Le leader du coup d’État en Guinée, Mamady Doumbouya, avait été choisi personnellement par l’ex-président Condé pour diriger les forces spéciale (Photo: AP Photo/Sunday Alamba)

Suivant le coup d’État en Guinée, est-ce qu’un autre « Big Man » peut mener le pays au développement?

Geoffroy Groleau
10 min readOct 3, 2021

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Un officier des forces armées, après avoir suspendu la constitution, s’engage à rendre le pouvoir au peuple. Cette histoire s’est déjà répétée plusieurs fois, et elle se termine rarement bien pour le peuple.

Pour ceux qui ne suivent pas trop l’actualité de l’Afrique de l’Ouest, un coup d’État le 5 septembre 2021 en Guinée Conakry a mené au pouvoir le chef des forces spéciales du pays, Mamady Doumbouya. Il a déposé le président Alpha Condé qui avait remporté un troisième mandat controversé en 2020. Outre cet autre recul pour la démocratie sur le continent africain, ce résultat représente l’échec du régime Condé à consolider les institutions guinéennes en les éloignant du pouvoir basé sur les relations personnelles et le patronage. Ce type d’échec trop commun ne freine pas seulement le développement et les perspectives démocratiques de la Guinée, il freine également les progrès économiques et sociaux dans plusieurs des pays les plus pauvres du monde.

Le retour d’un régime militaire en Guinée fournit une étude de cas utile pour explorer les conditions dans lesquelles les institutions peuvent évoluer et mener à un développement inclusif profitant à l’ensemble de la population. Ceci, en contraste avec des institutions ne bénéficiant qu’à seulement une poignée d’individus influents menés par le proverbial « Big Man ». Ainsi, nous examinerons d’abord comment l’histoire récente de la Guinée explique le dernier coup d’État. Nous expliquerons ensuite comment les institutions doivent évoluer pour mener à un développement à long terme. Nous soulignerons aussi comment l’équilibre entre le pouvoir de l’État et celui de la société et de ses citoyens est une condition critique pour s’engager et rester sur la voie du développement.

Une confrontation avec la France à l’indépendance puis la dictature et la stagnation

La Guinée est un autre triste exemple du paradoxe de l’abondance ou de la malédiction des ressources. Elle est dotée d’une situation géographique avantageuse sur la côte ouest de l’Afrique, d’abondantes ressources minérales, agricoles et hydriques, mais se classe 178e sur 189 pays à l’indice du développement humain (IDH) pour 2020. Dans ce pays de 12 millions d’habitants, le Guinéen moyen compte 3 années de scolarité et une espérance de vie de 62 dans. Le PIB par habitant s’élevait à 1819 USD en 2020 alors que 36% de la population vivait avec moins de 1,90 dollar américain. En fait, le PIB par habitant du pays n’a que récemment dépassé son niveau des années 1960 une fois l’inflation prise en compte. Cette pauvreté et cette stagnation s’expliquent principalement par l’incapacité des dirigeants guinéens et des institutions publiques à mettre en place et à respecter les éléments les plus élémentaires de l’état de droit. À cela s’ajoute aussi leur incapacité à fournir les services de base à la population.

L’indépendance de la Guinée en 1958 fut marquée par une rupture soudaine avec le colonialisme et avec la France. Sékou Touré, le premier président du pays, avait d’ailleurs déclaré lors de sa confrontation avec l’ancienne puissance coloniale qu’il “préférait la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage”. Au cours de la décennie suivant cette rupture, la France répliqua en menant une campagne de sabotage économique qui affecta négativement les perspectives du pays. De même, le Président Touré installa une dictature socialiste qui a pitoyablement géré le pays jusqu’à sa mort en 1984. C’était aussi un régime plutôt paranoïaque qui est devenu tristement célèbre pour l’emprisonnement et l’exécution de dizaines de milliers d’opposants, notamment suivant plusieurs tentatives de coup d’État, certaines réelles et d’autres imaginaires.

Contrairement à de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, la Guinée bénéficie d’un accès direct à l’océan Atlantique et de ressources en eau abondantes.

Suivant la mort de Touré en 1984, les militaires ont saisi le pouvoir et installé Lansana Conte comme président. La chute du communisme et la vague de démocratisation du début des années quatre-vingt-dix influencèrent le régime et ont conduit à l’adoption d’une constitution démocratique favorable au capitalisme en 1991. Elle a principalement abouti à la formation de partis politiques basés sur les affiliations ethniques, tandis que les élections restèrent manipulées par et pour le régime Condé. Le président et sa famille étaient d’ailleurs à la tête d’un régime politique clientéliste où la capacité des grandes entreprises à fonctionner dépendait de leurs relations directes avec le clan présidentiel. Un scandale de corruption internationale documenté par l’ONG Global Witness illustra bien cette situation. Ce scandale impliquait une société minière étrangère ayant promis à l’une des épouses du président Conte des millions de dollars en échange de son influence dans l’obtention des droits miniers pour un énorme gisement de minerai de fer situé à Simandou, dans le sud-est du pays.

