Les Grands conciles, Saint Augustin et l’invention du “moi”

PEG
Theo-drama
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6 min readMay 24, 2017

Il est impossible de regarder de près l’histoire de l’Église et d’y trouver un supposé Âge d’or de la foi dont nous nous serions depuis inexorablement éloignés. Ce qui tombe bien puisque l’Âge d’or est un mythe païen, alors que l’arc eschatologique de la Bible nous promet non pas un retour au Jardin d’Eden mais une Jérusalem céleste qui sera meilleure que le Jardin d’Eden. L’histoire de l’Église, c’est plutôt un mélange permanent de vertu héroïque et de splendeur et des démissions et des gâchis les plus patents.

Un des thèmes sur lesquels je reviendrai souvent ici est le suivant : historiquement parlant, le christianisme a été la seule véritable révolution culturelle, intellectuelle et morale de l’histoire ; et ce qu’on appelle la Modernité n’est pas tant, comme l’a écrit Chesterton, “des idées chrétiennes devenues folles”, mais plutôt des idées chrétiennes abandonnées par l’Église puis reprises par des athées.

Pour se vacciner du mythe de l’Âge d’or il suffit de regarder de près l’histoire de ce qu’on appelle les Grands conciles (le plus souvent sans ironie !), c’est-à dire ceux qui ont eu lieu entre le 4ème et le 9ème siècle. Le Concile de Nicée était sans doute nécessaire, tout comme il était nécessaire d’affirmer dogmatiquement la double nature divine et humaine, ainsi que la Trinité, sans lesquels le christianisme ne serait pas le christianisme.

Mais les suivants… Quelque soit la valeur, très grande, des formulations dogmatiques des conciles suivants, la réalité des querelles qui les ont occasionnées, et les conséquences, sont funestes. Qui, indépendamment du fond, peut sérieusement défendre l’idée qu’il était nécessaire de déchirer l’Église pour savoir si le Christ avait une ou deux “volontés” ?

La querelle sur le “monophysitisme” a amputé l’Église d’un de ces plus grands patriarcats, celui d’Alexandrie, centre historique vital de culture, de philosophie, au sujet d’une querelle dont aujourd’hui tous les experts s’accordent pour dire qu’il tenait plus à des questions de traduction qu’à une divergence de fond. Amputée de l’Égypte, l’Église fut également amputée de l’Afrique, puisque l’Éthiopie, une des premières filles de l’Église, était “fille” d’Alexandrie. Division qui persiste, puisque l’Église copte orthodoxe reste désunie de l’Église orthodoxe et de l’Église catholique romaine.

Et pourtant… Et pourtant… Je parlais de mélange de gâchis et de splendeur. Pourquoi toutes ces querelles vides de sens ?

Les querelles des grands conciles étaient des querelles christologiques : elle concernaient l’identité du Christ. Qui est-il ? Et qu’est-ce que ça veut dire ? Historiquement, l’importance de la réponse apportée par le Concile de Nicée — Jésus est à la fois vrai Dieu et vrai homme — ne peut être comprise que dans une perspective sotériologique. En Français, ça veut dire que cette réponse était importante car elle présupposait et confortait l’histoire que raconte le christianisme sur la manière dont nous sommes sauvés : c’est en s’unissant à notre nature que Dieu, par son Incarnation, la sauve et l’emmène vers la toute puissance. Selon la vénérable formule patristique : “Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne un dieu.”

Et, évidemment, il y a une astérisque de taille : Jésus a pris notre nature hors du péché, puisqu‘il est Dieu et ne peut donc être que parfait, et ne prendre sur lui dans notre nature que ce qui est “divinisable.” Selon une autre vénérable formule : “Ce qui n’a pas été assumé ne peut pas être sauvé.” (Littéralement, en grec, “ne pourra être soigné”, cette image de Jésus comme médecin divin, aujourd’hui tragiquement oubliée.) Ce que Jésus a d’humain est ce que nous aurons lorsque nous serons dans la gloire avec lui — ni plus ni moins.

