommes submergés au quotidien par des messages qui emploient ce même mécanisme narratif et qui nous invitent à adhérer à telle chose ou à telle autre. Cela n’est pas nécessairement bon ou mauvais : tout le monde est amené à communiquer pour tenter de persuader quelqu’un de quelque chose, que ce soit le commerce de proximité, l’étudiant passant un entretien oral pour un concours, ou le réfugié politique qui raconte son parcours au juge qui lui accordera l’asile. Le problème intervient, à mon sens, lorsque les moyens à disposition (ressources, connaissances, savoir-faire) et les opportunités de diffusion (espaces de prise de parole, niveau d’exposition, nombre de personnes que l’on peut toucher) sont très inéquitablement répartis : les grandes enseignes, les gouvernements et certaines organisations accaparent la plus grosse partie du gâteau.

Observons juste, rapidement, ce qui transparaît dans les discours présidentiels à propos de la crise du Covid-19. Le 16 mars dernier, Emmanuel Macron disait « Nous sommes en guerre », et parlait du virus comme d’un « ennemi, invisible, insaisissable, et qui progresse ». La personnification du virus, placé dans le rôle du bourreau, nous incite à voir le gouvernement comme le sauveur (« la Nation soutiendra ses enfants ») et le défenseur de nos valeurs (« Nous ne renoncerons à rien, surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer, surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été, surtout pas à la liberté », 11 mars 2020). Et par conséquent, à être moins stricts avec un État combattant un ennemi qui pourrait déjouer ses tentatives de le battre. Un schéma narratif émerge : le virus, ennemi de nos valeurs et de nos modes de vie, avance inexorablement sur la population démunie, mais le gouvernement est là pour sauver ses enfants et restaurer la normalité. Si nous sommes en proie à ces récits qui peuplent notre espace médiatique et qui nous offrent un seul cadre de pensée, il est difficile d’imaginer un autre monde. Ce cadre pose tout de suite les limites de ce qu’il est possible ou pas de penser, de ce qui entre dans l’imaginable ou pas.

Comment faire ? Quelques pistes pratiques

Imaginons donc ce monde que nous souhaitons construire. Cela passe tout d’abord par cerner notre présent : prendre acte des expériences qui bouleversent peut-être notre quotidien, et noter ce qui ne nous convient plus de nos actions quotidiennes. Je propose que l’on se concentre en priorité sur notre expérience du réel actuelle car c’est elle qui porte la graine de notre non-conformité avec celui-ci et qui donne tout le sens à l’exercice. Dans un deuxième temps, penser, face à ce que nous souhaitons laisser derrière nous, qu’est-ce que l’on construit à la place : quels gestes concrets et quelles situations nous souhaiterions vivre au quotidien. Je renvoie ici vers l’exercice très pertinent proposé par Bruno Latour dans son article sur AOC Media le mois dernier. Et finalement, une dernière étape : quel sens ces gestes ont-ils pour nous, c’est-à-dire, quelles valeurs incarnent-ils ? Une fois le lien fait entre les problèmes face auxquels on souhaite agir et l’horizon souhaitable, il nous faut un plan d’action, un déroulé qui va nous permettre de nous inscrire dans l’action.

Je mène habituellement ce travail avec des organisations, au niveau collectif. Cependant, je pense fondamental que chacun s’engage individuellement dans cette démarche. Prendre acte de nos réalités, concevoir une alternative et identifier les valeurs qui la soutiennent est, de mon point de vue, une démarche foncièrement politique, pas au sens de la pratique du pouvoir institutionnalisé mais au sens de l’organisation d’une société. Aussi, c’est de cette façon-là que chacun peut s’impliquer dans la prise en main de sa propre vie, se positionner et être en capacité de contribuer à la construction collective. Pour ceux qui souhaitent tenter l’exercice, je suggère quelques pistes. De un, prendre le temps, mais vraiment, c’est-à-dire une journée libre, un week-end. De deux, dégager de l’espace mental : respirer et se défaire de contraintes trop accablantes comme les dates limite de rendu ou la liste des choses à faire que l’on a en tête. Cette assise sur le vécu nous donne confiance car nos ressentis, nos émotions et notre expérience du réel, nous appartiennent (en grande mesure).

