Né dans un canton frontalier

une histoire pas très longue

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Né dans un canton frontalier, tu ne connais du monde que la forme ondoyante de ta vallée. Pendant vingt-cinq ans, tu parcours les chemins et les champs et les sentiers de la forêt. Il y a quatorze sources qui coulent dans les bois autour de chez toi. Les anciens meurent, un lopin de terre finit par t’échoir. Son contour irrégulier devient le périmètre de ton existence, et tu en connais chaque caillou, et la silhouette de chacun des rares arbres qui poussent à sa surface.

Soudain c’est la guerre : toi qui ne travaillais la terre qu’en y enfouissant le soc de ta charrue tirée par un cheval, voilà que tu entends au loin le moteur assourdissant des chars et les canons de 120 millimètres. L’invasion ennemie te surprend dans ton champ, mais le temps de la récolte est loin et les plantes commencent tout juste à germer sur le sol : tu es seul et le monde est plat et manque d’anfractuosités. Il faut pourtant se cacher, et c’est dans le tronc creux d’un très vieil olivier que tu finis par te lover. Les formes sombres des soldats passent sur ta parcelle comme une longue bourrasque de vent, écrasant le cœur des jeunes pousses et faisant trembler la terre sous leurs pas. La joue appuyée contre la paroi intérieure de l’arbre, tu humes pendant des heures le parfum entêtant du bois humide et des champignons microscopiques. Sur ces arpents parcourus de semis qui n’avaient pour toi pas de recoin, tu te découvres invisible dans un interstice de l’espace.

Bien après que le murmure indistinct de la troupe s’est tu dans la vallée, tu mets le pied dehors, et avec ton couteau tu graves dans l’écorce une croix sommaire, qui mettra tout l’été à cicatriser.

À l’heure du reflux, pourtant, tu es debout dans la rue du village. Les hommes de l’armée ennemie, de dépit, t’abattent d’une balle dans les poumons.

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