François, le pape le plus réac du 21ème siècle

PEG
Theo-drama
Published in
8 min readJun 28, 2018

Vite, j’attends l’imagination des romanciers ! Cet entretien d’une heure, d’une durée exceptionnelle nous dit-on, finie par une accolade tout aussi exceptionnelle, entre Emmanuel Macron et le pape François, c’est un moment de roman ! Qu’ont-ils pu se dire, le jésuite prophète, toujours prêt à accueillir l’incroyant mais en même temps habité de manière mystique par la foi, et l’ancien étudiant brilliant de philosophie, l’apôtre de la technocratie et du matérialisme néanmoins hanté par l’idée de la transcendance ? Non, vraiment, il faut que des romanciers meilleurs que moi creusent, il y a là une mine.

Cette rencontre met aussi en lumière un des aspects les plus mal compris du pape François : celui-ci est sans aucun doute le pape le plus réac du 21ème siècle, voire même depuis ce corbeau de Pio Nono, pourfendeur invétéré des Lumières.

Si ça vous choque que je dise ça, je peux le comprendre. La triste réalité de notre époque — de toute époque, en fait — est que le monde essaye toujours de plaquer ses catégories sur le christianisme, en échouant à chaque fois à faire tenir cette réalité si réfractaire dans quelque cadre procrustéen. (Ceci dit, l’échec peut parfois être une belle réussite, comme lorsque les païens de l’empire romain traitaient les chrétiens d’”athées”, sans vraiment comprendre à quel point le christianisme est une négation complète du type de dieu qui avait habité l’imagination du monde antique depuis la nuit des temps, et donc sans pouvoir comprendre que ce qui se voulait insulte était en réalité un cadeau — comme les autres joyeusetés de type “religion d’esclaves et de femmes”, “d’incultes”, “de pauvres”, etc. — sans pouvoir comprendre autrement que confusément que cet “athéisme” sonnait la mort définitive non seulement des dieux, mais de toute la civilisation dont ils étaient à la fois l’ornement et la fondation, dans la première (et, peut-être, la seule) véritable “révolution culturelle” au sens propre de ce terme.)

Bref : depuis l’élection du pape François, la messe est dite (hin, hin), il a dit des trucs gentils sur les pécheurs, il n’aime pas la pompe liturgique et la messe en latin, bref, c’est un progressiste. Evidemment par contraste à son prédécesseur immédiat, Benoît XVI, à laquelle l’étiquette conservateur a été accrochée comme le sparadrap du capitaine Haddock.

Or, si on lit les écrits de l’un et de l’autre, on se rend compte que c’est exactement le contraire qui est vrai. Depuis la Révolution française, l’Eglise catholique se tortille la tête, le coeur et les jambes à essayer de trouver une réponse cohérente à ce machin, lui aussi bougrement protéïforme, qu’on appelle la “modernité” — et tout le projet intellectuel du ci-devant Ratzinger, toute sa vie durant, de l’université à la “police” doctrinale de l’Eglise au trône de Pierre, fut d’échafauder une réconciliation entre christianisme et modernité. Le genre de projet périlleux s’il en est, puisqu’il faut éviter non seulement Charybde et Sylla mais, sans doute pire encore, une synthèse qui ne serait qu’un mélange gloubiboulguesque (au lieu d’être un, si j’ose dire, “en même temps”), projet qui se trouve aujourd’hui très critiqué de part et d’autre, mais projet auquel j’adhère encore profondément.

