Rappel de service : la “religion” n’existe pas

PEG
Theo-drama
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10 min readOct 17, 2017

Après l’affaire Harvey Weinstein et le hashtag Twitter #balancetonporc, où les femmes ont témoigné sur les faits de harcèlement et d’agression sexuelle qu’elles ont vécu, l’humoriste Sophia Aram (qui a un énorme talent, je tiens à le signaler, parce qu’après la génération des Desproges-Coluche-Le Luron ça nous manque beaucoup et elle est une des rares) s’est fendue d’une chronique sur France Inter où elle dénonce le vrai coupable de la violence contre les femmes : la religion !

Bah tiens !

Alors évidemment beaucoup de réactions viennent immédiatement à l’esprit.

D’abord signaler que c’est d’une facilité, même d’une lâcheté, totale. Dire ça sur France Inter c’est un peu comme aller prendre un couscous chez Philippot et dire qu’on aime pas les immigrés. Desproges, reviens ! Que l’affaire Weinstein, venant d’un chantre de la “bien-pensance” (j’utilise l’expression seulement parce que Sophia Aram se décrit elle-même comme “bien-pensante” sur Twitter) protégé par un système arborant la “bien-pensance”, nous montre justement que le sujet de la violence sexuelle est beaucoup plus large — plus complexe — qu’une simple histoire de “traditionnalisme” ou de “dogme” supposément sexiste. Que dans un système médiatique français où les médias sont autant juges que parties, la diversion à base de “le problème c’est les réacs” est un peu du f** de g** ; que dans un contexte où les Français ont la confiance en leurs institutions, y compris médiatiques, si nécessaires à la démocratie, dans les chaussettes, se livrer à ce genre de Kulturkampf grossier c’est jouer avec le feu. Qu’il y avait un mec religieux qui a dit “Avant de critiquer les autres, commence déjà par balayer devant ta porte”, ou un truc dans le genre. (Sophia Aram se décrit aussi comme “bobo-assumée” (ça tombe bien, moi aussi je suis bobo et je l’assume) ; dans la famille Bobos Assumés Complaisants Avec La Violence Contre Les Femmes, je demande, je demande…) Que l’affaire Weinstein c’est aussi, surtout peut-être, le témoignage du courage de ces femmes qui ont osé parler, l’importance et la beauté de ce courage si admirable, et que dans ce contexte, pour une femme de réagir au nom des femmes avec une telle lâcheté, ce n’est plus simplement navrant, c’est légèrement nauséux.

“La religion”

Ensuite que c’est d’une inculture crasse, d’une ignorance absolue. Indépendamment de la morale, il n’y a aucun historien ou spécialiste sérieux du domaine qui pense ça. Historiquement, les plus grandes religions sont aussi les plus anciennes, c’est un peu mécanique, et elles véhiculent donc souvent des valeurs “traditionnelles”, y compris sur les rôles de genre, liées au contexte technologique et social des sociétés pré-modernes, mais surtout, surtout, lorsqu’on regarde l’histoire on se rend compte qu’elles sont au moins aussi souvent, voire beaucoup plus souvent, le véhicule de ces valeurs plutôt que leur cause.

Plus particulièrement, la thèse que les chrétiens ont “acheté la soumission des hommes par la soumission de la femme” est tout simplement risible. Tous les historiens, antiques et modernes, s’accordent pour dire que les femmes ont joué un rôle crucial dans la montée du christianisme sous l’empire romain, que le christianisme attirait très particulièrement les femmes, et que le christianisme leur permettait un statut de vie meilleur. C’était très concret : sous Rome, l’âge moyen au mariage pour les femmes était de 12–13 ans pour les païennes, 16–17 ans pour les chrétiennes, l’âge adulte à l’époque, puisque le mariage n’était plus une alliance entre clans dirigés par des mâles mais un choix librement consenti. Sous Rome, les femmes n’avaient pas d’existence juridique, donc une veuve (et il y en avait beaucoup dans cette époque très guerrière) n’avait aucun moyen de survivre (elle n’héritait de rien, ne pouvait pas travailler, n’était plus rattachée au foyer de son père) si elle ne se remariait pas ; elles étaient donc obligées de se vendre, tout simplement ; les communautés chrétiennes (donc, en pratique, les hommes, puisque les femmes n’avaient pas le droit d’avoir d’argent) se cotisaient pour permettre aux veuves de pouvoir vivre décemment sans être obligées de se marier si elles ne le voulaient pas. C’était littéralement l’opposé du proxénétisme par définition, et accessoirement une révolution sociétale puisque c’était la première fois de l’histoire que les femmes pouvaient disposer de leur corps et avoir une véritable autonomie. Après les périodes d’oppression, lorsque le christianisme est devenu la religion d’État, il s’est passé plein de choses pas reluisantes, mais il faut quand même signaler qu’une des premières réformes a été l’interdiction de l’esclavagisme sexuel, jusqu’alors un business complètement légal ayant pignon sur rue (y compris celui des enfants). Proxénétisme ? De qui se moque-t-on ?

