BLOUSON NOIR

Verse ton cœur

Alexandre Gorius
Fireflies
6 min readMar 26, 2017

--

Illustration par Frederic Marschall. Pour voir plus de l’artiste, clique sur l’image. Find the link to an ENGLISH version at the end of the story.

C’est une histoire, vraie aux trois quarts.

Tu es cet homme, cet homme qui rentre chez lui. La nuit est tiède, mais même ces gouttes froides qui ondulent le long de ta peau noire ne parviennent à te refroidir. Pas plus que ton esprit. Tu ne sens pas ces idées qui surchauffent en arrière plan, tu ne les laisses plus remonter à ta conscience. Concentré sur la route, tu places mécaniquement un pied devant l’autre, ton regard vide ne remarque que les pierres qui défilent sur la terre de cuivre. Et puis tu t’aperçois de ce bruit, ce battement constant qui frappe l’arrière de ton crâne. A mesure qu’il s’alourdit, tes yeux se tournent à l’extrême gauche, ils tentent de regarder à l’intérieur ce que tes oreilles laissent passer.

- Octave !! Octave !
- Hé, hé. Comment va l’gamin?
- Bousculé. Il s’en remettra.
- Prends soin de lui.
- Safi. Hey, champion, tu étais incroyable. Comme toujours !
- Fais moins de bruit quand tu cours au retour.
- Sawa, sawa. Pourquoi ?
- Fais juste moins de bruit.
- Sawa. Usiku Mwema champion.

​Vivre. Tout ce travail, c’est pour ça. Tu n’peux pas vivre sans salaire. Il n’y a pas de salaire sans tes poings. Il n’y a pas d’autre moyen. Rien n’a jamais poussé de tes mains. Rien de ce que tu as construit n’a jamais tenu. C’est ce que ta mère t’a toujours dit. Et il n’y a de mouton que tu puisses élever; tu connais son sort, c’est un mensonge trop long à garder. Au moins ta vie est honnête — l’est-elle ? — au moins ton travail te permet d’arrêter de penser. Au moins pour un moment. Il y a aussi cet espoir que tu incarnes. Les gens ici ont besoin d’espoir, tu peux voir leur fierté dans leurs yeux brillants — mais cette fierté, tu la sens mal dans ton thorax — est-ce que l’aigle se sent mal lorsqu’il referme ses serres sur le poisson ? — la nature n’a rien à voir là dedans, eux aussi sont prédateurs, ce sont des corps et des esprits de lions que tu brises pour divertir.

​Ce gamin a enfoncé tes barrières. C’est trop facile, tu devrais t’endurcir. Tu attrapes ta tête, tentes d’en sortir ces conversations. Sous l’ombre d’un palmier, tu passes le seuil de ta porte en te demandant comment ces 20 dernières minutes sont si vite passées.

Enfin tu refroidis. Assis sur une chaise en bois, la lumière de la lune traverse la fenêtre de la cuisine pour marquer ta peau frissonnante de fins triangles bleus. Tu aimes le vide de cette pièce, elle est silencieuse, c’est apaisant. Et il y a ce tableau. A chaque fois que tu le croises tes yeux y restent agrippés. C’est de l’art contemporain, il vient d’un peintre d’Arusha. Des formes rondes et des courbes se rencontrent et explosent harmonieusement en couleurs, de vifs rouges aux bleus profonds, parfois couverts de violets discrets, de verts pesants et de jaunes lumineux. Mais ce qu’il y a de prodigieux, c’est la temporalité, le processus. Le tableau n’a pas été planifié, aucune de ces formes n’a été prévue — quel intérêt le peintre aurait-il de continuer s’il avait déjà la version finale en tête ? Ce ne serait pas de l’art, seulement de la copie. La seule excitation suffisamment puissante pour maintenir son pinceau contre la toile vient de l’inconnu, peut-être de l’intuition, mais par dessus tout de la confiance aveugle pour ce qui vient. Bientôt, la cohérence émerge, puis l’harmonie surgit comme par magie.

Tout ça prendra sens. Berlin sera peut-être cette vague mentale que tu attendais. C’est sûr, tu devrais seulement continuer, croire à nouveau, vivre comme le peintre. Il n’est que huit heures, rassemble tes esprits, lève toi et va trouver cette foule qui t’attend.

A mesure que tu approches, tu es immergé, petit à petit, dans la lumière rose d’une barre néon. Tu commences à sentir les chants et les rires qui raisonnent dans ton ventre. La chaleur de ce lieu qui t’acclame; te voilà.