Cependant, si imaginer c’est déjà se placer dans l’action, comment pouvons-nous le faire librement si nous sommes en permanence assaillis par des récits qui nous renvoient à chaque fois dans la mauvaise direction ? Nous ne prenons pas toujours le temps de faire ce qui — nous le savons déjà — permettrait de contourner ce monopole narratif qui embrume l’esprit : diversifier sa consommation médiatique et culturelle, s’entraîner à observer les mécanismes narratifs à l’œuvre dans notre espace médiatique… Ou plutôt, nous pensons ne pas pouvoir prendre le temps. Croire ne pas avoir le temps est déjà une façon d’accepter le discours dominant, celui de ce système qui nous veut toujours occupés, qui remplit notre esprit jusqu’à n’y laisser aucune place ou l’exténuer. Prendre le temps d’imaginer autre chose que ce que l’on nous propose est alors le premier acte engagé face à ce système !

Collectivement, j’insiste sur l’importance, pour les organisations qui travaillent dans le sens de ces changements, de proposer une vision. Notre espace médiatique est rempli de ces récits propulsés par les acteurs ayant le plus de moyens, qui sont ceux qui bénéficient de ce système. Il nous faut proposer des visions alternatives avec autant de force. Pas seulement une, mais plusieurs visions alternatives qui redynamisent l’imaginaire. Ces visions doivent offrir un monde souhaitable à l’horizon — plutôt que de se concentrer uniquement sur les problèmes — et définir le chemin qui nous y amène. La démocratie fonctionne, d’un côté, sur l’acceptation de la compatibilité de mondes souhaités différents. De l’autre, sur un pragmatisme du réel qui aboutit à l’avènement de réalités qui rassembleront ces visions plurielles en les transformant. Les organisations peuvent donc aussi s’occuper de créer les conditions pour que chacun participe à la construction de ce monde souhaité.

Porte de Saint-Cloud en 2016 et en 2050, dans BioRégions 2050: L’IDF après l’effondrement, rapport de l’Institut Momentum et du Forum Vies Mobiles

Je me permets de rappeler à ce stade que tout ceci est une grille de lecture d’un certain rapport au monde. Ses avantages : elle nous permet d’agir avec efficacité. Ses inconvénients : ce n’est pas la réalité. Nous ne pouvons pas oublier que nous utilisons cette projection de l’imagination, avec toute la puissance qu’elle a, pour servir notre volonté d’agir intelligemment sur le réel. Mais le déroulement de ce réel, avec ses imprévisibilités et sa nature chaotique, que nous ne pouvons pas connaître, est ce qui compte réellement. Notre horizon est un déclencheur de mouvement. Pour citer Joseph Campbell : « Les gens pensent que nous recherchons un sens à la vie. Je ne crois pas que ce soit ce que nous recherchons : je pense que nous recherchons l’expérience d’être en vie ». Ce qui nous intéresse, c’est le mouvement complet. A ce monde imaginé, qui fait partie de notre capacité à nous insérer dans le réel, doit s’ajouter un plan d’action pour y parvenir, une organisation collective, une stratégie toujours guidée par ce monde rêvé. Les deux s’enchevêtrent inlassablement. Notre histoire de projet à réaliser est un outil, utilisons-le pour ce qu’il est !

Retrouvez des ressources dans notre padlet en ligne pour donner une suite aux propositions de cet article.

Si vous souhaitez faire l’exercice avec nous en atelier à distance, écrivez à andrea.zubialde@whystories.net.

Ma réflexion s’inscrit dans la recherche plus large sur la narration que nous menons à Why Stories. Je vous invite à découvrir nos autres articles sur Talkin’ about a revolution.
Merci à Sarah Di Bella pour les relectures et apports à cet article.

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