Les valeurs d’entreprise: bullshit ou levier ?

Laurence Lucas
The Galion Project

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Chaque entreprise communique désormais sur ses « valeurs ». Imprimées sur la brochure institutionnelle, martelées lors du séminaire annuel, placardées dans les bureaux, elles font partie du kit de base de l’identité corporate d’une société.

Un incontournable donc…voire une tarte à la crème ! Car elles peuvent souligner cruellement le fossé entre une vision idéalisée de l’entreprise et la réalité vécue par les collaborateurs. Alors, les valeurs : bullshit ou levier pour l’entreprise ?

Des valeurs orientées business

Les valeurs constituent une partie essentielle de la culture corporate, cet ensemble de règles, de codes et de rites formels et informels qui font l’identité singulière d’une entreprise. Par « valeurs » dans le monde professionnel, on entend ici ce qui est défini par une société comme une référence en termes d’actions et de comportement.

Selon Jonathan Azoulay, CEO de Talent.io, « les valeurs, c’est la façon dont je veux que ma boîte fonctionne au mieux, que les collaborateurs se sentent épanouis pour donner le meilleur d’eux-mêmes. » Il ne s’agit donc pas de définir des valeurs morales mais « business oriented » traduisant les moteurs de l’entreprise.

L’enjeu est de forger une culture d’entreprise puissante et attractive, qui fasse la différence sur le marché. Car « alors que tout est désormais duplicable (produit, process, etc), la culture d’entreprise est la seule chose qu’on ne peut pas reproduire », souligne Fany Pechiodat, fondatrice de My Little Paris. C’est ainsi que les valeurs participent… à la création de valeur de l’entreprise.

Recruter sur les valeurs

Lors du recrutement, elles constituent un filtre et permettent d’éviter les erreurs de casting en vérifiant la compatibilité du candidat avec la culture de l’entreprise. A l’inverse, un collaborateur qui a un déficit de compétences mais un vrai fit culturel avec l’entreprise restera quelqu’un en qui il est utile d’investir en formation et coaching.

Les valeurs peuvent aussi faire la différence et attirer un candidat très convoité. Comme l’écrit Simon Sinek, dans « Start with why : how great leaders inspire everyone to take action » : « les gens n’achètent pas votre « quoi », ils achètent votre « pourquoi ». Nous sommes attirés par les leaders qui savent communiquer sur ce en quoi ils croient. (…) C’est cela qui est inspirant. »

Elles constituent donc un levier de fidélisation intéressant dans un monde professionnel souvent décrié pour sa perte de sens : si on choisit une entreprise pour un job, on y reste souvent pour sa culture…

Un puissant levier de management

Les valeurs sont des outils d’amélioration du management : en formalisant ce que l’on attend d’eux, elles servent de référence pour recadrer les collaborateurs, que ce soit sur des points formels (ponctualité, etc), sur le comportement, mais aussi lors des entretiens d’évaluation.

Elles permettent de fluidifier l’information dans une organisation en croissance. Pour concrétiser la valeur « esprit d’équipe » d’AB Tasty, Alix de Sagazan a mis en place des « big ups » où chacun dit en 2mn ce qu’il a fait la semaine précédente. « Ainsi, personne ne peut dire qu’il ne savait pas », commente Alix.

Engager les collaborateurs et leur donner le mindset

Mais surtout les valeurs sont essentielles pour garantir l’alignement des décisions et des actions.

Frédéric Mazzella, co-fondateur de Blablacar, compare les valeurs à un tuteur qui aide l’entreprise à grandir : dans une société en forte croissance, dont les fondateurs sont de moins en moins accessibles, elles rendent les collaborateurs autonomes en leur donnant le « mindset », la grille de lecture. Chaque collaborateur, quelle que soit sa fonction ou son implantation géographique, peut déduire la décision à prendre à partir des valeurs de l’entreprise. Elles sont aussi, à ce titre, un puissant facteur de motivation et d’engagement.

Incarner les valeurs

Toutes les entreprises ont des valeurs. Toutes affichent leur volonté d’être « innovante » ou d’encourager « l’esprit d’équipe ». Alors qu’est-ce qui fait que ça « prend » ou pas ? Que des valeurs deviennent réalité ou qu’elles restent du discours ?

Le mot clé : l’incarnation. « La vraie différenciation, c’est comment on actionne la valeur » estime Jean-Charles Samuelian, fondateur d’Alan. La valeur doit donc descendre de son piédestal théorique pour devenir une réalité sur le terrain. Dans le cas contraire, elle reste une incantation paradoxalement dénuée de valeur, perçue ironiquement par les salariés… avec un gros effet boomerang à la clé !

Frédéric Mazzella a associé aux 10 valeurs définies avec ses équipes de BlaBlaCar des process précis, qui répondent à l’ensemble des problématiques de l’entreprise. Chacune trouve ainsi son champ d’application. « Never assume, always check » rappelle que les décisions doivent être basées sur des faits vérifiés ; « Vanity/Sanity/Reality » questionne le choix de la data pertinente…

Chez AB Tasty, raconte Alix de Sagazan, la bienveillance a pris la forme du jeu du gorille et de sa cacahuète. Chaque collaborateur est à la fois gorille et cacahuète. Le gorille couvre d’attentions anonymes sa cacahuète, qui doit démasquer son généreux gorille. Ca change une ambiance et les rapports humains !

