Interview d’Yslaire, le père du chef d’oeuvre Sambre

Bernard Hislaire, alias Yslaire, est l’un des derniers grands dessinateurs et scénaristes belges. L’auteur est surtout reconnu pour sa saga romantique et historique , dont le premier tome est sorti en 1986 et le sixième en 2011 ! Loin de l’industrie intensive qu’est parfois devenue la BD, Sambre est un OVNI dans un ciel bien encombré. Racontant l’histoire d’amour maudite entre Bernard Sambre, cheveux rouge et yeux noir, et Julie, cheveux noir et yeux rouge, la bande dessinée est caractérisée par sa palette de couleur limitée au noir, au blanc et au rouge. La sortie du tome 5 “ Maudit soit le fruit de ses entrailles” en 2003 a coïncidé avec une ré-édition de très grande qualité des quatre premiers tomes. Le tome 3 en a profité pour changer de nom pour passer de “ Révolution, révolution…” à “ Liberté, liberté…”. Oeuvre tragique et grandiose, s’inspirant des récits classique de la littérature du XIXème siècle, Sambre est, selon moi, l’une des plus grandes BD jamais dessinée. J’aime tout particulièrement comment l’auteur définit lui-même son oeuvre (extrait de La Légende des Sambre) :

Je veux une histoire d’amour. C’est mon obsession, une histoire d’amour qui finit mal… J’ai envie de plonger dans une tragédie qui serait placée dans un cadre historique pour me ramener à cette littérature du qu’enfant, j’avais découvert dans la bibliothèque de mon père…

J’ai eu la chance d’interviewer Yslaire en avril 2009 pour un magazine étudiant et je souhaitais remettre en avant ce témoignage fort sur l’évolution du monde (de l’industrie ?) de la bande dessinée en France et en Belgique.

Comment cette passion pour la BD est-elle née ?

J’étais comme tous les enfants, je dessinais quand j’étais petit, sauf que là j’y insérais des histoires. C’était vraiment naturel pour moi. J’avais le choix entre être ingénieur en aéronautique ou dessinateur, et j’ai choisi dessinateur (même si mes premiers dessins représentaient des fusées partant dans l’espace). Ensuite, j’ai rencontré J.M Brouyère, dessinateur du journal de Spirou. Ce fut la chance de ma vie. Il m’a pris sous son aile, il m’a emmené dans son atelier. Je suis ainsi rentré dans un groupe de hippies avec lequel j’ai vécu des tas de choses, notamment quand le rédacteur en chef de Spirou m’a remmené chez moi alors que j’étais à moitié bourré. (rires) C’était une ambiance très particulière à l’époque et très difficile à imaginer en ce moment. Il faut savoir que la rédaction de Spirou s’était installé dans le bistro du coin. La BD, c’était d’abord une bande de copains, de hippies ou de gens étranges. C’était vraiment une époque étrange. Ca n’a aucune commune mesure avec ce qui peut se passer maintenant.

À 13 ans, je faisais déjà un fanzine, dans lequel je faisais des interviews d’auteurs et mes propres BDs. Je correspondais avec Jacques Glénat à l’époque. Puis on s’est rencontré à Paris, il était à peu près aussi décalé que nous, puisqu’il venait de Grenoble et nous de Bruxelles. C’était un tout autre monde.

La BD, c’était d’abord une bande de copains, de hippies ou de gens étranges

Sambre — Faut-il que nous mourions ensemble…

Que pensez-vous de l’évolution du monde de la BD ?

