La théologie, ça sert à quoi ?

PEG
Theo-drama
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7 min readMar 21, 2017

Si je décide de faire un blog sur la théologie, il faut d’abord que j’explique pourquoi…

Les chrétiens ont inventé la théologie. On pourrait évidemment mettre plein de bémols et d’astérisques à cette assertion, mais, historiquement, en gros, c’est assez vrai.

Dans les religion pré-chrétiennes, dans les méthodes par lesquelles l’esprit humain s’élève vers le divin, on trouve de la mystique, des rites, de la jurisprudence, de la morale ; et, pour ainsi dire de l’autre côté, on trouve de la philosophie et de la métaphysique. Toutes ces activités sont plus ou moins “théologiques” d’une certaine manière, mais le fait d’avoir une activité spécifique, consacrée à l’étude d’une vérité révélée de manière rationnelle, construite et voire systématique, apparaît avec le christianisme. Et si ensuite les grandes religions mondiales ont développé une pensée théologique, c’est, historiquement, après l’exemple chrétien.

On peut même nommer l’inventeur de la théologie : c’est Saint Paul. Ses épîtres, c’est ça : de la théologie, de la réflexion, par un homme suprêmement éduqué et érudit, sur les choses divines.

Pour N.T. Wright, considéré comme le plus grand universitaire contemporain sur Saint Paul, le fil conducteur intellectuel des écrits de Paul est non pas, comme on l’a beaucoup dit, surtout chez les protestants (mais pas que), un rejet de sa “religion” du “judaïsme” en faveur d’une nouvelle “religion” qui serait le “christianisme” (termes qui n’ont déjà pas vraiment de sens au Ier siècle), mais plutôt une redéfinition du “judaïsme” à la lumière de ce que Paul a découvert sur Jésus, son message, ses actions, son identité.

Paul ne rejette absolument pas son judaïsme ; il croit de chaque fibre de son être au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et à la Révélation du Mont Sinaï ; mais il a également acquis la conviction que le Messie d’Israël n’est nul autre que Jésus de Nazareth ; et étant donné que ce Messie a dit et fait des choses bien différentes de ce à quoi de nombreux juifs (Paul le premier) s’attendaient, il lui a fallu “revenir aux sources” de ses convictions et les repenser entièrement à la lumière de cet événement. Après sa conversion et son baptême, Paul passe du temps auprès de Pierre, Jacques et des autres apôtres de l’église de Jérusalem pour apprendre la vie et les paroles de Jésus, puis trois ans au désert pour méditer. Ce que Paul appelle “son évangile”, c’est le résultat de ce travail, bien sûr spirituel, mais également intellectuel.

Ceci étant posé, pourquoi Paul écrit-il ses lettres ? Il est pasteur, évêque, en charge de nombreuses communautés chrétiennes éparpillées autour de la Méditerrannée ; petites communautés fragile d’un nouveau mouvement dont les convictions vont souvent à l’encontre de la culture dominante, et qui ont donc énormément besoin d’instruction et de soutien moral.

Et sa “redéfinition” du judaïsme pose notamment un problème crucial et très concret. Une des questions-clés du judaïsme depuis le premier exil est : comment conserver son identité “sur une terre étrangère” (Ps 137) ? Pour cela, les juifs ont un outil redoutablement efficace : ce sont les lois de la Torah. (Il y a bien une raison pour laquelle les juifs sont le seul peuple de l’histoire qui a réussi à conserver son identité pendant des millénaires sans avoir d’autonomie politique, uniquement par la culture.) L’hébreu fournit un mortier culturel. La circoncision est une marque indélébile et intime de son appartenance au peuple élu. Les règles sur la nourriture encouragent la vie en communauté. Or, sous la Nouvelle alliance, ces règles deviennent, en pratique, caduques : plus de circoncision, on mange ce que l’on veut, etc.

Le problème se pose donc de manière très aiguë : comment le petit peuple de la Nouvelle alliance peut-il préserver son identité dans un monde souvent hostile ?

Selon Wright, la réponse de Paul à cette question est : par la théologie.

