La Gaie ignorance.

PEG
Theo-drama
Published in
8 min readMar 24, 2017

Je ne devrais pas. Je sais que je ne devrais pas. Cet édito de Libé, à peu près aussi intelligent et cultivé qu’un sac de briques, est un gros appeau à troll. Je sais bien qu’en répondant je rentre dans le piège. Il n’est là que pour renforcer les préjugés pétris d’ignorance et de suffisance du micro-lectorat d’un journal qui représente le passé.

Mais, justement, peut-être. Reprenant un gloubiboulga de fidéismes métaphysiques, de faussetés historiques et de préjugés à l’emporte-pièce, c’est peut-être un prototype d’un genre de fondamentalisme qui, malgré (je n’ose écrire “à cause de”) son indigence intellectuelle reste néanmoins fortement représenté. Une enfilade de clichés à telle vitesse, de quelqu’un qui se dit écrivain, ça ressemble au final à une performance. Il y a de ces descentes aux Enfers (sans mauvais jeu de mots) qui forcent le respect.

On ne sait pas trop par où commencer, malgré le peu de mots. Commençons, tiens, par l’absence absolument totale de prise en considération, tout simplement, de faits, ou de la réalité, de la part de quelqu’un qui se plaint d’un “déni patent des faits et de la raison.” Par exemple, on apprend que Trump et Le Pen, et leurs électorats, seraient motivés par la religion, ce qui est tout simplement faux. Marine Le Pen n’a de cesse de répéter son mépris des religions, d’assumer son absence de pratique religieuse, et d’afficher son programme de “mise à pied” de la religion, du voile à l’interdiction de la kippa, et ce, répéte-t-elle sans cesse, au nom non pas des “racinnes chrétiennes de la France” dont elle reconnaît la réalité historique du bout des lèvres, mais de cette “laïcité” des “Lumières” dont on nous explique sans cesse qu’elle serait le produit de la raison. Pour ce qui est de Trump, ce qui distingue son électorat des électorats Républicains précédents, c’est précisément son absence de pratique religieuse, qui la rend beaucoup plus susceptible aux messages identitaires ; il y a une corrélation inverse très forte, chez les Républicains, entre la pratique religieuse et le soutien de Trump. Peter Beinart, qui tout athée progressiste bien-pensant qu’il est, a quand même décidé de se pencher sur les faits, humbles et têtus, avant de l’ouvrir, l’a très bien expliqué. Quant à l’idée que les 70 millions de catholiques américains sont tous des “single issue voters” sur l’avortement, elle ne serait acceptée par aucun politologue, aucun sondeur, les catholiques américains étant très divisés sur le sujet et étant beaucoup moins “single issue” que les évangéliques, comme le montrent absolument toutes les études d’opinion.

Bref, on a là toutes les caractéristiques du fondamentalisme : le refus de regarder la réalité, dans toute sa complexité, le refus de réfléchir, le besoin d’inventer un ennemi de toute pièce dans toute sa noirceur. Comment convaincre David Vann que “les faits existent” ? Ca ne semble pas gagné.

Plus généralement, il est toujours intriguant de s’entendre dire, de l’autre côté du XXème siècle, que la religion serait une source de violence particulièrement forte. La violence a toujours fait partie de la vie humaine, tout comme la religion, mais la corrélation entre l’irreligiosité et l’absence de violence reste à démontrer, et c’est le moins qu’on puisse dire. Après tout, comme l’a montré David Bentley Hart, il serait plus juste de nommer ce qu’on appelle abusivement “les guerres de religion”, qui n’en étaient pas, puisque la plupart du temps elles voyaient s’affronter des coalitions de catholiques et de protestants contre d’autres coalitions de catholiques et de protestants, et que leurs objectifs étaient politiques, “la guerre de naissance de l’État moderne.” Grâce à la Réforme, il est devenu possible de briser la colonne vertébrale de l’Église catholique afin de donner la suprématie de l’État sur la vie publique ; une suprématie qui s’est caractérisée par cette invention ultramoderne qu’est la guerre totale, chose inimaginable au Moyen-Âge, et si l’État moderne n’a pas que des défauts, il reste historiquement peu discutable que c’est la machine à tuer la plus sophistiquée jamais inventée et que les hommes l’ont beaucoup utilisée, et presque jamais à des fins religieuses.

Mais assez de l’histoire et de ses faits embêtants. M. Venn nous informe que le débat sur Dieu aurait été réglé par l’université au XIXème siècle. Peut-être parmi ses amis, mais les réflexions métaphysiques théïstes n’ont jamais été réfutées, bien au contraire. Les raisonnements qui consistent à dire que l’aspect toujours transcendental de la réalité, le fait que, par exemple, la beauté, ou le bien moral, n’arrêtent pas de se suggérer à nous comme des réalités transcendantes qui nous attirent et qui structurent l’Univers autour de la matière ; que l’incapacité d’une succession de causes finies à résoudre la question de l’existence doit mener à conclure à l’existance d’une cause infinie ; que la réalité, admise par tous mais néanmoins très étrange, de la rationalité et de l’intelligibilité du monde, et de l’étrange “compatibilité” entre cette rationalité du monde et la rationalité de notre esprit qui permet de l’appréhender — bref, la possibilité de la science et de la métaphysique — , ne trouve d’autre explication que dans la conclusion que l’Univers est lui-même le produit d’un Esprit ; aucun de ces raisonnements n’a jamais été réfuté. Je n’ai pas le temps de les développer ici, ne serait-ce que parce que je veux faire un point plus profond.

