Ce Qu’on ne vous dit pas à Propos de Calais

Une réflexion personnelle sur le volontariat calaisien : « Ma chance… c’est juste d’être née au sein d’une famille européenne — autrement dit, je n’ai rien eu à faire. »

Alexandra Chlebowski
The Digital Warehouse
8 min readMar 11, 2018

--

PHOTO: Alexandra Chlebowski

Janvier 2018. Le jour précédant mon arrivée sur Calais, un jeune migrant de 16 ans est grièvement blessé au visage par une balle en plastique alors qu’il tentait de récupérer ses affaires. Cela s’est produit au cours d’une nouvelle descente des forces de l’ordre pour saccager les campements de fortune, installés çà-et-là par les migrants depuis le démantèlement de la « jungle » en Octobre 2016.

Le garçon a perdu un œil, et une infection a manqué de le priver du second ; son nez a été brisé, sans compter de multiples fractures du crâne.

Cet incident a lieu dix jours seulement après la visite d’Emmanuel Macron à Calais ; visite au cours de laquelle le président français avait « défendu les forces de l’ordre contre les accusations de violence proférées par certain activistes », tout en assurant que « les officiers impliqués dans des violences contre les migrants seraient sévèrement punis ».
Cette descente du 25 Janvier n’a trouvé quasiment aucun écho dans la presse, et aucune plainte n’a été déposée. Les médias se sont désintéressés de Calais — et ce jusqu’aux affrontements du 01 Février.

C’était mon sixième jour à Calais, et mon cinquième au sein de l’Auberge. Deux violents affrontements (l’un d’eux impliquant une arme à feu) sont survenus entre réfugiés érythréens et passeurs afghans, envoyant vingt-deux personnes à l’hôpital, dont quatre dans un état grave. Les volontaires présents sur le terrain ce jour-là, apercevant un groupe d’hommes armés de bars de fer et de bâtons, furent obligés d’arrêter la distribution et de quitter les lieux. Je n’étais pas présente moi-même — je n’avais d’ailleurs pas encore participé à une distribution. Cependant, moi et les autres volontaires restés à l’Auberge, nous reçûmes tous des messages de nos proches s’inquiétant de savoir si nous étions bien en sécurité. Dès lors qu’il s’agissait de violences éclatant au sein de la communauté des migrants, il ne fallait pas plus de quelques heures pour que l’information soit relayée et fasse le tour du monde.

Et puis, aussi rapidement qu’elle s’était propagée, l’information est tombée dans l’oubli ; et Calais, à nouveau, n’a plus reçu d’attention de la part des médias internationaux, et ce pendant le reste de mon séjour ici.
Deux jours plus tard, je commençais à mon tour les distributions ; c’est là que j’ai pu assisté, de mes propres yeux, à l’usage excessif de la violence de la part des forces de l’ordre — cette violence que le président Macron avait déclaré être un « mensonge » de la part des associations caritatives.

PHOTO: Alexandra Chlebowski

Un matin, je devais accompagner un autre volontaire pour un run à l’hôpital, et j’arrivai donc sur le site de la « nouvelle » jungle plus tôt que je ne l’aurais normalement fais pour une distribution. Sur place, nous vîmes plus de CRS qu’à l’habitude. Alors que nous cherchions le jeune homme que nous voulions emmener à l’hôpital pour voir son ami, nous nous sommes retrouvé face à une barrière de CRS bloquant l’entrée de la zone. Derrière eux, d’autres officiers en combinaison étaient en train de confisquer les tentes, ainsi que les abris en carton que les migrants utilisaient tant bien que mal contre le froid mordant de l’hiver.

Nous avons finit par trouver A. et l’avons emmené avec nous jusqu’à la voiture ; de là, nous avons filé jusqu’à l’hôpital. J’avais commencé à discuter avec certains migrants, mais jamais avec A. Ne trouvant rien de mieux à dire, je lui demandai comment il allait. Sa réponse fut bien différente de l’habituel « ça va bien, et vous ? » que nous recevions souvent de leur part. Il ne chercha même pas à sourire, et dit simplement : « J’ai froid ». Le souvenir de la morsure du froid, que j’avais ressentis lors de mes deux premières distributions, m’est soudain revenu ; je me souvenais à quel point mes mains m’avaient fais souffrir lorsque je les avais sortis de mes gants, juste quelques secondes, afin de sortir mon portable pour filmer les saccages des forces de l’ordre.

Je ne pourrais dire si c’était simplement la réponse de A., ou une accumulation d’événements, mais c’est pendant ce trajet jusqu’à l’hôpital que la réalisation de ce qui était en train de se passer — et l’ampleur de mon impuissance — m’a frappé le plus durement.

