Le safety check et l’utopie totale de Facebook

L’amère générosité des puissants

Philippine Régniez
Fireflies
4 min readApr 24, 2017

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Paris, 13 novembre 2015. Une soirée lambda en appart’ parce qu’on est vendredi soir, des smartphones posés négligemment sur la table basse où les bouteilles d’alcool leur volent pour une fois la vedette. Smartphones qui s’allument simultanément, projetant leurs ombres bleutées à travers les verres. Avec cette question impromptue posée à chacun d’entre nous, au singulier : ‘you appear to be in the area affected by the Paris’ attacks. Are you safe ?’ En dessous, un gros bouton vert portant la mention ‘I am safe’. Que se passait-il donc à Paris ?

Cette nuit-là, des hommes encagoulés ont tiré sur le Stade de France, le Bataclan et plusieurs rues parisiennes, tuant 130 personnes et en blessant pas moins de 368. Cette nuit-là, Facebook décidait d’activer le safety check, son outil digital de communication de crise utilisé quelques mois auparavant au Népal. L’activation du safety check pendant les attaques terroristes a marqué un précédent, devenu aujourd’hui régulier — Westminster et Moscou sont les derniers en date. La décision en apparence irréfléchie du 13 novembre 2015 a d’ailleurs suscité la polémique, le réseau social n’ayant pas montré la même solidarité spontanée pour les attentats de Beirut qui avaient eu lieu la veille. Depuis, plusieurs revirements ont été effectués, tantôt confiant la décision d’appuyer sur le déclencheur à un algorithme, tantôt à un groupe restreint d’utilisateurs.

La mise en place de cet outil par le réseau social a donc été, et demeure, chaotique. Elle a amené l’entreprise sur un terrain politique (terrorisme, relations internationales) auquel elle était nettement moins rôdée dans le contexte de 2015. Elle a nécessité la mobilisation d’une équipe de développeurs à temps plein pendant 4 ans, qui se sont heurtés à des problématiques techniques complexes. Personnellement, j’ai du mal à croire au mythe de Zuckerberg en grand philanthrope… Pourquoi donc Facebook aurait mobilisé du temps et des ressources sur une problématique strictement humanitaire ?

Le Safety Check, innovation douloureusement méconnue

Car ce gros bouton vert n’est autre que la première technologie au monde capable d’envoyer à tous les utilisateurs du réseau social un message personnalisé en même temps. Les ingénieurs Brian Sa et Peter Cottle ont mis au point un procédé de «mass-messaging» sans équivalent au monde. Qui peut en plus être ciblé géographiquement ou sur d’autres critères – la couleur de vos cheveux ou vos opinions politiques. Exactement comme avec votre copain/ copine du lycée, cette relation est strictement à sens unique : personne ne dispose d’un tel canal pour contacter Mark ou qui que ce soit de Facebook.

Le safety chek dispose d’une base d’utilisateurs mondiale : 2 milliards d’utilisateurs actifs sur la plateforme, sans compter les utilisateurs WhatsApp, Instagram et Messenger. D’où justement la dimension totalitaire un peu flippante. L’algorithme décide de vous envoyer, ou non, une notification push sur la base des informations que vous avez fournies (âge, lieu de résidence, …), de votre géolocalisation lors de votre dernière connexion ainsi que de votre réseau d’amis. Le principe est simple, si vous avez un pourcentage élevés d’amis à Paris pendant les attaques, les chances sont d’autant plus grandes que vous vous trouviez également au mauvais endroit au mauvais moment. En d’autres termes, le safety check est un dispositif de surveillance mondiale qui peut consulter l’état de la batterie de 4 millions de personnes en simultané, avant de décider d’envoyer une notification à chacun d’entre elles.

Quoi de mieux qu’une crise humanitaire pour déployer semblable performance ? En deux ans de recherches, je n’ai vu que peu d’articles critiques envers le safety check. Au contraire, l’impression globale était plutôt favorable et le moment du déploiement extrêmement bien choisi. Le tremblement de terre au Népal comme les attaques de novembre 2015 étaient tous deux des situations de détresse, pendant lesquelles les gens ont exprimé le besoin de communiquer avec leurs proches. Ces deux temps ont donné une publicité mondiale au safety check extrêmement positive. Facebook tient à chacun d’entre nous, personnellement, individuellement. Le réseau social affirme son soutien face aux catastrophes naturelles et aux attaques terroristes. Même quand nous n’avons rien demandé. Même quand ce soutien affirme sans complexe un découpage manichéen du monde, avec les terroristes d’un côté, les utilisateurs occidentaux de l’autre.

Un projet politique global

Facebook est né de l’utopie libertaire des années soixante, et poursuit son rêve d’interconnexion globale des individus sur l’ensemble de la surface du globe. Un projet essentiellement politique, d’abolition des frontières, qui ambitionne de faire de Facebook l’unique société numérique. Nos vies “réelles” se doublent d’une vie en ligne, numérique, régie par des règles dont la plateforme est seule maîtresse : en témoigne la récente chasse aux faux comptes. Interdiction désormais de multiplier les identités. Facebook devient le double numérique parfait de nos vies réelles. A tel point qu’il m’est déjà arrivé de montrer mon profil Facebook alors que j’avais oublié ma carte d’identité. Le safety check est une incursion dans un domaine traditionnellement réservé aux Etats-Nations : celui de la sécurité. La gestion de crises graves comme l’ont été les attentats de Paris est traditionnellement l’apanage du pouvoir militaire… Demain, passera-t-on par Facebook pour appeler les secours ? La plateforme deviendra-t-elle l’intermédiaire garante de l’accès aux services publics ?

Ces critiques ne sont pas nouvelles, certes. Mais étant donné la vitesse à laquelle nous, les utilisateurs et utilisatrices, adoptons sans arrière pensée les services tels que le safety check, il est inquiétant de saisir l’utopie totalitaire qui anime l’entreprise. Et urgent d’ouvrir les «boîtes noires» des outils que nous utilisons quotidiennement : Facebook, Google et consorts sont des projets politiques globaux. Sommes-nous sûr-e-s d’être d’accord ?

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Philippine Régniez
Fireflies

Masters student in political sciences, STS & strategy. I also write stories about #digital #innovation for Cap Digital. Paris-based📍