Ce que le Design doit à la fiction

Comment et pourquoi mobiliser le Design Fiction ?

Amélie Brochu
The Experience Center Paris
8 min readMay 2, 2019

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Lorsque l’on mobilise le design pour stimuler l’innovation, cette approche est souvent envisagée de manière limitative, comme une réponse à un besoin exprimé par un ensemble d’utilisateurs potentiels. Hors il est parfois difficile de déployer son imaginaire dans le futur pour répondre à des besoins actuels.

Le design fiction ouvre un champ des possibles plus large en diffusant un doute, un incrédulité auprès de ses récepteurs. Cette méthode joue sur la part affective, éthique et sensible du design pour permettre d’entrevoir ce que pourrait devenir notre monde, demain.

Pour reprendre les mots de l’agence Design Friction, nous pouvons définir le design fiction comme :

“Une démarche prospective et critique visant à inspirer de nouveaux imaginaires liés au futur d’une manière non-prédictive (« Le futur sera ainsi »), d’une manière non-prescriptive (« Le futur doit être ainsi »), mais qui cherche au contraire à ouvrir des perspectives et à les mettre en débat pour questionner les directions que nous prenons aujourd’hui.”

Une fiction désirable, probable ou dystopique nous oblige à nous projeter à long terme sur nos actes présents.

Ce que je suis en train de créer est-il vraiment éthique ? Si je produis cet objet aujourd’hui, que deviendra-t-il demain ? Quels effets rebonds sont à prévoir ? Comment éviter que cela se produise ?

Au travers de cet article, nous vous proposons d’explorer différentes modalités de questionnement du présent par le design fiction.

Des prototypes diégétiques

Pour mettre en débat un sujet précis, la matérialisation de la fiction est essentielle.

Pour Bruce Sterling, auteur de science fiction, le design fiction produit des prototypes diégétiques. La diégèse étant le fait de raconter les choses, un prototype diégétique est bien plus un objet à raconter et non plus à voir, ou à utiliser.

Qu’il s’agisse d’une affiche placardée dans la rue, d’un journal distribué à la sortie du métro, ou d’un objet présenté lors d’un forum, la fiction doit être implantée de manière plus ou moins radicale dans le réel pour raconter des futurs possibles et donner lieu à un débat.

Un exemple nous a spécifiquement marqué pour la pertinence de sa forme et de son propos. Il s’agit d’un projet réalisé par le Near Future Lab, qui a créé un catalogue IKEA fictionnel illustrant une forme nouvelle de sphère domestique. Après avoir identifié les signaux faibles et comportements humains un peu étranges actuels, l’équipe de ce projet s’est attachée à construire un véritable écosystème futuriste autour de l’habitat. Dans un seul et même support, les différentes pièces et fonctionnalités de la maison sont abordées de manière très précise.

La forme de ce catalogue paraît plus vraie que nature. Les codes visuels de la marque, les légendes, les photographies, les prix semblent correspondre en tout point avec ce que nous connaissons aujourd’hui, légitimant l’objet. Mais la surprise vient en regardant de plus près les produits proposés. Au détour d’une photo d’étagère, on découvre ainsi que l’on peut s’abonner à la librairie “Nyfiken” et obtenir des nouvelles de Google, des articles sur les tendances, des extraits de livres et des films livrés numériquement. A la page suivante, on nous invite à prendre un autre abonnement pour un lit, une couette, un gel douche! En jouant sur cette idée d’abonnement, Near Future Lab tire le phénomène Netflix et Spotify (économie de l’usage et non de la propriété) vers un futur possible de notre société. Par ce biais, un bon nombre de problématiques amorce le débat :

  • Quelle sera la valeur de la propriété demain ?
  • Quel est l’avenir de l’objet connecté ?
  • Tendons nous vers une nouvelle tendance de l’abonnement automatique ?
  • Devrions nous privilégier notre confort au détriment de notre dépendance aux marques ?

Une mise en pratique : quel devenir pour les musées face aux nouvelles technologies ?

Nous avons nous-même expérimenté un court atelier de design fiction avec notre équipe, en prenant pour sujet d’étude l’un de nos projet de design de service. Il y a quelques années, le musée du Louvre nous a contacté pour améliorer son expérience de visite. Le musée était soucieux de mieux répondre aux différentes attentes et besoins de ses visiteurs. Nous avons rouvert ce projet, pour voir l’impact qu’aurait eu le design fiction sur celui-ci.

Commençons par le sujet : notre recherche de terrain a montré à quel point l’expérience des musées à été bouleversée par l’usage continuel des smartphones et la mise en récit de soi pendant la visite. Nous avons ressorti les photos tirées de notre recherche où l’on pouvait observer des foules de smartphones devant une oeuvre, de visiteurs prenant des selfies dos aux oeuvres… D’où notre questionnement : quel devenir pour les musées face aux nouvelles technologies ? Le musée doit-il nécessairement s’adapter aux évolutions des usages et aux nouvelles tendances ? Doit-il les embrasser, quelles qu’en soient les conséquences et dérives potentielles ?

