Les nouveaux conquistadors de la Valley

Nicolas Floch
The Corner Mindset
Published in
5 min readMar 4, 2016
“Christophe Colomb arrive en Amérique” Par L. Prang & Co., Boston — Published by the Prang Educational Co., 1893. 40802Y U.S. Copyright Office.

Je pensais naïvement qu’Adam Smith était celui qui, fin 18ème, avait posé les bases du capitalisme. Eh bien que nenni, il ne serait finalement qu’un des codificateurs (ce qui est déjà pas mal) d’un système né de pratiques vieilles de plus de 5 siècles. En appui de ce point, le premier épisode de la série documentaire “Capitalisme” d’Ilan Ziv diffusée sur Arte fin 2014 présente la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb en 1492 comme un événement fondateur du capitalisme. Au-delà de la pertinence de cette analyse, j’ai surtout été ”amusé” par les similitudes entre la conquête du Nouveau Monde au 16ème siècle et les conséquences de la 3ème révolution anthropologique de l’Humanité que décrit mon immortel préféré ;), Michel Serres.

Les capitaux risqueurs du XVIème siècle et les conquistadors de la Valley

Inspirée par l’aventure de Christophe Colomb, une partie de la petite noblesse espagnole entreprit de partir à la conquête de ces nouveaux territoires pour y découvrir l’Eldorado qui leur apporterait gloire et richesse.
Ces aventuriers prirent donc la tête d’expéditions financées en s’endettant lourdement auprès de riches marchands (allemands et italiens) devenus banquiers pour certains. Ces investisseurs privés avaient bien compris qu’une seule expédition réussie suffirait à couvrir largement les pertes de celles qui échoueraient.
L‘activité de capital-risque trouverait donc ses racines dans l’exploitation des ressources du Nouveau Monde : Les VC d’aujourd’hui appliqueraient finalement la même stratégie que les riches marchands du XVIème siècle en pariant sur le succès d’entrepreneurs audacieux.

Il serait également très tentant de comparer les startupers d’aujourd’hui aux conquistadors espagnols d’alors. Tous deux étant finalement à la recherche de l’Eldorado dans un monde nouveau, dans lequel d’immenses ressources sont à exploiter, les règles à inventer et les frontières à dessiner. Cette comparaison est d’autant plus séduisante que tout comme les conquistadors, qui légitimaient leurs actions (et exactions) par une mission évangélisatrice, les entrepreneurs de la Sillicon Valley nous vendent également les promesses d’un monde meilleur : Leur immense fortune ne serait finalement que la conséquence de la sagacité de leur vision bienveillante.

Ces similitudes ne sont évidemment pas le fruit du hasard mais l’expression d’un même modèle économique, fruit d’un long processus et non de l’application d’une idéologie, qui domine le monde depuis maintenant plus de 5 siècles : le capitalisme.

Rien de nouveau sous le soleil donc

Fernand Braudel (“Dynamique du capitalisme”- 1985) nous propose une vision de l’histoire du capitalisme (qu’il distingue de l’économie de marché) comme étant finalement “un ensemble de pratiques visant à contourner les marchés réglementés en vue de saisir les occasions de profit et de créer des situations de monopole”. Mais dites-moi, n’est-ce pas ce que Maurice Lévy appelle “ubérisation” ?

Les grands patrons français feindraient-ils de découvrir le capitalisme ?Seraient-ils devenus les chantres d’une économie régulée par l’interventionnisme de l’Etat ?
Je crois qu’il s’agit surtout d’une manoeuvre visant à conserver leurs positions dominantes, parfois acquises indûment, au détriment d’une redistribution des cartes qui constitue, à mes yeux, la meilleure opportunité pour faire prospérer l’économie française et briser enfin les plafonds de verre. Quitte à devenir les fossoyeurs de l’innovation : Le billet de Nicolas Colin est à lire absolument.