Il est toujours à la fois lâche et périlleux de tenter d’expliquer la pensée de quelqu’un par sa psychologie, mais quand même : Ratzinger a toujous été un Allemand de l’Ouest, qui avait vécu les horreurs du nazisme (l’accusation diffamatoire de Ratzinger et des Hitlerjungen est ridicule lorsqu’on sait qu’il a été enrôlé de force et a déserté — crime passible de la peine de mort — à la première occasion ; lorsqu’on sait qu’un de ses cousins, dont il était proche, atteint de trisomie, fut assassiné par le régime nazi, elle devient monstrueuse) puis surtout le “miracle” de la reconstruction d’une société allemande apaisée, pacifique, démocratique et soucieuse de justice sociale, miracle qui ne dut pas rien au projet adenauerien, modéré, de “démocratie chrétienne.” En rendant justice à tout ce qu’il y a de réducteur à ce genre d’analogies, on ne se tromperait pas trop en disant que Ratzinger était, ou en tous les cas se voulait, un genre d’”Adenaueur théologique”, c’est-à-dire oui, résolument moderne, avec la conviction tout aussi résolue que la modernité a besoin de ses racines chrétiennes pour ne pas sombrer dans l’excès (notamment toalitaire) qui la taraude toujours, que le rapport de la chrétienté à la modernité doit, ou a minima peut, être non seulement autre qu’une opposition, non seulement plus qu’une synthèse molle et donc forcément illusoire, mais même une symphonie, car une modernité chrétienne veut dire une modernité vraiment moderne. Quoiqu’on pense sur le fond, il s’agit d’une position intrinsèquement modérée, et même, à l’échelle de l’histoire des idées, intrinsèquement progressiste (progressiste modérée, donc, oui, mais donc progressiste quand même) dans le sens où elle dresse un bilan globalement positif (hin, hin) de la modernité, qu’au sens propre du terme elle la considère (bien qu’avec force bémols), comme un progrès.

Et donc, toutes ses critiques de la modernité étaient — “en même temps” — une tentative de sanctifier, ou au moins de baptiser, tout ce qu’il était possible de sanctifier ou de baptiser dans la modernité. La “dictature du relativisme” était une critique de la modernité faite également au nom de la modernité elle-même, qui présuppose la capacité de l’homme à accéder à une forme de rationalité universelle (idée également défendue par le dogme catholique), présupposé que la tendance post-moderne au relativisme évacue, la modernité sciant ainsi (selon lui, selon moi, selon pas mal de penseurs même non-chrétiens, même non-religieux) elle-même la branche sur laquelle elle est assise. Même son passéïsme liturgique, si souvent avancé comme la preuve irréfragable d’une indécrottable réac-itude, en plus d’être éxagéré (il a toujous été un fervent défenseur des réformes liturgiques de Vatican II, bien que critique de nombreuses applications et implémentations de celles-ci), procédait de la même logique. Suivant Hans Urs von Balthasar, le géant de la théologie au 20ème siècle, il voit comme une faiblesse fondamentale de la modernité son oubli de la beauté, comme valeur transcendentale à l’égal du vrai et du bien. Et donc, pour lui, renouveler l’Eglise par la beauté de la liturgie, c’est à la fois permettre à l’Eglise de mieux prendre conscience de sa propre surnaturalité, mais en ce faisant, faire cadeau au monde moderne de la pièce manquante qui lui permet d’être en paix avec lui-même.

Désolé pour la logorrhée, vraiment, mais si j’insiste là-dessus c’est aussi parce qu’alors que les dénonciations de la modernité (voire les nécrologies) deviennent de plus en plus présentes que le message de Ratzinger devient (quoiqu’on pense du fond) de plus en plus pertinent. Et il est impossible à comprendre si on ne comprend pas ça.

Bon, ok. D’accord, Ratzinger pas si réac que ça, mais quid du pape François ?Lui, réac ?

Si le théologien qui a le plus influencé Ratzinger est Balthasar, celui qui a le plus influencé François, c’est, sans nul doute, Romano Guardini (sur lequel il a fait une thèse). Le pape François est également un grand fan du roman dystopien Le Seigneur du monde, un genre de 1984 catho-réac, où la modernité mène inéxorablement à l’avènement d’un régime totalitaire mondial — celui de l’Antéchrist — , dont il (dit-il lui-même avec sa charmante auto-dérision) fait la pub autant qu’il peut tellement il le considère comme prophétique.

Ce que ces penseurs, et le pape François, ont en commun, qui diffère de Ratzinger, ce ne sont pas les points particuliers de la critique de la modernité (là-dessus, tout le monde est d’accord). C’est le caractère systématique de cette critique.