Ca ne veut pas dire que les chrétiens gréco-romains étaient des féministes à la Beauvoir, encore moins que tous les chrétiens à toute époque étaient des parangons de l’égalité des sexes et du respect des femmes, très, très (très) loin s’en faut, mais simplement que cette thèse que les chrétiens auraient “acheté la soumission des hommes par la soumission de la femme”, affirmée sur une radio du service public, est tout simplement une forme de négationnisme. Je ne dis pas ça pour balancer du “Haaaan ! Fachissse !” mais juste par rigueur intéllectuelle. La définition du négationnisme c’est une thèse historique qui va à l’encontre de faits empiriques flagrants et reconnus, au nom d’une théorie de la conspiration. On retrouve tous les éléments.

Mais ce n’est pas ça, selon moi, le plus important. Beaucoup de gens de mon “bord” culturo-religio-idéologique vous diront tout ça aussi bien que moi. Pour moi la réponse la plus importante, celle que tout le monde ignore, celle qu’aussi bien les “religieux” que les non-religieux doivent garder en tête, c’est la suivante :

La “religion”, ça n’existe pas.

Gravez-vous-le dans le crâne. Tous. Croyants et non-croyants. La “religion”, ça n’existe pas. Je suis très sérieux, et c’est très important.

Il y a plein de termes qui ne posent pas de problème dans le langage commun mais qui si on essaye de réfléchir avec précision ne veulent, à proprement parler, rien dire. Et “la religion”, c’est un de ces termes.

Le “fait religieux” est sans aucun doute le fait humain le plus complexe. Il recouvre toutes les facettes de l’expérience humaine : l’expérience personnelle, la culture, le mythe, les croyances, le comportement, la métaphysique, l’organisation sociale, la morale, et plus encore…

Parler de “religion” n’a tout simplement aucun sens : je mets au défi quiconque de trouver une définition de “religion” qui recouvre tout ce qu’on appellerait religion. “Dogme” ? Beaucoup de religions n’ont pas de dogme. “Hiérarchie” ? Beaucoup de religions n’en ont pas voire même sont anti-hiérarchiques. “Croyance” ? Cicéron écrit qu’on peut être païen et athée. “Surnaturel” ? Pas dans certaines formes de bouddhisme ou de shintoïsme.

“La religion” n’existe pas. Il existe des traditions, des phénomènes sociaux et historiques, des corpus culturels, intellectuels, dogmatiques, des ensembles de pratiques, des croyances, et ainsi de suite.

Quelque part au 18ème siècle, les britanniques ont informé les indiens qu’ils avaient un truc qui s’appelait une “religion” et que cette religion s’appelait “l’hindouïsme” ; on se demande comment ils avaient fait pour vivre pendant 5000 ans sans cette information cruciale.

Pour chaque remarque générale sur “la religion” il y a une remarque générale opposée qui est tout aussi vraie. Pour reprendre la préoccupation de Sophia Aram, il y a les talibans, et il y a aussi beaucoup de religions ultra-féministes (et plein d’athéismes ultra-misogynes). Le philosophe païen Celsus se moquait du christianisme en l’appelant “une religion d’esclaves et de femmes”, et les chrétiens ont repris l’insulte comme un titre d’honneur ; on voit ainsi non seulement le renversement moral complet que le christianisme a effectué par rapport au paganisme gréco-romain (cf Nietzche) mais plus généralement le ridicule de toute généralisation à base de “la religion.”

Je ne dis pas ça pour le plaisir d’être pédant. Cette idée que “la religion” existe tue la pensée.

Le fait religieux est extrêmement important, et ne le sera que de plus en plus — Malraux avait raison. Le 21ème siècle sera religieux. Les mutations de l’islam. L’explosion du christianisme en Afrique (elle-même en explosion démographique), sa renaissance dans les anciens pays communistes (et sa captation par Poutine en Russie), son OPA sur la Chine, les évolutions de l’hindouïsme sans lesquelles on ne peut pas comprendre les mutations politiques de cette future superpuissance… C’est vraiment un truc de “bobo assumé” “bien-pensant” de ne pas se rendre compte de l’importance du fait religieux.

Mais il est si important justement parce qu’il est si protéen. Et parce qu’il est si protéen, toute affirmation au sujet de “la religion” qui serait comme-ci ou comme-ça, aurait telle ou telle caractéristique qui pousserait à ceci ou cela, est forcément, forcément fausse. Pas fausse dans le sens de “on peut mettre des bémols ou trouver des exceptions”, fausse dans le sens de “dire ça et l’entendre tue des neurones.”

Il faut être capable de s’interroger sur l’impact de telle religion, de telle doctrine, de telle pratique, de telle tradition, parce que ces questions-là sont extrêmement importantes. Et parler de “la religion” empêche de poser ces questions en les masquant par des pétitions de principes stupides.