- ooooO — OCTAVE ! OCTAVE !

5 ans plus tôt, tu n’étais personne.

- Pour la victoire!

Aujourd’hui, il n’y en a pas deux comme toi dans tout le pays.

- Où est l’gamin ?
- Ha-haaaaa juste là !! J’aurais pas rêvé mieux ! Cette danse avec un héros pareil ! Ce soir c’est pour moi !
- Haha Safi, A-Sante. Sacrée dance en effet, comment va ton nez?
- T’en fais pas, bientôt sous son meilleur jour. Prends mon verre !

- Octave!
- Juma!
- Mchakji, tu étais incroyable! Comme toujours. Ecoute, ‘faut qu’on parle de Berlin. Ça se rapproche.
- Je sais, je sais. Deux semaines hé.
- Tout le monde te regarde. Tu vois bien, on est tous derrière toi là dessus. Le tanzanien prêt à conquérir l’Europe hein ? Héhé. Mchakji, j’suis ton coach depuis toujours — S’t’euplait, l’Europe ça n’a rien à voir, gère mieux ta vitesse. Le droit ça va mais le gauche, hey accélère moi ça ok ? Pareil pour tes jambes, j’sais que l’gamin est bon mais t’étais flemmard sur ce ring. Bon, maintenant oublie. Célèbre !

U n verre de trop. Tu pourrais presque sentir le mbege couler dans tes veines. D’ailleurs tout a cette odeur de banane désormais. Y’avait cette fille, mais il faut s’en aller avant qu’il n’y ait plus de retour possible. La douleur est partie, les conversations intérieures se sont arrêtées. Maintenant, il n’y a plus que Berlin, le taf pour que la nation toute entière se lève. Mais ce mal de tête…

- Pikipiki !

La moto s’arrête. T’as un mal fou à donner ton adresse au conducteur. Il est jeune, le regard fier, assis sur sa Bajaj toute neuve customisée aux couleurs traditionnelles. Blanc pour la pureté. Bleu pour la paix. Rouge pour la maturité. Assis dans le side-car, l’air frais soulage ta tête, le son du moteur te berce; tes yeux se laissent à se fermer, lentement.

Une bosse te réveille. Tu passes ta main sur ta poche; ton portefeuilles, tu l’as laissé sur le comptoir avant de partir du bar. Tu ne pourras pas payer le motard, il faut l’arrêter.

- Mais tu dois m’payer. J’ai roulé jusqu’ici.

L’homme était pauvre. Comme tous les autres, il a ses dettes, il faut rembourser la moto. L’essence, c’est aussi une dépense. Tu comprends, tu tentes de t’expliquer mais l’alcool brouille ta vision et trouble tes mots.

- Tu dois me payer maintenant.

Ce que tu ne sais pas, c’est qu’il ne peut acheter suffisamment d’essence pour un autre voyage sans l’argent que tu lui dois. Son réservoir est quasiment vide. Sans salaire, son père lui a promis que la porte de sa maison ne lui serait plus ouverte. Et puis on lui a dit de ne laisser personne lui barrer son chemin. Alors il a tenu. Pour toi, il n’y a plus d’issue. Mais tu ne lui veux pas de mal, l’alcool dans ton sang t’empêcherait de contrôler ta force, un seul coup de tes poings pourrait être fatal. Alors tu as couru.

- Muwzi.. Muwzi !! MUWZI !!

Il n’a pas pu dire ça.

- MUWZI !!

Une maison après l’autre se réveille et s’éclaire. Une maison après l’autre, les gens sortent de chez eux. Une maison après l’autre relâche la justice de la rue. Un seul poing te suffit à mettre un homme à terre, mais ta force ne te sera d’aucune aide contre tout un village. En swahili, “voleur” est une mise à mort.

Courir est inutile. Bientôt, on retrouvera ton corps, froid et battu, sur le sable encore chaud de Bagamoyo. Autour de ton cou, on t’a attaché ce long coquillage denté aux formes arrondies, un signe de richesse des temps passés. En perçant la dernière goutte de sueur laissée par ta course, la lumière explose en mille couleurs, comme un arc-en-ciel sur ta large épaule. «Bwaga Moyo», c’est ce qu’ils disaient.

“Verse ton cœur”

--

--

Alexandre Gorius
Fireflies

Founder of Nationall & TEDxDauphine. I'm writing to propose a different understanding of our selves and environment for anybody to feel better and optimistic.