Une transition vers la démocratie accélère le développement

Des officiers subalternes de l’armée ont saisi le pouvoir lors d’un coup d’État sous la direction du capitaine Dadis Camara après la mort de Conté en 2008. La nature erratique de cette junte militaire et sa responsabilité directe dans le meurtre de 158 personnes lors d’une manifestation de l’opposition ont conduit à son implosion et à une transition vers la démocratie en 2010. La figure historique de l’opposition démocratique Alpha Condé a ensuite remporté la première élection présidentielle transparente cette année-là. La Guinée a alors connu une stabilité accrue, faisant pour la première fois une transition d’un régime autoritaire vers un régime démocratique. Le nouveau régime a mené une réforme de l’armée visant à réaffirmer le contrôle civil, étendu l’approvisionnement en électricité dans la capitale et investi dans certaines infrastructures routières. La société civile et les médias ont également joué un rôle constructif dans la vie publique au cours de cette période.

Dans le contexte d’un boom des investissements miniers agissant comme moteur de la croissance économique, et de la stabilisation relative du pays, le président a été réélu en 2015. Cependant, son inéligibilité pour un troisième mandat en 2020 inspira une réforme constitutionnelle contestée, et sa réélection cette même année déclencha des manifestations et des scènes de violence. Cela s’est accompagné d’une répression sécuritaire et de l’emprisonnement de plusieurs opposants politiques, alors que le régime glissait vers l’autoritarisme. Le pouvoir décisionnel se concentra aussi encore davantage dans la personne du président alors que la corruption faisait rage.

Autoritarisme et clientélisme sapant l’État de droit

La centralisation croissante du pouvoir à la présidence combinée à la répression sécuritaire a déstabilisé les rapports de force politiques en Guinée. Fait intéressant, l’auteur du coup d’État, un ancien membre de la Légion française appartenant au même groupe ethnique malinké que le président, a été personnellement choisi par Condé en 2018 pour diriger les forces spéciales récemment créées. Un motif clé du coup d’État aurait été la tentative du régime de limiter son pouvoir en réduisant le budget des forces spéciales et son accès au président. Ceci, malgré la déclaration populiste de Doumbouya affirmant vouloir transférer le pouvoir politique au peuple. Ironiquement, si la personnalisation du pouvoir a prolongé la durée du régime Condé en le transformant progressivement en un autre exemple du “Big Man”, elle a également conduit à sa chute.

Si une compétition politique acharnée prévalait en Guinée, le pouvoir et la politique demeurent structurés autour d’individus influents plutôt que des programmes politiques. Leur influence s’appuie largement sur leur capacité à mobiliser leurs groupes ethniques respectifs et à récompenser leurs supporteurs. Dans ce cadre, les institutions publiques fonctionnent de manière arbitraire, ignorant souvent les lois et procédures existantes. Au lieu de cela, les décisions arbitraires des leaders politiques et surtout de la présidence prévalent dans les secteurs public et privé. Le président et un cercle étroit de conseillers et de supporteurs s’appuient ainsi sur l’allocation discrétionnaire de ressources aux membres clés de l’élite du pays pour maintenir leur influence et leur pouvoir. Cela comprend l’attribution de plus de 50 postes ministériels et de postes clés dans la fonction publique et, comme nous l’avons vu, dans l’armée. Sans surprise, la Banque mondiale a constaté que la mauvaise gouvernance, la mauvaise gestion des ressources naturelles, la faiblesse de l’état de droit et l’inefficacité de l’administration publique freinaient le développement du pays dans un récent diagnostic du pays.

Pouvoir politique personnalisé, contrôle de la violence et états fragiles

La situation en Guinée s’aligne directement sur l’analyse du livre de 2009 « Violence and Social Orders » de l’économiste et prix Nobel Douglas North et ses co-auteurs. Dans son ensemble, le livre met en lumière les conditions sous lesquelles les institutions politiques émergentes dans les pays en développement peuvent contrôler avec succès la violence. Ce livre expose également comment le développement progressif de relations impersonnelles fondées sur des règles dans les organisations publiques, privées et de la société civile, combiné au contexte d’économie politique, jouent un rôle significatif limitant ou stimulant le développement une fois la violence sous contrôle. Dans un État fragile comme la Guinée, le pouvoir politique est hautement personnalisé plutôt que structuré par des règles et des institutions formelles. Cela implique qu’un petit groupe d’acteurs influents qui ont des relations personnelles, familiales ou ethniques directes avec le président exerce généralement le pouvoir. Cette situation amène également un degré important de volatilité et d’arbitraire au pouvoir politique, qui peut alors facilement être utilisé à des fins personnelles ou pour récompenser ses supporteurs, au détriment du bien public.