Ha, c’est une question vaste. J’ai un peu tout vu, j’ai connu à peu près tous les éditeurs personnellement, certains que j’ai vu commencer, comme Delcourt et Glénat. La bande dessinée a une longue histoire, mais je retiens qu’elle était belgo-française, qu’elle est devenue franco-belge, et qu’elle ne sera bientôt plus que française. Il y a une évolution économique qui fait que les grands acteurs, comme Dupuis, Lombart, Casterman ont été racheté par des Français. Et pour un éditeur parisien, Bruxelles paraît très très loin. La Belgique est un pays étranger, alors que quand j’ai commencé la BD, il n’y avait pas de frontières entre la Belgique, la France et la Suisse. On aimait tous la même chose, on écoutait tous la même musique. Désormais, le nationalisme a gagné du terrain. J’ai même entendu qu’à Angoulême, il voulait faire un prix spécial pour les Belges. Mais ces mouvements n’empêcheront jamais un auteur de travailler. Moi, par exemple, j’étais chez Spirou et désormais, je suis chez Futuropolis, un éditeur très parisien. En réalité, il y a des mouvements de balancier. À une certaine époque, la rédaction de Spirou était l’avant-garde, puis ça s’est déplacé à Paris. Au début, c’était presque anti-belge. Il y avait une fracture entre la BD commerciale belge et la BD adulte, où l’on représentait majoritairement des femmes nues. Tout s’est pacifié il y a une quinzaine d’années avec l’émergence d’une nouvelle génération, la mienne. Et puis, il y a ensuite eu un mouvement de groupe indépendant qui rejetait la BD traditionnelle, mais bien qu’ils fussent radicaux, ils ont vraiment apporté quelque chose. Mais je trouve dommage, qu’ils aient rejeté une partie du monde de la BD.

La bande dessinée a une longue histoire, mais je retiens qu’elle était belgo-française, qu’elle est devenue franco-belge, et qu’elle ne sera bientôt plus que française.

Croquis de Bernard et Julie

Que pensez-vous du nombre croissant d’adaptation de BD au cinéma ? Souhaiteriez-vous que Sambre soit adapté ?

L’adaptation n’est pas un but ultime. Il y a une scénariste de cinéma, Gérard Brach qui a dit: “adapter un livre au cinéma, c’est comme faire une sculpture de la Joconde”, donc quel est l’intérêt ? À moins peut-être d’avoir un Rodin pour la faire. Le pouvoir d’adaptation est très relatif. Néanmoins, il y a un enjeu financier énorme. Dans mon cas, sous certaines conditions et dans le cas où je serais le metteur en scène, ça pourrait être intéressant. Sauf bien sûr, si je tombe sur un metteur en scène qui me séduit par sa vision et qui arriverait à me convaincre de l’utilité d’en faire un film. Autant, j’aime le cinéma et j’aimerais en faire, autant je me méfie de ces adaptations que l’on peut faire en Europe. Aux Etats-Unis, la BD est différente. Par exemple, Spiderman a été fait par des dizaines d’auteurs, donc le film n’est qu’un épisode en plus parmi d’autres, donc ça choque beaucoup moins. En Europe, on est quasiment assuré d’un échec artistique. À mes yeux, la seule réussite est le 2ème Astérix. Alain Chabat a réussi à transmettre l’esprit de la BD originale.

Je pense que l’un n’est pas fait pour l’autre. Il faut quand même préciser que c’est une bonne chose pour la BD au niveau du marché économique. Cela valorise la BD, ça lui offre plus d’audience. Ha, mais j’ai oublié un cas exceptionnel: Persépolis. C’est un cas où l’auteur adapte son oeuvre et pour moi, le film est presque supérieur à la BD. L’univers est tellement fort et comme graphiquement la BD n’était pas un chef-d’oeuvre, elle ne pouvait que gagner, car c’est l’histoire qui est puissante dans son cas. Je peux beaucoup plus imaginer des adaptations dans le cinéma d’animation, surtout quand on voit l’échec d’un Blueberry.

Votre série culte, Sambre, a réussi à casser les codes d’une série traditionnelle en évitant une sortie régulière. Pensez-vous que ce modèle soit unique à Sambre ?

Sambre est un modèle rare. Quand j’étais petit, il y avait Blake et Mortimer, qui sortait de manière extrêmement rare. La carrière s’étend sur 25 ans et les albums étaient extrêmement rares. C’est un peu ce qu’on appelle “l’école belge”. Moi, je n’ai pas calculé, je n’ai pas pu faire autrement, parce que j’ai pris le chemin de faire une BD qui se voulait sincère, sur un thème archi connu, qui est une histoire d’amour dans un contexte historique. C’est ultra-rabattu, donc je voulais faire une BD dans laquelle je me reconnais, avec un supplément d’âme, pas un simple produit de consommation. J’ai toujours essayé de rester sincère, de ne pas faire l’album de trop et je ne voulais pas tomber dans un système de production. Je suis un héritier des 70’s, et le commercial est quelque chose qui me fait horreur et j’ai toujours voulu faire à chaque fois le plus beau livre que je puisse faire. Pour le moment, le public m’a suivi. Il faut savoir que le public de Sambre est un peu différent. D’habitude, le public est à majorité masculine, alors que pour Sambre, c’est à majorité féminine.

