Le Mexique, le coronavirus et le loup-garou

Emmanuelle Steels
Text-Mex
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4 min readApr 24, 2020

Rester chez soi? Encore faut-il en avoir les moyens. Pendant ce temps-là au Chiapas…

Vue de mon balcon, du dixième étage, la ville n’a pas changé. Le même enchevêtrement hétéroclite de constructions plus ou moins disgrâcieuses qui taillade le ciel bleu de Mexico. Et pourtant, au ras du sol, c’est évident. Le coronavirus agit comme un révélateur visuel des inégalités.

La ville de Mexico

Reste chez soi qui en a les moyens. Les autres craignent plus la faim que le virus. La menace que fait planer un confinement sur leur vie est un cauchemar. Des millions de Mexicains, plus de la moitié des travailleurs, vivent de ce qu’ils gagnent au jour le jour, qu’ils vendent de la nourriture dans la rue, cirent des chaussures, lavent des voitures ou gèrent un mini-commerce au noir. S’ils s’abstiennent de sortir de chez eux, ils perdront leurs maigres revenus, déjà érodés par le ralentissement général des activités. Arrêter de travailler, c’est faire basculer leur famille d’un système de débrouille, qui fonctionne tant bien que mal, à la misère.

De mon balcon, on entend moins de voitures, moins de klaxons. Mais le trompettiste qui gagne sa vie en sillonnant la ville passe plus souvent qu’à l’accoutumée. Le vendeur de bidons d’eau potable aussi. La plupart des commerçants de mon quartier ne croient pas au coronavirus. C’est ce qu’ils disent. En réalité, ils savent que ce n’est pas une question de croyance, mais ils préfèrent ne pas l’envisager.

“Restez chez vous”. L’ordre est intimé par les autorités à une société présumée homogène, qui affronterait la pandémie à armes égales. Rester chez soi… Encore faudrait-il en donner les moyens aux travailleurs. Le président Andrés Manuel López Obrador n’a pas annoncé d’aides économiques destinées aux personnes les plus vulnérables ou aux entreprises menacées par la crise afin de leur permettre de suspendre leurs activités. AMLO rabâche que le peuple mexicain est vaillant, “résistant à toutes les calamités”. Un gouverneur, issu du même parti que le président, a déclaré que les pauvres étaient “immunisés” contre le coronavirus. Mais le Mexicain, qu’il soit pauvre ou issu de la classe moyenne, n’a que faire de ces tirades populistes, romantiques, grandiloquentes et aveugles. Finalement, ce sont des discours qui les mettent en danger, au lieu de les protéger.

Malgré la relative accalmie dans laquelle se trouve plongée la ville, le personnel de santé s’arrache les cheveux en voyant les badauds dans les rues, les gens qui se pressaient sur les marchés le week-end de Pâques… “Ici les gens ne comprennent pas encore, ils ne prennent aucune précaution parce que ça ne leur semble pas réel”, me disent deux jeunes médecins à la sortie du Centro Médico Siglo XXI, l’un des grands hôpitaux publics de Mexico. Ils sont persuadés que le système de santé sera instantanément saturé dès que le nombre de malades explosera. Et selon eux, même s’il s’agit d’une catastrophe inévitable, la société en sera partiellement responsable.

Hormis ceux qui n’ont pas les moyens de rester chez eux, il y a aussi ces Mexicains qui se montrent incrédules, pas seulement quant à l’existence du virus, mais quant au bien-fondé des décisions officielles. Souvent, dans des situations comme celles-ci, je me dis que dans ce pays les gens ne se sentent pas gouvernés par leur gouvernement, mais d’abord par eux-mêmes. Si l’Etat agit seulement comme une structure contraignante mais pas comme une structure bienfaisante, peu de citoyens se sentiront liés par ses décisions et ses recommandations. Si les gens se suffisent à eux-mêmes, ils en viennent à penser qu’ils n’ont d’ordre à recevoir de personne. Et encore moins d’un Etat qui ne leur garantit pas l’accès à l’eau, à l’alimentation, aux soins de santé, ou à un minimum de sécurité.

Un cactus avec Mexico en arrière-fond

Pendant ce temps-là au Chiapas, dans la petite ville de Coita, les habitants sont sur le pied de guerre. Une créature étrange aurait été aperçue la nuit, rôdant près des habitations. Un hombre lobo, dit-on, un loup-garou… L’être, extrêmement agile selon les descriptions de ceux qui l’ont aperçu se faufiler dans l’obscurité, mesurerait plus de deux mètres. Des hurlements dans la nuit auraient semé la terreur dans les foyers. Résultat : les habitants ne dorment plus et ils partent à la chasse au loup-garou.

Selon une psychologue citée par les médias locaux, Coita — abréviation d’Ocozocoautla, car au Mexique il est habituel d’abrévier les noms des lieux, en particulier les plus compliqués — serait victime d’une hystérie collective : les habitants projetteraient leur peur du virus invisible, intangible, sur un phénomène certes surnaturel, mais incarné dans un loup-garou. Quitte à affronter une menace étrange, autant lui donner une forme…

L’histoire a été montée en épingle sur les réseaux sociaux et a probablement été quelque peu amplifiée. Malgré le respect que professent beaucoup d’habitants de ce pays pour les superstitions et l’étrangeté en général, il n’est point de village prêt à s’embarquer tout entier dans une telle traque fantaisiste. Il n’en reste pas moins qu’au Mexique, on préfèrerait croire en un loup-garou qui nous ôterait quelques nuits de sommeil qu’en une crise qui nous ôterait durablement tout moyen de subsistance.

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Emmanuelle Steels
Text-Mex

Correspondante au Mexique / Periodista corresponsal en México desde 2008. Escribí “El teatro del engaño” (2015) y “Mexique, la révolution sans fin” (2018).