Il faut apprécier le style unique des lettres de Paul, souvent mal rendu par les traductions, surtout anciennes. Ses lettres sont incroyablement construites, chaque mot est pesé, et pourtant elles sont écrites dans un style presque parlé, en tous les cas très discursif, très empressé et emphatique. Dans ses lettres, Paul ne fait pas qu’instruire ou sermonner, il pense à haute voix, il s’emporte ; il ne fait pas qu’expliquer théoriquement, mais par “ce côté je-t’attrappe-par-la-veste” (Mgr. Barron), il invite son auditoire à se mettre à sa place et à “penser avec lui”. Paul sait très bien ce qu’il fait. Il savait que ses lettres seraient lues publiquement à la communauté entière, sans doute plusieurs fois (puisque tout le monde ne serait pas à une réunion lambda). Il est pédagogique (ou mystagogique) au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qu’il prend son auditoire par la main et le mène le long d’un chemin. Comme un bon professeur, il veut que l’élève ne fasse pas que retenir le résultat du raisonnement, mais qu’il le comprenne de l’intérieur et puisse le refaire lui-même.

Pour Paul, selon Wright (et vous aurez compris que je suis d’accord), l’objectif n’est pas que pédagogique, mais profondément spirituel. Car pour Paul, ce qui doit remplacer ce rôle “identitaire” des lois de la Torah c’est justement la théologie, c’est-à-dire l’acte de penser, et repenser, de manière soutenue, régulière, profonde, les vérités de la foi, afin que leur contenu marque profondément les croyants, comme un juif est marqué indélébilement par la circoncison. Ainsi, les chrétiens pourront garder leur identité même sans l’aide de la Torah : “Ne soyez pas conformés à ce monde, mais soyez continuellement transformés par le renouveau de votre esprit.” (Rm 12:2)

De ça on peut en tirer quelques conclusions :

  1. La théologie, c’est pour tout le monde. Ce n’est pas pour les curés, encore moins les universitaires et les experts. Nous sommes tous appelés à faire ce travail — et c’est un travail — de réflexion profonde sur la Révélation divine. D’ailleurs à presque chaque messe j’ai un petit moment d’émerveillement en songeant à la foi en l’homme incroyable que montre l’Église en mettant les épîtres à presque chaque liturgie, lorsqu’on sait la subtilité et la complexité de la pensée de Saint Paul. C’est comme mettre Platon au programme de CM2 : faut oser. Pourtant, l’Église considère que tout croyant est assez grand, assez mûr, pour se frotter à Paul. (Et pendant qu’on y est, mettons Platon au programme de CM2.)
  2. La théologie, ce n’est pas accessoire. Le christianisme, c’est d’abord cette rencontre avec le Dieu révélé en Jésus ; cette rencontre est appelée à nous changer entièrement, à changer facette de notre être, donc également l’esprit et la raison. Tout chrétien est appelé à — a le devoir de — réfléchir, penser, méditer ces vérités de la foi, dans la mesure de ses capacités évidemment. Tout le monde ne peut pas être “théologien” dans le sens “universitaire” du terme, mais tout le monde doit être théologien dans ce sens humain. Jésus est Fils de Dieu : qu’est-ce que ça veut dire ? Dieu est Père, Fils, Saint-Esprit, qu’est-ce que ça veut dire ? Tout chrétien doit se poser sérieusement ces questions. Et songeons au fait que si toutes les religions exigent, par exemple, de prier ou d’accomplir des rites, seul le christianisme exige aussi qu’on réflechisse, et qu’on le fasse bien, et songeons que c’est une des merveilles d’être chrétien. (Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a pas de réflexion dans les autres religions.)
  3. La théologie, c’est concret. Pour Saint Paul, donc, la théologie c’est aussi concret que la circoncision ou le fait de manger cacher. C’est évidemment concret dans le domaine de la morale (“Est-ce que je vole un boeuf, ou pas ?” 🤔), mais pas seulement, pas du tout. Paul y croit dur comme fer, qu’on peut être “transformé” par le “renouveau de son esprit”. Évidemment, il n’y a pas que la théologie, il y a la prière, il y a, surtout, les oeuvres de charité, mais il y a aussi la théologie. Nous avons tous une “vision du monde”, une Weltanschauung, une “philosophie de vie”, appelez ça comme vous voulez, plus ou moins implicite, et c’est cette vision, pas seulement nos passions, nos envies ou notre sens moral, qui déterminent notre état d’esprit, notre manière de penser, et donc au final nos actions, et cette vision du monde, il faut la christianiser, et c’est le travail de toute une vie, et ça change la vie, littéralement, au jour le jour.

Donc voilà, si j’écris ce blog, c’est un peu pour toutes ces raisons, et c’est un peu ça le message implicite de ce que je vais écrire ici. Bien sûr, je ne suis pas Saint Paul, et je ne m’attends pas à ce que des esprits soient “renouvelés” ou des personnes “transformées” à ma lecture. Mais ce que je viens de dire sur la théologie, j’en suis convaincu, et je pense qu’on ne le dit pas assez, donc je le dis…

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