Donc soyons clairs. Travis Kalanick (Uber), n’est pas Hernàn Cortés et Nicolas Rousselet (taxis G7) n’est pas non plus Moctezuma.
Tous les entrepreneurs doivent innover, c’est leur raison d’être. Ces “grands patrons” connaissent parfaitement les règles de l’économie de marché et du capitalisme. Contrairement à celle de Nicolas Rousselet, la réponse à apporter ne doit pas être réglementaire et judiciaire mais économique et innovante. L’oeuvre de Joseph Schumpeter (1883–1950) est particulièrement éclairante sur ce sujet. Selon lui, l’entrepreneur a pour objectif « l’accomplissement de quelque chose d’autre que ce qui est accompli par la conduite habituelle ». Le Groupe G7 semble (malheureusement pour lui et les taxis) en passe d’être victime de ”l’ouragan permanent” de la destruction créatrice de Schumpeter. Le conservatisme des corporations qui pensent échapper à cet ouragan semble, en France, tellement pesant qu’il pourrait en devenir mortifère pour notre économie.

Champagne pour quelques-uns, formol pour les autres

Ainsi, le combat que nous devons mener aujourd’hui, si nous voulons nous donner une chance de contrer l’offensive des conquistadors de la Silicon Valley, est d’abord celui des progressistes contre les conservateurs. Nos champions économiques de demain n’émergeront pas du formol dans lequel ces conservateurs veulent nous bercer. Nous ne pouvons pas nous enfermer dans une bulle réglementaire pour préserver un statu quo qui finira de toute façon par être balayé. Comme le formule habilement Emmanuelle Duez, et qu’on le veuille ou non, désormais “ ce n’est plus le gros qui l’emporte sur le petit, mais l’agile qui l’emporte sur l’inerte”. Nous ne devons pas laisser les conservateurs de droite et de gauche mener cette bataille, elle ne peut pas être la leur.

De la multiplication des initiatives individuelles émergeront les solutions

La nécessité de contrer ces nouveaux conquistadors de la Valley est double. Bien entendu, elle est d’abord économique et doit permettre à nos entrepreneurs de se battre à armes égales pour, demain, contribuer à l’irrigation des canaux de notre économie moribonde. Mais cette nécessité est aussi sociale.
Car si Travis Kalanick n’est pas Hernàn Cortès, il n’est pas non plus Soeur Teresa. L’idéologie libertarienne qu’il promeut, me paraît être l’expression la plus brutale de la loi du plus fort, c’est la loi de la jungle. Cette idéologie ne peut constituer la base d’un contrat social pérenne et bénéfique au plus grand nombre.
Mais cette “menace libertarienne”, incarnée par des sociétés telles qu’Uber, n’est finalement qu’un cache-sexe facilement agité comme chiffon rouge pour nous détourner des vrais enjeux. Comment nous préparons-nous à l’inévitable vague d’automatisation qui, selon le cabinet Rolland Berger par exemple, s’apprête à déferler sur près de 3 millions de nos emplois d’ici 10 ans ? Comment aider nos entrepreneurs à créer et développer, en France, de nouveaux modèles d’affaires aussi performants et innovants que ceux d’Uber et consorts ? Enfin, comment allons-nous veiller à la juste redistribution de ces richesses ?

Je n’ai pas de réponses à ces questions. Je sais simplement qu’elles viendront de personnalités nouvelles, brillantes et inspirées. Et nous n’en manquons pas. Mais je ne crois pas aux hommes et femmes providentiels, je crois en l’action de la Multitude !

C’est pourquoi avec mes deux associés de The Corner, Julien et Tristan, nous contribuons à mobiliser et armer nos conquistadors pour qu’ils conquièrent ce nouveau monde sans pour autant nous promettre le même sort qu’aux Aztèques.

Sources :
- http://boutique.arte.tv/f9945-capitalisme_serie
- http://www.ynharari.com/sapiens-the-book/short-overview/
- http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/michel-serres
- http://blogs.histoireglobale.com/le-debat-sur-les-origines-du-capitalisme_498
- http://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2015/11/22/emmanuel-macron-la-france-a-une-part-de-responsabilite-dans-le-terreau-du-djihadisme_4815087_4809495.html
- https://medium.com/welcome-to-thefamily/les-fossoyeurs-de-l-innovation-6a754d1e8e35#.g3xnr1h8e
- http://interventionseconomiques.revues.org/1481#tocto2n3
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Destruction_cr%C3%A9atrice
- http://positiveeconomy.co/fr/speaker/emmanuelle-duez-2/
http://www.rolandberger.fr/publications/publications_france/PUBLICATIONS/2014-10-27-automatisation.html
- http://colin-verdier.com/l-age-de-la-multitude-le-livre/
- http://www.thecorner.fr/

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