VivaTech édition 2019 avait moins pour objet la tech que l’évolution de nos sociétés et le rapport de forces mondial : un décryptage personnel

B Cl
The Experience Center Paris
10 min readMay 22, 2019
Crédit photo : Viva Technology

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La révolution technologique ne se décrète pas chaque année à heure fixe.
En 2019 à VivaTech, nous avons encore croisé des chatbots. Nous avons à nouveau aperçu notre reflet enjolivé de filtres dans un miroir connecté, nous avons conversé avec des interfaces vocales — de plus en plus perfectionnées bien que l’on note encore un petit effet dialogue de sourds — et nous avons enfilé de nombreux casques de réalité virtuelle, avec un inconvénient récurrent : le ridicule inévitable du cobaye de l’expérience, si réjoui soit-il dans son monde imaginaire. Note à nous-mêmes, designers : songer à améliorer cet aspect de l’expérience !

En revanche, nous avons amorcé cette phase du cycle de l’innovation où la technique, à peine sortie des laboratoires et couronnée de quelques échecs d’utilisation, quitte le radar des médias le temps d’explorer discrètement un grand nombre de cas d’usages pour en identifier les meilleurs.
Lorsque l’innovation réapparaît quelques années plus tard, alors que vous en aviez oublié l’existence, c’est avec l’assurance d’un produit prêt à inonder les marchés grand public.
Cette phase exploratoire est particulièrement intéressante considérée sous l’angle du design : c’est précisément le moment où le designer entre en jeu. Une chose est certaine : ces technologies peuvent sembler balbutiantes, mais le train de l’IA, de l’AR et de la VR doit être pris aujourd’hui. Ceux qui tarderont trop ne feront que réagir aux conditions d’un marché qu’ils n’auront pas créé.

Mais je ne m’attarderai pas sur les cas d’usages : d’autres l’ont déjà fait. Dans les allées bourdonnantes de VivaTech 2019, bien que la tech ait été le prétexte de tous les échanges, elle ne se trouvait pas au centre des propos. Plusieurs intervenants s’en sont même excusés : leur véritable sujet, c’était l’humain et le futur de nos sociétés. La technologie a si bien étendu son emprise dans tous les domaines de nos vies qu’elle a échappé aux mains des start-ups pour tomber dans celles du politique. En est-il vraiment conscient, et saura-t-il attraper cette balle à temps ?

L’IA : le catalyseur d’un choc des cultures dans le débat international

Crédit photo : Viva Technology

L’IA est sur toutes les lèvres. Pas encore adoptée, mais déjà présente dans vos poches, elle a conquis vos smartphones. Vous la découvrez, pourtant elle n’est pas née d’hier. Elle mûrit depuis vingt ans dans l‘ombre des laboratoires de recherche. Cette intelligence a désormais atteint un cap : ce n’est plus en puissance, désormais, qu’elle doit se développer. C’est en cas d’usages. C’est tout le problème : pour grandir, elle a besoin des foules. Se nourrir de vos données est le seul moyen de la faire évoluer. Certains (en Chine principalement) souhaitent laisser libre cours à son développement, lui offrant le terrain de jeu de populations les plus vastes possibles. Aux Emirats Arabes Unis, la nomination d’un ministre de l’Intelligence Artificielle, Omar Al Olama, est également porteuse de sens : présent à Viva Technology, il exposait un modèle de gouvernement qui accorde une place prépondérante à l’innovation, et se veut agile et flexible afin de tester en itération des cas d’usages de l’IA dans chacun de ses départements.

L’Europe, par la voix de Françoise Soulié-Fogelman, conseiller scientifique au hub France IA, défendait un « gentle capitalism » avec une IA « that brings good to our citizens » : reconnaissant un manque d’agilité que nous devons pallier, elle défendait un modèle et des valeurs que la défense de l’innovation ne doit pas compromettre.

Au-delà des clivages politiques, il est aussi important de donner à l’IA sa juste place. Trop d’enthousiasme à automatiser les processus ne doit pas nous faire oublier la force des interactions humaines, par exemple. Sur le stand de Talan, Dominique Sciamma pour l’école de design Strate posait les contradictions liées à l’intelligence artificielle dès lors que l’on cherche à remplacer des fonctions humaines.

Bien paramétrée, l’IA répète inlassablement un processus fixe, infiniment plus rapidement que le cerveau humain, et sans erreur. Elle ne connaît pas la fatigue, ni l’ennui, ne dort pas, n’a pas de revendications salariales. Elle prend les décisions froidement, selon la définition qu’on lui a fournie de la justice ou d’un accord avantageux, sans y accorder aucun affect. Compétence utile dans l’univers survolté des marchés financiers, par exemple, où l’être humain tend rapidement vers l’irrationnel.