Ce qui pose donc la question — non seulement de manière théorique, mais de manière infiniment personnelle et intime pour chaque croyant — de ce que ça veut dire d’être un homme. Qu’est-ce qui, en nous, relève du péché, et qu’est-ce qui relève de notre vraie nature ? De la réponse à cette question dépend pour chaque croyant la texture de sa vie éternelle.

Par exemple, Jésus, y compris Jésus ressuscité, avait un corps, ce qui veut dire que nous aurons des corps, ce qui veut dire qu’avoir un corps n’est pas un accident mais est profondément constitutif de nous, ce qui fait que nous devons rejeter tout dualisme, tout gnosticisme, tout platonisme qui ferait que nous voyons le corps ou le monde comme sale et ignoble.

Toutes ces querelles interminables et vides de sens sur le monophysitisme, le monothélisme, le miaphysitisme et toutes ces autres fadaises qui n’intéressent que les profs barbus ont fait énormément de mal à l’Église, mais voilà : pour la première fois de l’humanité et pendant plusieurs siècles la question qui a occupé les esprits les plus féconds était la question de ce que ça veut dire d’être un être humain.

Les conséquences de cela sont incalculables : c’est l’invention du “moi.” Pour la première fois, notre intériorité, notre intimité, notre subjectivité, notre particularité, devient non seulement digne d’intérêt, mais digne du plus grand intérêt, parce que tout cela avait été assumé par le Dieu qui a créé l’Univers, dans l’acte d’amour acrobatique le plus fou imaginable. Dans une société antique où le groupe prime presque toujours sur l’individu, où l’individu doit se plier au groupe, c’est, oui, une révolution.

Ce qui nous amène à Saint Augustin, qui arrive à l’autre bout de ce processus. Qu’y a-t-il de plus intimiste, de plus subjectif, de plus personnel, que le récit de ses Confessions qui s’épanche à longueur de pages à disséquer ses états d’âme, ses réflexions, ses émotions, ses pensées les plus secrètes et les plus honteuses.

De l’autre côté de la psychanalyse, du romantisme, de l’auto-fiction, de tout ce qu’on veut, il est difficile d’imaginer la révolution, le côté “extra-terrestre” qu’il y a à ce qu’un homme, a fortiori un homme cultivé, puisse penser qu’il y a un quelconque intérêt à poser sur le papier ces idées.

Pour toute leur subtilité, pour toute leur intelligence, leur force, leur esprit novateur à leur niveau, il est absolument impossible d’imaginer un Sophocle, un Platon, un Thucydide, un Cicéron, un Virgile, s’intéresser de manière aussi profonde, aussi minutieuse, aussi aimante, à l’interiorité d’un être humain. Ils n’auraient jamais pu imaginer un livre comme les Confessions. Et s’ils avaient pu le lire, leur réaction aurait sans doute été une réaction de dégoût, face à un déballage qu’ils auraient forcément qualifié d’obscène.

Mais Saint Augustin invente le moi, l’individu, dont toute la subjectivité et la particularité lui donne une beauté transcendante. Ce qui explique qu’il est parfois appelé “le premier moderne”. Et il a d’ailleurs également été appelé “le dernier romain” : loin de mépriser l’antique, il en était imprégné jusqu’au bout des ongles, était un produit parfait du cursus honorum, il avait fait l’équivalent romain de Normale Sup-ENA, et ne rejetait rien de ce qu’il y avait de beau dans la conscience classique. Mais, sans nul doute consciemment, avec toute l’érudition et la subtilité conceptuelle que cette culture lui avait donné, il effectue néanmoins un retournement complet des valeurs de cette culture, mettant l’individu au centre du monde — parce que c’est là que Dieu, par son Fils Jésus, l’a placé.

Dans cette histoire, on voit tout le paradoxe de l’histoire de l’Église, une Église qui passe son temps à se récuser, à s’auto-détruire, à se fourvoyer dans le ridicule, la mesquinerie et la bassesse d’esprit, mais en se faisant, arrive à lancer, à provoquer, des choses absolument solaires, révolutionnaires, lumineuses, sans équivalent, et qui transforment complètement la face de la terre.

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