Accompagner A. à travers les couloirs de l’hôpital, jusqu’à la chambre où son ami était soigné, est une expérience dont je ne me suis toujours pas remise. Dans la chambre, je suis restée avec eux, ne sachant pas ce que je faisais là ; le migrant allongé dans le lit m’a sourit, et m’a remercié d’être venue. Il m’a ensuite demandé si l’hôpital avait un Wifi auquel il pourrait se connecter — ce qui n’était pas le cas. Les médecins avaient conduits toute une série d’examens sur lui, mais ils ne savaient toujours pas de quoi il souffrait ; lui-même se trouvait dans l’impossibilité de communiquer avec eux. Mon collègue français tenta de parler avec plusieurs membres du personnel ; et, après avoir attendu de pouvoir enfin parler au médecin en charge, ce dernier nous révéla que le patient était probablement atteint de tuberculose.

Je revoyai A. lors de la distribution suivante ; et à partir de ce jour-là, à chaque distribution à laquelle je participais, A. venait me trouver avec son déjeuner, et nous le prenions ensemble dans la camionnette.

PHOTO: Alexandra Chlebowski

Lors d’une distribution de chaussures (distribution longue et difficile car la plupart du temps, il n’y en a pas assez pour tout le monde) nous avions apporté une enceinte afin que les migrants puissent passer leur musique. Aussitôt, deux larges cercles se sont formés et les migrants se sont mis à danser ensemble. Je me tenais contre la porte de la camionnette, face à eux et à la rue ; c’est ainsi que je vis, un peu plus loin, un groupe de CRS qui commençait à approcher. À la manière franche dont ils se dirigeaient droit sur nous, je compris que devais sortir mon portable et filmer ; en moins de temps qu’il me fallut pour le penser, un CRS avait déjà empoigné l’un des migrants par le col, et, le repoussant violemment, se mit à lui hurler dessus. Je pointai aussitôt mon portable sur lui ; à côté, un autre CRS sortit sa bombonne de gaz lacrymogène et se mit à asperger les migrants qui se tenaient près de moi. Bien que n’ayant pas été directement visée, mes yeux se mirent à pleurer et ma gorge à me brûler, provoquant des quintes de toux incontrôlables. Autours de moi je distinguais les migrants crier, s’étouffer et cracher ce qu’ils pouvaient ; on l’entend d’ailleurs sur la vidéo.

La raison de cette intervention ? A ce qu’il parait, l’un des migrants aurait brandi son index aux CRS postés plus loin pendant que tout le monde dansait.

PHOTO: Alexandra Chlebowski

Je suis actuellement à Londres, où j’assiste aux premières chutes de neige depuis trois ans. Le front froid venu de Sibérie, qui balaye toute l’Europe, a provoqué « d’importantes perturbations sur les transports ». Sur un ton moins sarcastique, le SWEP (Severe Weather Emergency Provision, ou Provisions d’Urgence pour Conditions Climatiques Extrêmes), a été activé, afin de fournir aux autorités les moyens d’empêcher les décès des sans-abris obligés de dormir dehors par ce froid extrême. Alors que j’écris ces lignes — nous sommes le Jeudi 01 Mars, à 9h du matin, 10h en France — il fait actuellement -4° C à Calais.

Je suis rentrée à Londres avec un autre volontaire. Aux douanes, nous avons été stoppé et questionné car mon ami possède un passeport américain, mais n’avait aucun justificatif concernant son vol de retour. Mon passeport, lui, est européen, et m’a été rendu par la douanière qui m’a admit en soupirant qu’elle « ne pouvait rien faire contre moi ».
Dans la longue liste de questions qui nous ont été posés, se trouvait bien sûr les raisons pour lesquels nous nous connaissions, mon ami et moi, ce qui les a conduit à la révélation que nous avions tous deux été volontaires à Calais. Aussitôt, le douanier s’est tourné vers sa collègue et lui a demandé si la voiture avait bien été fouillée de fond en comble. Ce qui avait été le cas, de la part de plusieurs agents lourdement armés. Ils fouillaient d’ailleurs chaque voiture que nous avions vu passé devant nous. Tout ça, pour empêcher qu’un être humain, considéré comme « illégal », puisse franchir une frontière fabriquée.

Je ne suis pas originaire de Grande-Bretagne, mais j’ai eu le choix de pouvoir venir vivre à Londres. Ce choix pourrait (ou non, même Theresa May l’ignore) m’être retiré à partir du vendredi 29 Mars 2019, à 11h du soir. Tout ce que j’ai fais pour mériter de vivre à Londres, est d’avoir eu la chance (ou, à partir de l’année prochaine, la malchance) d’être née au sein d’une famille européenne — autrement dit, je n’ai rien eu à faire.

Mes parents, à l’époque, ont fui leur pays car ils n’y étaient pas en sécurité, et ont reçu l’asile de la part d’un pays adjacent, avant de partir s’installer sur un autre continent. J’ai hésité avant de parler de ça, car l’histoire de ma famille n’est pas la seule raison pour laquelle je considère aujourd’hui que le renforcement des frontières est une décision totalement arbitraire, et à quel point le traitement réservé aux populations migrantes à Calais par les forces de l’ordre est injuste. Néanmoins j’ai décidé de le faire, dans le cas où cela pourrait offrir une autre perspective sur la définition du mot « migrant », et à qui il s’applique (si le simple fait de dire qu’il s’agit d’un être humain ne suffit plus).

--

--