Guardini — je caricature méchamment, mais j’ai déjà écrit des milliers de mots… — est un genre d’Heidegger catho : pour lui, la modernité crée fondamentalement une aliénation de l’homme envers lui-même, envers le monde, et envers son environnement. En faisant de l’individu le centre de tout, la modernité amène mécaniquement tous les excès de l’individualisme (et la tentation du totalitarisme par réaction). Le caractère techno-scientifique de la civilisation moderne fait que l’homme n’est plus capable de voir dans l’univers qu’une énorme machine, peuplée de petites machines que sont les humains — les autres et lui — rendant l’homme progressivement incapable de penser la relation de sujet à sujet, toute relation devenant une relation de sujet à objet, l’homme devenant ainsi in fine lui-même une machine, mort spirituellement, moralement et culturellement.

Ce n’est pas pour rien que Guardini est cité par-dessus tout et en rafale dans Laudato Si’, l’encyclique du pape sur l’environnement, et que ce dernier s’est saisi du sujet avec tant d’allant. Si on a été façonné par Guardini, il doit être impossible de ne pas voir dans les avertissements d’un déclin écologique la preuve criante de sa vision : l’homme, devenu machine par la vision du monde-machine, entraîné dans un cycle fou d’exploitation qui ne peut mener qu’à un cataclysme si on ne change pas toute la logique du système. Ratzinger n’était pas moins environnementaliste que François (il fut même, un temps, appelé “le pape vert”), mais il s’arrêtait au seuil d’un tel systématisme. François le reprend, l’assume, voire l’accentue encore. Pour Ratzinger, la modernité peut mener à toutes les dérives si on ne fait pas (très) attention ; pour Guardini-François, elle le doit, c’est dans la logique du système, et on ne peut pas isoler un problème du reste de l’évolution de la société, parce qu’ils sont tous liés dans une logique implacable et mortifère. J’exagère un peu. Mais pas beaucoup.

C’est en cela que le terme de “réac” est parfaitement approprié pour le pape François. Il est, fondamentalement, anti-moderne, pas dans le sens qu’il veut revenir à un passé fantasmé (ou pas) mais dans le sens d’un rejet métaphysique de la modernité en tant que telle. Le paradoxe est que c’est bien parce qu’il est plus réac qu’il apparaît plus “gauchiste”, puisque le caractère systématique de sa critique de la modernité (ainsi que son style inimitable) lui permet de taper d’autant plus violemment sur des sujets comme l’environnement, le capitalisme, la mondialisation, etc.

Le tableau de sa réac-itude est complété par son mysticisme old school, empreint de dévotion mariale et, en bon jésuite, baigné de combat spirituel contre les forces du Malin. (Ce qui est d’ailleurs un des aspects de ce pape que j’aime énormément, que les commentateurs font attention à ne pas voir parce qu’il est dérangeant et difficile à faire rentrer dans des boîtes idéologiques.)

Bref, pour retomber sur mes pattes après cette excursion si tarabiscotée dans les méandres de la pensée papale, c’est pour ça que je suis si fasciné par cette heure d’entretien entre le pontife et le président. Car Emmanuel Macron est évidemment le grand apôtre de la modernité, dans toute sa sublimité métaphysique. Individualisme, progrès, argent, voilà le Diable pour François, la Trinité pour Macron. Si on peut dire que Macron est politiquement plus “à droite” que François (économie, migrants, vous connaissez la rengaine), métaphysiquement, il n’y a pas de doute : le premier est “d’extrême-gauche”, le second, “d’extrême-droite”.

Alors oui, j’ai envie de l’imaginer, cette rencontre, entre ces deux hommes hors du commun, qui ont tant de points communs— ces leaders charismatiques arrivés sur le devant de la scène par surprise, pour se lancer dans le pari de changer le cours de l’histoire à coups de symboles, ces hommes d’action baignés de culture (c’est si rare !…), ces hommes à l’ego gigantesque aussi — et qui en même temps divergent si profondément.

Et divergent, comme disait Desproges, ça fait beaucoup.

--

--