Dans l’enfer des ponts piétonniers de Mexico

Emmanuelle Steels
Text-Mex
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3 min readJan 24, 2020
Vue d’un pont piétonnier à Mexico

Quinze bandes de circulation où s’épanouit un flux continu de véhicules. Le circuito interior Melchor Ocampo est un modèle de mobilité automobile en pleine ville : un axe interdit aux piétons, comme il en existe des centaines à Mexico. Ceux qui s’aventurent à pied dans ce secteur sont forcés d’emprunter les ponts piétonniers pour traverser. Deux volées raides d’escaliers en béton, une passerelle, près d’une centaine de mètres au-dessus des voitures et deux autres volées d’escaliers. Béquilles, cannes, chaises roulantes, passez votre chemin. Cette prouesse d’aménagement urbain est réservée aux plus vaillants. Il en existe plus de 1 000 à travers toute la ville.

A Mexico, le piéton est une nuisance, un paria des rues, qu’il faut dégager vers le haut pour minimiser son impact sur la fluidité du trafic. Cinq millions d’automobilistes ont priorité de facto. Et comme il n’existe pas d’examen pour obtenir le permis de conduire, ils ont le droit d’ignorer le code de la route, ce texte utopique qui accorde la priorité au piéton.

Le circuit intérieur Melchor Ocampo, comme son nom l’indique, parcourt des quartiers proches du centre de Mexico, très peuplés et commerçants, tout comme la chaussée de Tlalpan ou l’avenue Fray-Servando. Et tant d’autres artères où les trottoirs sont grillagés, histoire d’anéantir toute velléité de traversée. 16 000 piétons renversés chaque année à Mexico : ce n’est pas faute de leur donner une raclée, mais ces gens-là s’obstinent à marcher.

Sur les passages zébrés, le piéton opprimé de Mexico court à l’approche d’une voiture dont il se garderait bien de ralentir la vitesse. L’immense majorité d’entre eux jugent les ponts piétonniers “utiles”, voire “indispensables”, et condamnent “l’incivisme” de leurs pairs qui traversent n’importe comment.

Parc réduit en charpie

Certains ponts sont peints en vert menthe à l’eau — est-il possible d’égayer leur laideur ? — qui vire lichen sale avec le temps. En l’air, alors que la structure vibre au passage des poids lourds, on craint un séisme, une agression… “Vous n’avez pas peur ?” La question interpelle une jeune femme en tenue de sport, qui passe à grandes enjambées souples. “Oh, si ! Deux ponts plus loin, il y a des rubans noirs accrochés là où une femme a été kidnappée récemment… Allez voir !” invite-t-elle. Sans façon.

Sur un carrefour à six branches de la Colonia del Valle, quartier bourgeois, plane une véritable rosace de ponts aériens qui permet au piéton de faire des tours en rond au-dessus des voitures ou d’emprunter des ramifications, passerelles qui atterrissent dans des fragments d’espace vert. Un parc réduit en charpie par le bitume. Mais grâce à cet ingénieux système de plans inclinés, la rosace est accessible aux personnes à mobilité réduite, qui ne sont pas exclues de ces promenades circulaires sans but. Au Mexique, le modèle des ponts piétonniers a été jugé si admirable qu’il a été répliqué dans toutes les villes.

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Emmanuelle Steels
Text-Mex

Correspondante au Mexique / Periodista corresponsal en México desde 2008. Escribí “El teatro del engaño” (2015) y “Mexique, la révolution sans fin” (2018).