Élection, piège à clics 🇬🇧

La campagne éclair des élections générales en Grande-Bretagne a fait la part belle au clickbait. Parodies, memes, fake news : la bataille qu’ont livré les deux partis majeurs du royaume pour attirer les électeurs n’obéit à aucune règle. Exister tout le temps, partout. Gagner la guerre de l’attention à n’importe quel prix. Envahir les fils d’actus et les plateaux télés pour infuser dans l’opinion. Démonstration.

Louis Boulay
The Spin Notes
10 min readJan 20, 2020

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Depuis 2014, la part de la population occidentale qui s’informe toutes les semaines sur les réseaux sociaux reste stable (36% sur Facebook selon le Reuters Institute Digital News Report), elle est même en légère baisse. Mais capter l’attention des utilisateurs est devenue une tâche ardue. L’avènement des groupes privés et les annonces abruptes des plateformes sur la monétisation de la visibilité en 2018 ont favorisé les stratégies de ciblage de communautés.

Quitte à oublier, parfois, qu’être visible sur les réseaux sociaux n’est pas une fin en soi. Et que parler à l’opinion, nécessite de porter un discours au-delà des fils d’actualités. C’est peut-être ce choix stratégique qui a permis au candidat conservateur, Boris Johnson, d’être élu avec une large majorité le 13 décembre 2019. Prendre le parti d’occuper l’espace, partout, tout le temps, en ligne et hors ligne, avec un message clair. Et surtout avec des contenus qui donnent super, super envie de cliquer.

Comment résister à regarder ce qui va se passer ?
Puisqu’on vous dit que ce n’est pas un clickbait !

Les Britanniques ont le sens du clickbait, aussi parce que les tabloids sont devenus maîtres dans l’art de vous faire cliquer sur n’importe quoi. Quand le Daily Mirror vous donne l’astuce stupéfiante d’une grand-mère à moins de 1£ pour laver les t-shirts blancs, l’Independant vous dit ce qui est vraiment très étrange avec les nouveaux AirPods et le Daily Mail UK vous explique comment une femme a découvert un boa de 2,5 mètres dans son évier de salle de bain.

L’utilisation de ce mécanisme à des fins politiques n’est pas nouvelle. Le parti de Tories est habitué des formules clickbait adoptées depuis plusieurs mois sur leurs vidéos YouTube.

Mais cette campagne éclair — 13 jours officiellement — a franchement montré de quoi les Britanniques étaient capables. Une campagne qui n’a pas bien commencé pour le camp travailliste qui aura négocié en vain la date de ces élections anticipées et a tardé à se positionner.

Des débuts labourieux pour Corbyn

Après une entrée en campagne mouvementée, le camp Corbyn peut compter sur des contenus et des arguments bien huilés pour rattraper son retard. La communication du parti travailliste rappelle, à cet égard, les grandes années du Parti Socialiste : de bonnes idées, une exécution propre, un wording accrocheur et un slogan bien ficelé. Une bonne campagne de com’ quoi, qui se regarde mais ne crée pas vraiment la surprise.

Alors, vous avez regardé jusqu’à la fin ?

La ligne politique floue de Jeremy Corbyn — le manque de clarté sur le Brexit, sur les soupçons d’antisémitisme au sein du Labour — transparaît dans sa communication. Peu de messages clairs, surtout des ribambelles de bons mots, de montages marrants, de blagues bien senties, principalement moquant le camp opposé.

Le message central du Labour “Vote for NHS”, autrement dit “sauvez le système de santé britannique” arrive réellement quelques jours avant l’élection. La parution d’une photo dramatique en une du Daily Mirror précipite les choses : on y voit un enfant de 4 ans souffrant d’une pneumonie allongé au sol à cause du manque de lits disponibles à l’hôpital de Leeds.

Boris Johnson refuse de commenter ladite photo et pique au passage le téléphone du journaliste qui lui montre le cliché. Côté Labour, on redouble d’efforts pour défendre la NHS. C’est la vidéo du vol de téléphone qui tournera en boucle sur les chaînes de télévision. Johnson 1 — Corbyn 0.

Mais va-t-il VRAIMENT VOLER LE TÉLÉPHONE DU JOURNALISTE ?

Le Labour rate sa cible : les classes populaires

Hormis cette dernière séquence sur la NHS, les prises de paroles du Labour ont été très fragmentées : jouer sur la ras-le-bol des conservateurs au pouvoir, valoriser l’héroïsme des travailleurs du service public, détailler le programme fiscal dans une recette de cuisine, moquer les réductions d’impôt faites aux plus riches par les conservateurs… Or cette fragmentation de messages ne marche que sur un temps long et une audience très ciblée.

Première erreur stratégique du Labour : avoir pensé gagner une campagne avec une diffusion de messages aussi émiettée sur une durée de campagne limitée à trois petites semaines. Deuxième erreur : avoir tablé sur une communication très lolcat qui parle quasi-exclusivement aux classes supérieures, diplômées et très connectées.

