J’ai dialogué avec deux expertes du dialogue.

Alvaro Echanove
ThirdChair
Published in
11 min readDec 12, 2018
La médiation sert à trouver la pièce manquante du casse-tête que représente un conflit

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Ana Otero et Céline Chopin sont médiatrices. Pour arriver à ce qu’elles se présentent comme tel, il faut un peu leur tirer les vers du nez. Pourtant, elles sont amplement formées. Elles connaissent le métier. Elles font partie du panel d’experts Third Chair. Elles assument des mandats. On pourrait même dire qu’elles portent le métier en elles au quotidien, dans leurs convictions profondes. Alors pourquoi cette pudeur ?

C’est que les médiateurs ne sont pas des vendeurs de télévisions. Leur travail ne s’évalue pas en termes de profits. Leur succès n’est pas vraiment mesurable quantitativement, notamment parce que la médiation est un processus confidentiel.

En outre, le résultat qu’elle vise (la paix) est moins tonitruant que celui qu’elle veut éviter (le conflit). Or, il est étrangement plus lucratif d’être celui qui vend les armes que d’être celui qui aide les personnes à s’entendre.

Les médiateurs ne s’inscrivent pas encore dans un marché clair, car la demande balbutie. La méconnaissance du processus ralentit le développement du métier : un métier indépendant, qualitatif, axé sur le long terme.

Cet entretien croisé donne la parole à deux expertes, deux pionnières, sur ce sujet d’actualité.

La pièce manquante du casse-tête : Ana Otero

Ana Otero : J’ai étudié le droit à l’Université de Buenos Aires. En même temps, je travaillais au tribunal national du travail. J’ai commencé en bas de l’échelle, à effectuer des tâches administratives et juridictionnelles, puis j’ai gravi des échelons jusqu’au rang de juge. J’ai donc connu toutes les étapes du processus judiciaire.

Quel était le défi majeur que vous deviez surmonter dans la magistrature ?

Ana : La surcharge de travail. Dans mes derniers mois comme juge, je recevais cent dossiers par mois. J’avais donc les cent dossiers qui entraient, et le reste qui était encore à finir. Cela limitait énormément le temps d’analyse que nous pouvions accorder à chaque problème.

Ana Otero

Quel est le temps moyen de traitement des dossiers ?

Ana : Ça dépend en partie des personnes qui gèrent les tribunaux. Pour certains, c’est un an et demi, pour d’autres, c’est quatre ans. Il y a des contrôles et des délais imposés par le Code de procédure, mais il y a tellement de procès qu’à un moment donné les délais sont presque impossibles à respecter. Au Québec aussi, on retrouve le même problème.

Et qu’avez-vous fait pour améliorer les choses ?

Dans mon tribunal, on a formé une équipe de travail qui a mis l’accent sur la conciliation. Ce mode de résolution des conflits nous a permis de réduire le temps de traitement des dossiers. Quand je suis partie, ce temps était de entre un et deux ans.

Est-ce que c’est cela qui vous a menée vers la médiation ?

Ana : Mon travail comme juge était une belle expérience. Cependant, je dois reconnaître que dans certains cas, j’ai eu un sentiment d’insatisfaction. Comme si je faisais un casse-tête et qu’il me manquait quelques pièces, mais que c’était mon obligation de le terminer.

Où se trouvaient les pièces manquantes ?

Ana : La décision du juge est circonscrite par les faits et les preuves que les parties choisissent d’apporter ou non à leur dossier. J’ai choisi la médiation parce que c’est un processus dans lequel les participants sont invités à parler de leurs valeurs, leurs intérêts réels, leurs besoins, et même leurs émotions. Elles sont là, les pièces manquantes.

Le chemin de l’un vers l’autre : Céline Chopin

Céline Chopin : J’étais avocate, formée en droit contractuel, en France. Après dix ans dans ce domaine, j’ai décidé qu’il me manquait quelque chose, que ce que je faisais pour aider les gens ne me satisfaisait pas totalement.

Pourquoi ?

Céline : Je me disais qu’il était dommage qu’on n’arrive pas à s’entendre. Souvent, il ne manque vraiment pas grand chose pour faire le chemin de l’un vers l’autre. Mais plus on avance dans le litige, plus on se sépare. Alors qu’on n’était pas si loin au départ.

Céline Chopin

Qu’avez-vous fait pour changer les choses ?

Céline : J’ai décidé de partir faire un tour du monde, à sac à dos, ce qui m’a permis d’explorer d’autres avenues de communication avec la découverte d’autres cultures. Au retour, je suis partie dans le domaine de la formation continue en droit immobilier, pour prévenir les problèmes ; puis je suis partie d’Europe pour venir m’installer à Montréal.

Que s’est-il passé au Québec ?

Céline : Je me suis plongée dans l’entreprenariat. J’ai commencé à aider des travailleurs autonomes ou des TPE (Très Petites Entreprises). J’ai aimé voir leur engouement initial et la souplesse de création, mais j’y ai souvent retrouvé les mêmes problématiques : un manque d’outils pour accéder à la Justice — connaître et faire respecter ses droits — et l’absence de considération des problèmes jusqu’à ce que cela explose.

À quels besoins spécifiques souhaitez-vous répondre dans ce milieu ?