L’exposition animée sur Gustave Klimt à l’Atelier des lumières fournit également des pistes de réflexions sur la question d’un dévoiement de l’art comme objet d’expression, pris dans un contexte, une histoire, des influences, au profit d’un pur divertissement décontextualisé. Cet exemple était d’autant plus intéressant qu’il a été beaucoup controversé dans la presse:

“Dématérialisée, débarrassée de son support et de ses dimensions originelles, l’esthétique de Klimt devient alors purement décorative. Des siècles de recherche pour trouver le meilleur moyen de donner l’illusion de la vie à des figures immobiles sont dès lors rendus à néant pour satisfaire un public trop habitué à l’animation perpétuelle d’images sur des écrans devenus omniprésents, au point qu’il semble ne plus pouvoir se suffire d’une surface sur laquelle rien ne bouge ni ne clignote.”

(Bertrand Naivin, théoricien de l’art et des médias, publié sur AOC.media)

Après avoir introduit les termes du débat, nous avons invité chaque groupe à produire sa propre fiction en s’aidant de diverses références que nous avions apportées pour ouvrir différents imaginaires : films de science-fiction, oeuvres d’art, bandes dessinées… A la fin de cette phase de création, chaque groupe a présenté sa fiction pour que nous en débattions.

Cet atelier a permis à notre équipe de comprendre les apports de cette méthode et de tirer trois enseignements majeurs en prévision d’autres futures sessions.

#1 Pour faire effet, la fiction doit soulever des questions

Nous avons noté l’importance de faire comprendre aux participants que ce type d’ateliers doit faire l’objet d’un parti-pris fort et surtout soulever des questions. Il s’agit peut être d’une déformation professionnelle de designer, mais notre équipe a eu tendance à tenter de développer des innovations de rupture à tout prix plutôt que de réfléchir au potentiel de débat offerte par les fictions créées.

#2 : Se nourrir de la contrainte

Nous avons également pris conscience de l’importance de la contrainte. Un trop plein de références externes brouille bien souvent l’esprit créatif. Se contraindre à une seule référence nous semble être une manière plus simple pour ouvrir un imaginaire tout en évitant un mélange fade de bonnes idées décorrélées. A titre d’exemple, l’agence Design Friction a mené un atelier dans le cadre du Design Fiction Club où les différents supports guidaient facilement les participants. En s’appuyant d’un épisode de Black Mirror, les différents groupes devaient lister les points de friction de l’épisode puis en choisir un seul pour démarrer l’écriture de la fiction. Pour trouver une idée de concept, les médiateurs avaient préparé des cartes personnages, des cartes de temporalité, et des cartes “mémo” de questions pour avancer dans l’atelier et une cartographie qui retraçait la trame de l’épisode.

#3 : Ne pas sous-estimer l’intelligence de la main

Nous avions apporté des feuilles, des crayons, quelques post-its pour aider chaque groupe à modéliser leurs fictions. Compte tenu du temps imparti et du matériel à disposition, chaque groupe a préféré écrire sa fiction au lieu de la dessiner ou la prototyper. Si nous avions mis à disposition plus de matériel aux groupes, ils auraient eu plus de facilité à s’emparer des objets pour modéliser en volume leurs fictions. C’est notamment ce que l’agence Design Friction avait réalisée avec le Laboratoire Arts et Technologies de Stereolux lors du projet utop/dystop(IA) , atelier de réflexion-action sur l’intelligence artificielle. Ils avaient mis à disposition des participants des puces électroniques, des fils en tous genres, des circuits imprimés, des plantes, de la peinture… Ils ont ensuite, au moment de la restitution de ces travaux, fait une petite exposition où chacun présentait ces artefacts. Les fictions semblaient plus “plausibles” par leur tangibilité.

Anticiper, c’est prendre ses responsabilités

L’appellation Design Fiction pourrait suggérer que Le Design “classique” ne verserait pas dans l’imaginaire, qu’il serait centré sur le présent ou le court terme, et ne prendrait pour appui que le réel, le tangible, le certain : ce que semblent attendre les “utilisateurs” actuels ou potentiels, ce que demandent les client(e)s, ce que font les concurrents.

Difficile effectivement de dépasser la vision court-termiste quand les échéances se comptent en semaines ou en mois. Pourtant, loin de n’être qu’un “petit plus”, une énième méthode d’idéation, cet exercice de projection et d’anticipation relève de notre responsabilité fondamentale en tant que designer :

“By choosing to be a designer you are choosing to impact the people who come in contact with your work, you can either help or hurt them with your actions. We need to fear the consequences of our work more than we love the cleverness of our ideas. Design does not exist in a vacuum. Society is the biggest system we can impact and everything you do is a part of that system, good and bad. Ultimately we must judge the value of our work based on that impact, rather than any aesthetic considerations.”

(Mike Monteiro, “A Designer’s Code of Ethics”)

Nous nous devons d’oser imaginer les futurs potentiels, les dérives potentielles, les imaginaires possibles, nous nous devons de questionner ce que pourrait être le monde, ce que notre contribution pourra apporter et changer pour notre société.

Alors osons rêver, osons nous projeter, osons voir au-delà de la temporalité qui nous est imposée. Osons défendre ce que le Design doit à la fiction : sa capacité d’anticipation.

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