Les femmes ou les “oublis” de l’Histoire — épisode 46 : Suzanne Valadon
Vous connaissez Suzanne Valadon ? Passée de modèle à peintre, cette autodidacte au parcours hors-normes et à l’exceptionnelle indépendance artistique, renversa le regard posé sur les corps féminins et masculins. Elle s’inscrivit dans la tradition picturale de son temps tout en en renouvelant les codes avec un style, une approche et un regard résolument modernes.
Enfant de la butte, Marie-Clémentine Valadon est élevée par sa mère lingère. Jugée turbulente, Marie-Clémentine ne se conforme pas aux attentes des sœurs censées faire son éducation et commence à travailler à 11 ans, en tant que couturière et lingère.
C’est en livrant du linge qu’elle rencontre son voisin, Henri de Toulouse-Lautrec, qui lui fait découvrir la vie nocturne montmartroise. Elle a 14 ans, elle fréquente cafés et cabarets et devient acrobate dans un cirque amateur. Suite à une mauvaise chute de trapèze qui met fin à sa carrière à peine débutée, elle devient modèle. Pour exercer cette profession rémunératrice mais peu convenable, elle se choisit le prénom de Maria.
Elle trouve sa place dans les ateliers de nombreux peintres reconnus parmi lesquels Auguste Renoir et Pierre Puvis de Chavannes. C’est en les regardant la peindre qu’elle apprend elle-même cet art : elle écoute, observe les artistes au travail et s’imprègne des techniques et considérations esthétiques de ceux qui l’emploient, sans jamais révéler son activité de dessinatrice.
En 1883, à 18 ans, elle réalise son premier autoportrait signé “Suzanne Valadon”. Le 26 décembre de cette même année, elle donne naissance à son fils unique, Maurice, né de père inconnu. Il sera reconnu par Miguel Utrillo, peintre et critique d’art, qui lui donnera son nom.
Celui qui la prénomme Suzanne est aussi le premier à la reconnaître en tant qu’artiste : en 1885, Henri de Toulouse-Lautrec la peint dans un portrait qu’il intitule Portrait de la peintre Suzanne Valadon.
Comme beaucoup d’artistes, Suzanne Valadon commence par le dessin. Elle trace sur le papier des lignes qui insistent sur le mouvement des corps, des éléments du décor… Elle développe un style bien à elle, notamment l’usage du cerne, un trait noir qui souligne les contours des silhouettes et des objets.
Suzanne Valadon est la première femme à exposer au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts. En 1894, elle est la seule femme parmi les exposants. Elle y présente 5 de ses dessins. Edgar Degas est émerveillé par son talent de dessinatrice. Il lui achète ses dessins et lui enseignera les techniques de la gravure. Elle ne posera jamais pour lui. Ils resteront grands amis toute leur vie.
A partir de 1903, elle peint ses premiers grands nus féminins. Son approche est peu conventionnelle et l’artiste pose un nouveau regard sur ses modèles. Dans son œuvre, les femmes sont présentées à différents âges, dans des tâches banales du quotidien, nonchalantes, parfois même avachies. Elle renonce aux habituelles idéalisation et érotisation des corps féminins. Ses odalisques sont imposantes, allongées sur des divans recouverts d’un tissu bariolé, en pyjama, une cigarette à la bouche, des livres à leurs pieds (La Chambre bleue, 1923). Le modèle n’est pas là pour séduire celui qui regarde. Tout en s’inscrivant dans la tradition picturale, Suzanne Valadon brise les représentations habituelles de la féminité.
A 45 ans, Suzanne Valadon entame une liaison avec André Utter, jeune peintre et ami de son fils. Ce dernier servira de modèle pour nombre de ses chefs-d’œuvre, notamment Adam et Eve qu’elle peint en 1909 et expose au Salon d’Automne. La taille monumentale de ce double portrait allégorique d’elle et de son amant et la position frontale des nus en font toute l’audace. L’iconographie religieuse traditionnelle se teinte ici d’une charge nouvelle, amoureuse et érotique. Suzanne Valadon est une des rares femmes à peindre un homme nu, de face, sans masquer son pubis (qu’elle couvrira finalement d’une feuille de vigne pour le rendre “convenable” aux yeux des critiques). Ce nu masculin représenté comme objet de désir par la femme qui le peint est sans précédent et confirme la liberté et l’assurance de l’artiste.
Elle signe son dernier autoportrait à 66 ans, Autoportrait aux seins nus. Elle observe, avec la même bienveillance qu’elle accorde à ses modèles, le vieillissement de son propre corps. Tout au long de sa carrière, elle révèle sans peur et avec honnêteté les corps et la vie intime des femmes.
Outre l’exposition “Un monde à soi” proposée cette année par le Centre Pompidou-Metz puis le Musée d’Arts de Nantes — dont le texte ici s’inspire -, la dernière monographie de Suzanne Valadon en France remonte à 1967.