Je voulais faire une BD dans laquelle je me reconnais, avec un supplément d’âme, pas un simple produit de consommation

Pour la Guerre des Sambre, vous collaborez avec la nouvelle génération de dessinateur. Que pensez-vous de cette génération ? Qu’a-t-elle de différent par rapport à la votre ?

Sambre est une histoire de famille, donc de plusieurs générations. J’avais envie de raconter la genèse de l’histoire de Bernard et Julie et montrer que la folie des Sambre remontait très loin dans l’arbre généalogique. Mais cette histoire représentait tellement de matière que je me sentais bien incapable de la dessiner tout seul. Donc j’ai décidé de faire appel à d’autres gens. J’ai eu de la chance de rencontrer Bastide et Mezil pour le premier cycle, il y en aura d’autres. Ils ont l’âge d’être mes enfants. Ce sont des virtuoses et ils se mettent au service d’un univers qui n’est pas le leur. C’est une collaboration très respectueuse, mais pas traditionnelle. Je suis le metteur en scène, je fais les esquisses, le story board, le scénario. Je suis un peu le chef d’orchestre et eux les artistes solistes, et ils interprètent leur partition avec énormément de brio. En plus, ils sont un peu contrario de la vague actuelle qu’on appelle “la nouvelle BD”. Ils sont en décalage, c’est-à-dire que la fabrication est très importante, ils aiment beaucoup le dessin figuratif.

Le regard de braise de Julie

Pour le deuxième cycle, je travaille avec Marc-Antoine Boidin, qui est très différent des 2 premiers, et c’est ça qui est passionnant, de créer une collaboration nouvelle. Ce ne sont pas des ouvriers, et c’est pour cela que je prends l’image du chef d’orchestre. J’ai une partition à faire jouer, mais un soliste n’est pas l’autre. Et on connaît en musique l’importance de la qualité de l’interprète. Et j’espère que cela va donner une couleur différente, pour ne pas faire un sous-produit. C’est un peu comme une histoire de famille qui aurait traversé plusieurs générations, et comme si plusieurs peintres avaient fait le portrait d’une génération. On reconnaît un air de famille, bien que les tableaux soient différents.

C’est un peu comme une histoire de famille qui aurait traversé plusieurs générations, et comme si plusieurs peintres avaient fait le portrait d’une génération. On reconnaît un air de famille, bien que les tableaux soient différents.

Pensez-vous arrêter un jour la BD ?

Evidemment, nul ne peut prévoir. Je n’ai jamais rien fait d’autres que de raconter des histoires avec des images. Je me suis rendu compte avec les années, que la BD était un lieu de grande liberté d’expression en comparaison à d’autres arts. J’ai fait beaucoup de choses, notamment dans le théâtre et le cinéma, et dans tous ces milieux la liberté est nettement moindre. C’est très différent, on manque de moyen, on est moins reconnu que si l’on faisait du cinéma par exemple, mais il n’y a personne pour nous dire ce qu’il faut faire, et on a une relation privilégiée et de confidence avec le public. On est le seul maître d’œuvre. C’est nous qui choisissons. Et cette liberté est très précieuse dans notre monde actuel, et quand on a la chance d’avoir un public suffisamment fidèle pour en vivre. Donc pourquoi changer ? Mais je suis un auteur qui a constamment évolué. Entre Bidoulle et Violette, Sambre et XXème ciel.com, c’est très différent. Je ne crois pas pouvoir arrêter. Peut-être qu’un jour je raconterai des histoires sous d’autres formes comme le cinéma par exemple. Mais le livre reste pour moi la base.

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