En revanche, l’IA ne sait pas créer. Elle n’a ni empathie, ni compassion. Elle ne sait pas écouter. Elle ne saura pas vous surprendre. Elle sait parfois réagir à l’inconnu, mais pas avec l’à-propos dont sait encore faire preuve le cerveau humain, soutenu par son expérience et par cette structure complexe, imprévisible qu’est le cerveau reptilien, pas si primitif qu’il en a l’air.

C’est donc vers ces terrains que l’humanité doit porter sa force de travail, car c’est là que se trouve sa valeur ajoutée. Oui, l’humain aura toujours une valeur demain, tant que son utilisateur restera un autre être humain, capable de ressentir, d’aimer, de s’agacer, de désespérer, d’exulter, de rire, de pleurer, de réfléchir.

Intervention de D. Sciamma (école Strate) sur le stand de Talan

Le rapport de forces mondial de demain s’écrit dans les politiques d’innovation

Si elle est fermement défendue par les entrepreneurs européens, la philosophie de l’innovation européenne reste un vaste sujet d’étonnement et d’incompréhension pour nombre d’observateurs internationaux. Cette édition de Viva Technology a mis en évidence d’intéressants clivages culturels à ce sujet. « Mais comment imaginez-vous innover si vous régulez tant ? » « Je suis inquiet pour l’Europe », disait Jack Ma, emblématique patron d’Alibaba.

Kai-Fu Lee, CEO de Sinovation ventures, expliquait quant à lui la success story de la croissance de l’IA en Chine, qui a débuté il y a seulement cinq ans. Tentant d’appliquer la même recette à l’Europe, il voyait quatre écueils :

- Le tissu entrepreneurial, qu’il ne juge ni aussi innovant que celui des USA, ni aussi tenace et travailleur que celui de la Chine — qu’il décrit en employant les termes de « gladiator fight », « faster and more furious than Silicon Valley ».

- Le fait que l’Europe est un marché fragmenté, possédant des territoires et des langues distinctes : être couronné de succès à Berlin ne garantit pas la même réussite à Paris ou Madrid. Dans le cas des technologies nécessitant un très grand volume de données, cela peut poser problème.

- Les fonds consacrés à l’innovation sont insuffisants, tant les budgets consacrés à la recherche (affirmation corroborée par Yann Le Cun, tout récent vainqueur français du prix Turing) que les fonds investis en capital-risque, ce qui entraîne une valorisation insuffisante des entreprises innovantes.

- Enfin, la régulation lui semblait un véritable frein à l’innovation.

Mais les représentants Chinois, parlant d’un Internet entièrement dérégulé, semblaient étrangement oublier les lourdes restrictions pesant sur leur territoire sur les usages de nombre des plus grands sites web mondiaux.

Un stand Tech for Good (malheureusement tous relégués dans le hall 2, peu visible)

Tech for Good : où le politique tente de réguler la destruction créatrice pour le bien commun
En 2019, comme en 2018, VivaTech était précédé d’un sommet international « Tech for good » initié par Emmanuel Macron, auquel étaient conviés 80 dirigeants de la technologie mondiale. L’ambition de cette initiative était de fédérer les entreprises technologiques, conscientes de leur impact profond sur la société et du pouvoir qu’elles détiennent sur de nombreux plans, afin d’œuvrer collectivement pour une technologie plus positive. Cela peut sembler idéaliste, mais ces géants internationaux ont déjà prouvé qu’ils étaient capables de changer le monde, pour le meilleur et pour le pire. En prendre conscience et régler certains problèmes est déjà une avancée. L’agenda de Tech for good, enrichi suite à la première édition, a surtout consisté en une revue des objectifs de 2018 et de leur atteinte (plutôt satisfaisante). Deux nouveaux objectifs ont également été fixés, en lien avec les actualités récentes : lutte contre les propos haineux sur les réseaux sociaux, suite aux événements de Christchurch en Nouvelle Zélande, et féminisation du management des entreprises tech. Si, en 2020, ces objectifs sont atteints même partiellement, c’est un petit pas pour les GAFA, mais un pas notable pour le politique. Attention cependant à ne pas se satisfaire de quelques succès affichés en détournant le regard des combats restant à mener : cette édition a été entachée de façon parallèle par la mise en avant discutable d’Uber et de Frichti, très critiqués concernant leur politique d’emploi.