Mais évidemment, derrière tout ce discours, au-delà de la bêtise, il y a un surtout un combat politique. Cette histoire de “religion” sous-tend le laïcisme, c’est-à-dire non pas la laïcité, la non-subvention ou reconnaissance des cultes par l’État, qui ne pose pas de problème, mais l’idéologie selon laquelle toute expression ou action religieuse dans l’espace public serait illégitime. Le laïcisme est avant tout un discours sur “la religion” : qu’elle existe, qu’elle est privatisable, et bien sûr, qu’elle serait particulièrement irrationnelle ou violente ou incompatible avec les valeurs des Lumières — toutes affirmations qui n’ont, donc, aucun sens.

Je dis à mes amis cathos (et juifs et musulmans) : ne répondez pas à Sophia Aram ou à ses condisciples en disant “Mais la religion ceci” ou “Mais la religion cela”, vous avez déjà scié la branche sur laquelle vous êtes assis, parce que vous êtes tombés d’accord avec elle qu’il y a un truc qui s’appelle “la religion”. Vous vous êtes mis dans la même boîte que les talibans, tous seuls comme des grands.

Ou pire encore : refuser ou esquiver la critique de “la religion” au motif d’indécence. Quand Joann Sfar condamne la religion en général, et même la prière en général, au lendemain de Charlie, c’est de l’obscurantisme, et c’est indécent, mais c’est toujours moins pire que ceux qui ouvrent la bouche en un grand O et s’exclament “Mais on peut pas dire ça !” Ou comment affirmer le dogme laïciste que “la religion” n’est qu’affaire intime, sentimentale et irrationnelle — et donc que ça ne sert à rien d’en parler.

Donc pour être aussi clair que possible : je suis catholique croyant et pratiquant, accessoirement fasciné par le fait religieux en général, mais je m’en bats les steaks de “la religion”, à un degré qui donne une idée de l’infini.

Et surtout, plus on est “religieux” plus ça devrait être le cas. Évidemment que “la religion” c’est aussi le sacrifice humain, mais ça n’a aucun rapport avec moi, et à ceux qui voudraient me faire avaler que ma religion existe sur le même spectre que ces religions, je leur répondrai que c’est ma religion qui a mis fin au sacrifice humain, en son nom propre, et qu’ils peuvent donc prendre leur calomnie, la rouler bien serrée, et la — bref… Si vous êtes croyant et qu’on commence à vous parler de “la religion”, ne vous sentez pas concerné, on ne parle pas de vous.

Ou plutôt si, parce qu’on essaye quand même de vous faire passer des vessies pour des lanternes. En effet, en plus de son caractère fondamentalement anti-démocratique, puisqu’elle nie les droits humains fondamentaux de libre expression et association, l’idéologie laïciste est surtout un piège à cons. Je vais enfoncer une porte ouverte : toute conviction politique, tout discours lié à des valeurs, c’est-à-dire tout discours public, est sous-tendu par des croyances métaphysiques, ce qui est tout aussi vrai pour Jean-Luc Mélenchon (dont la scénographie de ses meetings de campagne s’inspire des megachurch évangéliques américaines), Manuel Valls ou François Baroin que pour le pape François ou le chanoine Kir.

Personne n’a jamais pu mettre les droits de l’homme, les valeurs de la République, et autres concepts purement abstraits, sous un microscope, ce sont des convictions métaphysiques. Que ces concepts soient vrais ou non (et je suis persuadé qu’ils sont vrais), il n’y a aucune différence de catégorie a priori entre eux et un dogme catholique ou zoroastrien. Si on part de l’idée qu’on veut une sphère publique sans dogme, sans foi, sans métaphysique, l’humanisme progressiste laïc est tout autant une “religion” que le christianisme ou l’islam, dans le sens d’une vision englobante du Vrai et du Bien, avec sa métaphysique, sa doctrine et sa morale, (son catéchisme, son clergé, ses rites…) et à laquelle on adhère par la foi. C’est-à-dire qu’elle coche toutes les cases des raisons pour lesquelles les laïcistes nous expliquent qu’il faut effacer la religion de la sphère publique. “Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres”, écrit Orwell dans La Ferme aux animaux.

Le laïcisme n’est rien d’autre — rien d’autre — que la conviction très profonde que les gens d’une autre croyance que la sienne sont des citoyens de seconde zone qui ne doivent pas avoir les même droits que soi et doivent être ghettoïsés.

Et tant mieux pour eux ! Ils ont droit à leurs convictions, tout comme moi j’ai droit aux miennes, donc justement, parlons-en ! En plus, en tant que chrétien, je suis censé accueillir l’oppression avec joie, et l’histoire enseigne qu’elle ne fait que renforcer le christianisme.

Le dialogue peut-être apocryphe entre Napoléon et Pie VII qu’il avait fait emprisonner : “ — Vous rendez-vous compte que si je veux je peux détruire l’Église ? — Ca fait presque 20 siècles que nous les évêques essayons sans succès, alors bonne chance.” Donc marre des cathos qui jouent la carte de la victimisation en permanence.

Si vous avez vraiment envie de me calomnier avec vos thèses négationnistes et conspirationnistes, de me dicter quels sont mes droits, allez-y, essayez, moi et ma team on en a vu d’autres. Bonne chance.

Par contre, au moins, vraiment, évitez juste de me prendre pour un con au passage.

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