Les résultats des élections le confirment : les scores sont éminents chez les citoyens, ayant fait de longues études, déjà initiés à la politique et habitués des memes politiques sur Twitter. Les classes populaires, elles, notamment les ouvriers peu diplômés, ont largement décroché du Labour — et ce depuis 2015.

Notons malgré tout quelques bonnes idées du Parti Travailliste comme Gogglebox Reacts qui montre des familles britanniques réagir aux annonces farfelues du candidat Johnson sur les investissements dans le système de santé.

Quoi de mieux que de regarder des gens qui regardent la télé ?

Le format est original, mais le sujet de la vidéo elle-même pose problème : il faut avoir suivi la polémique autour du nombre d’infirmières proposé par les conservateurs pour comprendre et apprécier la vidéo. Cela suppose un niveau d’initiation politique important et implique d’être au courant de l’actualité : on ne s’amuse de la situation que si l’on a déjà le contexte. Et surtout, le niveau de complexité du message l’empêche d’être repris tel quel dans des médias traditionnels. Pour un clickbait facile à comprendre et facilement partageable, vous repasserez.

Deux comptes Instagram, deux ambiances

Le contraste entre les deux stratégies est peut-être le plus saisissant sur Instagram. Jeremy Corbyn est très actif sur Instagram : il publie 198 posts entre le 29 novembre et le 12 décembre, jour de l’élection. Près d’une publication sur quatre est une capture d’écran de tweet, ce qui place ces publications complètement hors-contexte — encore une fois, uniquement compréhensibles par des initiés ou des militants.

Sur la même période, Boris Johnson publie — seulement — 75 photos : préparer une tourte en tablier Get Brexit Done, livrer des caisses de lait Get Brexit Done, un petit chien décoré d’une médaille Get Brexit Done… Get Brexit quoi ?

Et plein d’autres surprises sur son compte Instagram

Le slogan des conservateurs est répété à longueur de journée, des plateaux télés aux comptes Instagram. Cette stratégie puissante de répétition s’accompagne d’une autre tactique : saturer l’espace médiatique, exister par tous les moyens.

Occuper l’espace à tout prix

Le fake checking, idée génialement diabolique

L’une des idées les plus machiavéliques de cette campagne nous vient sûrement du camp des Tories. Le 20 novembre, soir du débat télévisé entre Johnson et Corbyn, le compte Twitter certifié de l’organe de presse du parti conservateur prend le doux nom de factcheckUK et change de couleur pour le violet. Durant tout le débat, le compte prétend vérifier les arguments avancés par le candidat du Labour et, surprise : tout ce qui dit Corbyn est faux.

“CCHQ” en tout petit : l’acronyme de l’organe de presse du parti conservateur

Le scandale est immédiat. La modération de Twitter réagit le soir même en envoyant un avertissement au parti conservateur. Dans les jours qui suivent, l’un des créateurs du web, Tim Berners-Lee, dénonce cette redoutable opération de fake checking. Mais le mal est fait, quelques centaines ou milliers d’électeurs ont sûrement vu ces informations, pensant qu’elles émanaient d’un compte officiel. S’incruster dans le flux, parmi les nombreux publications de fact checking qui fleurissent au rythme des soirées électorales et des ripostes parties, pour influencer le choix des électeurs, voilà une idée diablement efficace.

Une sponsorisation en mode blietzkrieg

Le parti pris de mener une campagne blietzkrieg du côté conservateur se confirme au vu des budgets de sponsorisation mobilisés sur Facebook : les Tories investissent plus de 100,000£ sur la seule période du 29 octobre au 9 décembre — l’élection a lieu le 12 décembre. Le Labour faiblit à l’approche du scrutin tandis que les Lib Dems restent à peu près stables.

L’article original contenant l’infographie est à retrouver sur le site du Guardian.

Pourtant, le Labour est mieux outillé depuis une prise de conscience, en 2015, du poids des réseaux sociaux dans les campagnes politiques. L’organisation s’est notamment structurée en interne, avec une plateforme Promote puis des groupes WhatsApp plus récemment pour organiser les militants travaillistes sur le terrain. En avril 2016, Jeremy Corbyn devient même le premier chef de parti britannique à raconter ses aventures sur Snapchat.

Tout ce travail permet au Labour, en décembre 2019, d’obtenir près de 12 millions de vues de plus que les Conservateurs sur Facebook pour un budget moindre de 20.000£. Sur Twitter, les travaillistes sont plus actifs et accumulent un nombre de vues impressionnant. Sans aucun doute, le parti de Corbyn est le plus professionnel dans sa gestion des réseaux sociaux. Trop professionnel ? Peut-être.

Le clown, meilleur ami du clic

« C’est en faisant n’importe quoi qu’on devient n’importe qui ». Et si Rémi Gaillard, jeune montpelliérain, pionnier des farces sur Internet dès 2001, avait édicté un principe de communication valable pour les années à venir ?

Boris Johnson a bien compris que jouer avec les codes ne suffirait pas à remporter cette campagne. L’heure n’est plus au détournement malin ou à la référence légère: pour être vu, pour piéger les clics, il faut en faire trop. Voilà la ligne de conduite du candidat des Tories, bien illustrée dans cette vidéo.