Les Fintech, victoire du vieux continent
L’Europe, et en son sein la France, n’est pas encore un modèle en termes d’élevage de licornes. Que ceux qui visualisent un poney mauve doté d’une corne chassent cette image de leur esprit : licorne est le terme consacré pour une startup valorisée à plus d’un milliard de dollars. L’objectif fixé par l’Etat français est de 20 licornes d’ici 2025. Nous en comptons à l’heure actuelle 4, tandis que le Royaume-Uni en affiche 16, la Chine 90 et les USA 165 (outre ces nombres, il est également important de considérer le classement de ces licornes, dont les plus importantes se trouvent en Chine et aux USA).
Mais nous avons aussi nos domaines d’excellence, précisément grâce aux spécificités de notre marché et de notre culture : il est donc important de citer ici les FinTech, secteur où l’Europe est clairement leader. D’après Flora Coleman, représentant la FinTech britannique TransferWise, qui s’est exprimée à VivaTech, cette avance a été rendue possible par une régulation intelligente, bien qu’encore imparfaitement harmonisée, qui a aidé les startups à se frayer un chemin dans l’univers bien établi des banques. Le fait que l’Europe soit un marché unique pour les licences bancaires, et l’existence même de nouveaux processus réglementaires comme le KYC (« Know Your Customer ») ont permis l’émergence de nouveaux acteurs bancaires. La création de bacs à sable réglementaires et la recherche de transparence sont, selon Flora Coleman, de bons exemples de la façon dont la philosophie réglementaire européenne peut encourager l’innovation.

Le rôle de l’Etat dans le nouvel ordre mondial
Au-delà d’un périlleux exercice de funambulisme consistant à démontrer les attraits du territoire français et européen pour les grands acteurs de la technologie tout en les incitant à une attitude responsable notamment concernant le paiement des impôts, il appartient désormais au politique de donner forme au nouvel ordre mondial qui se constitue par la technologie. Cela passe notamment par la négociation des futurs standards : beaucoup d’attentes reposent sur les épaules d’Henri Verdier, ancien DSI de l’Etat français et actuel ambassadeur du numérique, ainsi que sur Cédric O, secrétaire d’Etat en charge du Numérique, et Emmanuel Macron. Mais cela passe aussi par la défense de nos spécificités et de notre philosophie d’innovation en faveur d’une utilisation positive de la technologie, et d’une gestion responsable de ses impacts sur l’environnement et sur les comportements humains.

Ne nous y trompons pas : derrière le combat de titans des GAFA et des constructeurs, le politique est bien présent. Derrière le duel Google-Huawei, c’est le poids du gouvernement américain qui s’impose, et qui plonge dans la perplexité des millions d’utilisateurs : pourront-ils mettre à jour leur téléphone demain ? L’expérience utilisateur, on le comprend, ne dépend plus uniquement des entreprises qui la proposent : les enjeux se situent désormais à une toute autre échelle.

Conclusion
Les débats, vous l’aurez compris, ont porté bien au-delà du hardware et du software. C’est ce qui fait la particularité désormais affirmée de VivaTech, par opposition au CES par exemple, fidèle à son origine de show électronique, qui se concentre sur la technique pure.

Reste à définir ce que nous devons retirer de ces échanges.

Après la Silicon Valley, nous avons certainement beaucoup à apprendre de la Chine en matière d’innovation, « sans naïveté mais sans manichéisme » pour citer Cédric O, si nous souhaitons rester pertinents dans un monde en recomposition autour des enjeux de la technologie. Mais nous avons aussi beaucoup à apprendre de l’Africatech et de sa philosophie du partage. Et nous avons, surtout, la richesse de notre propre ADN à défendre, et de belles initiatives à développer pour qu’elles ne soient pas reléguées au rang d’utopies : nos innovations Greentech, notre combat pour la Tech for good. La France a du talent et des idées. L’Europe aussi. La tech menace-t-elle notre modèle de démocratie, si mal compris par nos observateurs d’autres régions du globe ? Notre système, certes, est lourd et complexe, et fonctionne souvent en silos. Mais il a vu naître les Droits de l’Homme. Si ses règles sont rigides, c’est par souci de préserver nos libertés et de protéger les plus faibles. Il nous faut l’améliorer et le défendre.

En arrivant à VivaTech, j’entendais au feu rouge, par la fenêtre d’une voiture, les bribes d’une émission humoristique. Il y était question des élections européennes, dont beaucoup se désintéressent. « La seule institution où il n’y a pas d’abstention, c’est Euromillions », disait l’humoriste. Et j’ai ri. Parce que c’était drôle. Parce que c’était vrai. Il est peut-être là, le problème. Si nous devons nous unir pour exister sur la scène internationale, parce que c’est le sens de l’Histoire, et si nous souhaitons préserver cette immense expérience utilisateur qu’est la démocratie, ne devrions-nous pas redesigner le système Europe pour le rendre plus agile, mais aussi plus désirable pour tous les Européens ?

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