Une foule acclamant les militaires à Conakry après le coup d’État (Photo: Cellou Binani/AFP/Getty Images)

Les états fragiles sont généralement les plus instables et les plus sensibles à la résurgence de la violence, en particulier lorsqu’ils sont richement dotés en ressources naturelles. Le maintien de la stabilité dans ces pays dépendra donc de la capacité de leurs régimes politiques à passer de relations personnelles à des relations impersonnelles basées sur des règles. Et c’est précisément là que le régime Condé a échoué. Dans ses deux premiers mandats, il a consolidé progressivement l’État de droit et les institutions étatiques autour d’un modèle républicain démocratique, bien que d’une manière imparfaite. Au lieu de poursuivre la consolidation des institutions, le président a prévenu l’alternance politique et sapé ses propres réformes en tentant de rester au pouvoir pour un troisième mandat et en centralisant encore plus les pouvoirs dans sa personne. Il a ainsi empêché le développement de relations et d’institutions fondées sur des règles en Guinée en réaffirmant son pouvoir personnel. Ceci a permis à un individu influent, qui avait accès à la violence et n’était pas satisfait de l’évolution de l’équilibre politique, de mener un coup d’État qui a rapidement fait s’écrouler la dernière décennie de réformes.

Les conditions sous lesquelles les institutions peuvent favoriser le développement

Il est encore trop tôt pour évaluer pleinement les retombées du récent coup d’État en Guinée au-delà de l’abolition de la constitution et de la dissolution du gouvernement et de l’Assemblée nationale. Néanmoins, il existe peu d’exemples de coups d’État et de régimes militaires qui ont réussi à consolider l’état de droit et les institutions de l’État d’une manière propice au développement. Ceci découle d’un point clé identifié par les économistes Daron Acemoglu et James Robinson dans leur livre de 2019 « The Narrow Corridor » qui s’appuie notamment sur les travaux de Douglas North. Ils ont constaté que l’émergence d’institutions étatiques tournées vers le développement dépend de l’équilibre entre le pouvoir et l’efficacité de l’État et de ceux qui le contrôlent, par rapport au pouvoir de la société à restreindre le pouvoir de l’État et à le maintenir redevable envers la population. Trop de pouvoir relatif concentré entre les mains de l’État conduit à la dictature et au despotisme. De l’autre côté, trop de pouvoir du côté de la société, par exemple dans les sociétés atomisées de types tribales ou claniques, empêche l’émergence d’institutions étatiques efficaces. Dans le contexte de la Guinée, où l’armée réaffirme son pouvoir sur l’État tout en faisant face à une opposition politique fracturée, une poursuite de la glissade vers l’autoritarisme semble malheureusement une issue probable.

Un dernier point est que la voie permettant aux états et aux sociétés d’évoluer vers des institutions propices au développement économique et social inclusif demeure étroite, selon le titre même du livre d’Acemoglu et Robinson. C’est un processus qui s’enracine progressivement au fil des décennies alors qu’évolue le niveau de sophistication des organisations et des relations entre l’État, le secteur privé et la société civile. Par exemple, cela inclura de limiter le pouvoir de décision de leurs dirigeants par des règles informelles et formelles, l’élargissement de l’accès méritocratique aux opportunités d’emploi et l’élargissement des droits fondamentaux à une plus grande partie de la population. Une telle transition se déroule rarement de manière linéaire, les états étant sujets à des phases de progrès suivies de régression. Cela explique aussi pourquoi il est si difficile pour le développement de s’enraciner dans des états fragiles comme la Guinée, la République démocratique du Congo ou la Somalie. Dans ces cas, des institutions dysfonctionnelles, des niveaux élevés de pauvreté et une incapacité à contrôler la violence interagissent et se traduisent par une résilience limitée face aux chocs.

Aller au-delà du pouvoir du « Big Man »

De ce qui précède, on peut dégager le point clé que la construction de relations et d’institutions fondées sur les règles qui peuvent progressivement transcender le pouvoir du « Big Man » et représente un facteur fondamental pour le développement à long terme. C’est notamment l’approche adoptée par le régime militaire de Jerry Rawlings au Ghana dans les années 1990 sous la pression de la société civile. Le Ghana est aujourd’hui un pays émergent avec un revenu moyen inférieur reconnu pour ses institutions démocratiques fonctionnelles et une alternance politique régulière. Les dernières élections ont notamment porté sur la question de l’enseignement secondaire universel, illustrant l’expansion des droits fondamentaux et des services publics. La Guinée pourrait-elle un jour s’engager dans cette voie étroite ? Espérons-le pour le bien de ses citoyens avides de développement, bien que le pouvoir d’un autre « Big Man » sur l’État ne les y amènera probablement pas.

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Geoffroy Groleau
The Wondering Economist

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