Toutes les grandes traditions philosophiques, métaphysiques et religieuses partent du mystère de l’existence. Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? Nous avons tous vécu cette expérience, ce moment où nous sommes frappés en regardant un objet par l’existence, non pas l’existence de cet objet, mais l’existence en tant que telle. Le mystère et la merveille du fait qu’il y ait existence, que l’être soit. La plus part du temps, ce moment d’émerveillement ne dure qu’un instant, et nous revenons à notre vie ordinaire. Pourtant, c’est le fait de ne pas laisser passer ce moment, au contraire de le prolonger, et de s’engager dans la contemplation de ce mystère, que naît toute réflexion profonde, expliquait Socrate, et après lui tous les plus grands penseurs (et, à leur manière, les grands penseurs des traditions non-occidentales, également). On peut dire ce qu’on veut de la réflexion d’athées comme Camus, eux au moins prenaient le mystère à bras le corps, ils ne le laissaient pas s’échapper, ils ne lui apportaient pas de réponses simplistes. Et si je suis catholique, c’est notamment aussi parce que si la doctrine catholique apporte des réponses très nettes à certains aspects du mystère, ce n’est que pour nous plonger dans un mystère encore plus grand, qui ne peut s’épuiser même en une éternité. Les questions profondes de l’existence n’ont jamais de réponses simples, et la noblesse de la vie humaine est précisément dans ce combat avec ces questions. Il y a dans cet athéïsme bas-de-plafond, au-delà du fond, ce refus têtu de réfléchir, qui est absolument désespérant, qui fait s’inquiéter vraiment sur l’état de la culture contemporaine. Les contempteurs de lareligion d’une époque précédente savaient au moins contre quoi ils se battaient.

Lorsque je lis ce genre de discours absolument ignorant, je ne peux pas m’empêcher de penser à Nietzsche, qui lui était extrêmement cultivé et subtil. David Vann nous informe qu’il veut “un monde ouvert, démocratique et pluraliste, fondé sur […] la raison”. D’où il tient ces pétitions de principes, je n’en sais rien, car elles sont toutes, historiquement, issues du christianisme, avec son universalisme, son affirmation de la dignité intrinsèque de chaque être humain, et (dans ses versions catholique et orthodoxe du moins) son insistance sur le rôle de la raison dans la vie de la foi. Je sais très bien ce que penserait Nietzsche de la piété laïque de M. Vann. Nietzsche a très bien montré comment les valeurs humanistes de l’Occident sont issues du christianisme et ont constitué un retournement complet des valeurs du monde antique. Dans Le Gai savoir, il raconte une parabole, celle de l’ombre du Bouddha :

Après la mort de Bouddha l’on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne — une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il yaura peut-être encore pendant des milliers d’années des cavernes où l’on montrera son ombre.

Pour trop d’interprètes, Nietzsche attaque ici les croyants du dimanche, qui vont à la messe sans se rendre compte que Dieu est mort, mais ceux qui vénèrent l’ombre du Bouddha — ceux à qui Nietzsche réserve encore plus de mépris — ce sont les gens comme David Vann, c’est-à-dire les athées bien-pensants qui malgré leur constat de la mort de Dieu continuent de suivre et de prêcher une éthique humaniste qui n’a désormais plus de raison d’être : c’est l’ombre du Bouddha mort.

Pour Nietzsche, la mort de Dieu est un événement terrible, au sens premier du terme. Il l’appelle de ses voeux, mais c’est pour lui un événement d’une telle ampleur que ses conséquences peuvent être dramatiques aussi bien que salutaires. Il craint que sans mythe structurant ou salutaire, l’humanité ne perde toute envie de transcendance, et donc toute culture, et tout héroïsme (toute ressemblance avec des faits réels n’est que pure coïncidence). D’où pour lui la nécessité de l’invention d’un nouveau grand mythe structurant, celui du Surhomme, qui arrive à aller au-delà du Bien et du Mal, au-delà de l’éthique de compassion vulgaire du christianisme.

Vous voyez où je veux en venir. Il est un peu trop simpliste de tirer une ligne droite entre Nietzsche et le nazisme. Nietzsche aurait sans doute trouvé les nazis trop vulgaires (ceci dit, soit dit en passant, pour les mêmes raisons qu’il aurait trouvé Mère Teresa vulgaire). Mais si Nietzsche n’aurait probablement pas été nazi, les nazis étaient sans doute nietzschéens dans ce sens que le nazisme était une réponse “mythique” à la mort de Dieu.

Je ne dis pas que David Vann est un nazi ou que les athées sont des nazis. Ce serait me rabaisser à son niveau zéro de la pensée. Je dis simplement que l’athéisme est, à proprement parler, un nihilisme, et qu’il peut mener, stricto sensu, à tout ou à rien. Ce n’est qu’une coïncidence historique et sociologique que les athées diplômés de notre coin de l’Occident soient aussi des doux humanistes choupis, mais il n’y a, à proprement parler, aucune doctrine morale ou philosophique qui découle nécessairement de l’athéïsme, ce qui en fait un phénomène, historiquement et sociologiquement parlant, beaucoup plus équivoque que David Vann ne semble le croire.

Tout ça pour dire…quoi, au juste ? Que j’aimerais avoir des athées intelligents et cultivés, qui regardent la réalité en face et qui acceptent le combat avec le mystère de l’existence, plutôt que des fondamentalistes incultes et bas de plafond. Et que parfois je me demande si une culture n’a pas les athées qu’elle mérite…

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