Non, il va pas faire ÇA quand même ?!

Et ça fonctionne : on compte près de 7 millions de vues cumulées entre Twitter, Facebook et YouTube pour cette seule vidéo, sans parler des nombreux détournements qui ont suivi.

Faire le clown c’est outrepasser les limites qui faisait de l’homme politique, un homme politique. Sortir du cadre. Faire sauter les barrières et redevenir ce voisin marrant ou cet oncle un peu gênant. Dès 2008, on analyse le jeune Johnson, alors prétendant à la mairie de Londres dans Libération :

«Les Britanniques aiment se définir par leur sens de l’humour. Alors s’afficher comme un candidat clown n’est pas forcément rédhibitoire ici. » avance Tony Travers, expert en politique à la London School of Economics.

C’est un travail méthodique de “clownisation” mené depuis des années par le candidat des Tories. D‘une expérience malheureuse sur une tyrolienne, à un plaquage maladroit sur des enfants, en passant par une partie affligeante de tir à la corde, voilà comment Boris Johson, issu d’un père eurodéputé et d’une mère artiste-peintre, né à New-York et élevé dans un milieu aisé londonien, est devenu BoJo le Clown, un être marrant, jovial et presque sympathique.

Le risque évident du registre clownesque est d’entrer dans un régime parodique, comme le qualifie Pascal Perinneau. C’est-à-dire sombrer dans une représentation du politique permanente, complètement ubuesque et parallèle à la réalité. Un monde où les dirigeants politiques dépossédés de leur pouvoir s’emploient à maintenir seulement la théâtralisation de la vie politique. Plus de politique, seule reste la représentation du politique. Seul reste le packaging.

Mais la victoire du camp conservateur semble donner raison à la stratégie de Johnson autant sur le fond que sur la forme. Politiquement, le cadrage de la campagne était largement défavorable au candidat Corbyn : sur l’année 2019, 1 tweet sur 10 des députés britanniques mentionnait le mot Brexit. La campagne se jouait sur le terrain du Brexit, et non sur celui des services publics et de la NHS comme l’aurait souhaité le Labour. Et pourtant Jeremy Corbyn a donné de sa personne 👇

Là, avouez… vous avez cliqué ?

Jusqu’où faut-il aller pour un peu d’attention ?

Comme l’artiste John Hamon qui placarde son portrait partout dans plus de trente trois pays depuis 2001, le candidat conservateur a clairement choisi d’occuper le terrain. On peut cependant tirer quelques enseignements en communication — même si vous n’êtes pas candidat au poste de premier ministre du Royaume-Uni - de cette folle campagne :

  • Premier enseignement trop souvent répété, la meilleure des stratégies de communication ne fait pas gagner un positionnement flou.
  • Deuxième leçon : répéter, répéter, répéter. Il n’y a que vous, en tant qu’émetteur, qui avez l’impression de dire tout le temps la même chose. Vos publics n’ont qu’un peu d’attention à vous consacrer, multipliez vos chances qu’ils entendent votre message.
  • Troisièmement, on mesure un bon message à sa capacité à se diffuser sur les réseaux sociaux mais surtout sa capacité à en sortir : atteindre les médias traditionnels et obtenir une couverture plus large pour parler aux moins connectés. Dans le cas du Royaume-Uni, seuls 20% de la population est active sur Twitter, une minorité donc. Gagner une campagne sur Twitter ne suffit pas à gagner une élection nationale.

Le conservateur poursuivait un objectif clair : faire du bruit. Alors que Corbyn construit une communication maline, Johnson travaille la présence à l’esprit. BoJo, désormais Premier Ministre, a compris l’intérêt de cette stratégie de choc sur l’opinion. Faire des “coups” une à deux fois par semaine pour s’assurer une présence forte dans les médias et être relayé sur les réseaux sociaux, notamment par ses détracteurs qui sont souvent ses meilleurs relais pour gagner en visibilité.

Un bon exemple ? À l’occasion d’une interview, Boris Johnson récite un passage entier de l’Iliade d’Homère en grec ancien.

LE 5E PARAGRAPHE VA VOUS ÉTONNER !!

Ses opposants se précipitent sur l’occasion de ridiculiser l’homme politique… qui s’avère, en fin de compte, être un helléniste chevronné et livre une version quasi-parfaite du texte original. Une belle exposition, reprise dans les médias, à peu de frais.

Une question subsiste cependant : peut-on dire que cette théâtralisation assumée du jeu politique est une forme de sincérité ? Après tout, affirmer que la politique est d’abord un exercice de posture peut s’entendre, au risque d’affaiblir le pouvoir réel du politique.

La réponse est toute trouvée pour celui qui a inspiré les grands dirigeants de ce monde. L’humoriste Rémi Gaillard se lance dans la campagne municipale à Montpellier pour 2020 avec un slogan mordant : “Élire un vrai clown”.

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Louis Boulay
The Spin Notes

Prof de S.E.S. en lycée / ex @spintank / ex Min. Ville Jeunesse Sports / @SciencesPo / #numérique #économie #société