Tout cela n’est pas seulement « gentil » : cela entraîne une plus grande implication, une meilleure ambiance, une productivité accrue, une aide à la décision… avec de vraies conséquences sur l’activité.

Des valeurs pour tous ?

Dans des équipes souvent très hétéroclites par leurs métiers et leurs profils, comment définir des valeurs assez générales pour s’adresser à tous et assez spécifiques pour que chacun s’y retrouve ? Est-ce que les valeurs sont faites pour tous les collaborateurs ?

L’essentiel est que chacun puisse trouver dans les valeurs formalisées par l’entreprise une matière qu’il puisse s’approprier. « Dans les faits, elles sont vécues différemment selon les profils et les métiers, mais elles sont cohérentes avec tout le monde, » résume Geoffroy Guigou.

Taille et localisation de l’entreprise, les deux déclencheurs

Pour Jérémy Clédat, de Welcome to the Jungle, ou Anji Ismaïl, fondateur de Doz, leur projet d’entrepreneur s’est tout simplement bâti sur les valeurs qu’ils souhaitaient mettre en œuvre.

Pour d’autres, l’entreprise doit avoir atteint un certain degré de maturité pour voir émerger les valeurs qui correspondent à son ADN. Gregory Pascal, CEO de SensioLabs, estime que le seuil se situe à 10–15 personnes, soit « dès qu’il y a des strates intermédiaires de management et qu’on est trop nombreux pour que l’info circule naturellement. »

Le deuxième critère est celui de la localisation : le passage à l’international et travail délocalisé sont de vrais déclencheurs. Dès que les équipes sont éparpillées et que les recrutements se font localement, les valeurs sont indispensables pour garantir l’alignement des actions avec la vision de l’entreprise.

Le point de départ : la conviction des fondateurs

Les valeurs ne traduisent l’ADN de l’entreprise que si les fondateurs croient en leur importance. C’est donc à eux d’initier le projet.

La conviction des fondateurs est d’autant plus importante que le process, long et exigeant, prend 3 à 6 mois minimum et requiert leur totale implication. C’est un projet stratégique au même titre qu’une nouvelle implantation à l’international.

Un process collaboratif

Le process de définition des valeurs se fait en plusieurs étapes itératives, qui mixent des approches top-down et bottom-up :

- définition de valeurs par les fondateurs

- travail avec les équipes pour challenger ce premier choix, sous forme de questionnaire ou de séminaire

- Analyse du retour et amendement du projet initial

- Formalisation

- Communication des valeurs à l’ensemble des équipes

La 1ere étape top-down montre aux équipes l’importance stratégique du projet et permet de leur proposer des valeurs fidèles à la vision des fondateurs. Puis l’implication des collaborateurs les amène à s’approprier les valeurs en les adaptant. Enfin la diffusion par les fondateurs rend les valeurs visibles. Un travail hyper-collaboratif donc.

C’est, aussi, un process strictement interne. Car il faut partir de l’expérience de l’entreprise par les collaborateurs pour aboutir à des valeurs cohérentes et appropriables par tous.

La formalisation et la diffusion, aboutissements du process

Pour Frédéric Mazzella, la formalisation des valeurs — le wording, le design — est primordiale pour favoriser leur appropriation par les équipes. Ainsi, les valeurs de BlaBlaCar sont des formules dont la musicalité très étudiée les inscrit facilement en mémoire. Quant à leur design, il reprend les codes couleurs de l’entreprise. Un mélange redoutablement efficace du fond et de la forme…

D’autant qu’elles sont largement diffusées : affichées dans les bureaux, déclinées en mugs et stickers, rappelées lors des événements d’entreprise… L’objectif : ne pas rester dans l’implicite !

Dans cette logique, Geoffroy Guigou a fait traduire les valeurs de Younited dans la langue de chaque pays d’implantation. Pour favoriser la compréhension, mais aussi l’appropriation par tous. Et éviter les malentendus…

Une matière vivante

Traduisant l’identité de l’entreprise, les valeurs s’inscrivent dans la durée. Pour autant, il faut vérifier régulièrement qu’elles gardent du sens par rapport à l’évolution de l’entreprise. C’est une matière vivante, qui change avec l’entreprise et les collaborateurs pour rester fidèle à leur identité.

Socle identitaire de l’entreprise, les valeurs n’offrent pas de rentabilité immédiate, et leur ROI reste immatériel. Ce qui ne signifie pas qu’elles n’ont pas d’impact.

Une chose est sûre : elles sont indispensables. Ainsi la 6e édition du Millenial Survey mené par Deloitte dans 29 pays sur 8 000 millenials concluait que 2 millenials sur 3 ne voulaient pas d’un job dont ils ne partageaient pas les valeurs…

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