Céline : Du fait de leur taille, ces entrepreneurs disposent rarement de services de RH (Ressources Humaines) et de départements juridiques. Je perçois un besoin d’être entendu, accompagné, de communiquer, mais aussi une nécessité de formation et de temps à consacrer à la communication.

Pouvez-vous nous donner des exemples ?

Céline : Deux amis qui se lancent en affaires, le font corps et âme et occupent tous les postes de l’entreprise à la fois.

Puis lorsque la croissance arrive, ils doivent assumer d’autres rôles, souvent plus de gestionnaires et parfois, comme on avance vite dans une startup, on oublie de communiquer des frustrations, des détails, des envies et il arrive que l’on finisse par arriver à un clash, à un moment donné.

La vocation d’accoucheur

Le médiateur, pour toi, n’est pas seulement un artisan de solutions, mais aussi quelqu’un qui aide les personnes à reconnecter leur tête avec leur coeur ?

Céline : Ce serait mon idéal, oui. J’aime voir naître des effets « boule de neige » suite aux médiations, comme par exemple une restructuration sur le long terme dans une entreprise. L’idée, c’est de traiter les problèmes en amont, de placer les bonnes personnes aux bons endroits, d’anticiper. Tirer la leçon des médiations que l’on fait.

La médiation sert à défaire des noeuds, en quelque sorte ?

Ana : Oui, et la médiation sert à révéler des choses cachées dont on n’arrive pas à parler au quotidien.

Céline : C’est en ayant déconstruit que l’on peut reconstruire sur de bonnes bases.

Quel est le rôle du médiateur, alors ?

Céline : Aider les gens à accoucher d’eux-mêmes. Les aider à se responsabiliser et à devenir autonomes dans leur recherche de solutions et dans la résolution de leurs problématiques.

Pourquoi distinguez-vous les problématiques et les conflits ?

Céline : Chacun a son vocabulaire. Le conflit déclaré fait suite à une accumulation de problématiques non résolues (conflits sous-jacents). Il s’agit de déconstruire ces conflits sous-jacents, puis de construire une solution. Mon idéal, c’est que les clients puissent eux-mêmes devenir autonomes face aux prochaines problématiques afin qu’elles ne redeviennent pas un conflit.

Le médiateur est un peu comme le professeur ou le parent, car on mesure la qualité de son travail au moment où on n’a plus besoin de lui.

Céline : Ça veut dire que les gens peuvent agir avec plus de conscience.

La stratégie de l’autruche

Quels sont les grands défis que vous affrontez, en tant que médiatrices ?

Ana : Pour moi, le plus difficile, c’est d’aider les personnes à prendre conscience du moment précis où le conflit est en train de commencer. Si tu peux identifier ce moment, et si tu prends des mesures sans attendre, tu vas y gagner beaucoup.

Céline : Il s’agit d’observer des déclencheurs.

Ana : En général, le problème est qu’on pense que ce n’est pas grave, que c’est mieux d’attendre, qu’on verra ça demain. Cependant, la dixième fois qu’on est confronté à la situation qui nous rend inconfortable, les risques d’escalade sont bien plus grands. Dans une petite entreprise, c’est peut-être réalisable de faire ce travail de prévention.

Alors pourquoi est-ce que les clients ne sont pas encore disposés à payer pour ce service ?

Ana : C’est une question culturelle. Les gens ne pensent pas au conflit jusqu’à ce qu’il leur saute au visage.

Ça requiert une certaine sensibilité à l’égard du moyen-long terme. Et ça, ce n’est pas toujours au rendez-vous…

Céline : Les gens ont l’habitude que quelqu’un d’autre tranche pour eux. C’est plus facile.

Ana : C’est un mécanisme de négation, très humain. Tu nies le conflit parce que tu penses que ça va passer, mais c’est comme une maladie : un jour, tu commences à sentir une petite douleur, mais tant qu’elle est petite tu ne veux pas t’en faire.

En effet, la prise en charge nécessiterait de sortir de la confortable fluidité du quotidien.

Ana : C’est quand tu décides de divorcer que tu réalises que ça fait dix ans que ton couple est en crise, que personne n’a rien fait, et tu dis : « Pourquoi je n’ai rien fait avant ? Pourquoi j’en suis arrivé là ? »

Révolution, mode ou rattrapage politique ?

Céline : On a comme tradition de traiter la justice en externe. Ça a toujours été un pouvoir indépendant, quelque chose de supérieur à nous qui tranchait.

Les Anthropologues du droit font le lien entre cette vision de la justice et les civilisations monothéistes : une Justice verticale, qui s’impose, qui est unique. En revanche, lorsqu’on se penche sur les autres visions du monde (les paradigmes panthéistes, polythéistes, animistes, etc.), on retrouve des expressions très différentes de la justice.

Ana : Quand je dis que je suis juge, les gens sont pleins d’admiration. Quand je dis que je suis médiatrice, je ne rencontre pas le même engouement. On s’inquiète même du fait que je choisisse de faire ça après la magistrature. Ça aussi, c’est culturel.

Est-ce que la réforme du Code de procédure civile (CPC) du Québec traduit une évolution des mentalités à cet égard?

Ana : Je vais dire quelque chose d’un peu cynique : ce changement ne traduit pas la bonne volonté de l’humanité.

Céline : Je suis d’accord. C’est une réaction. Une législation intervient souvent comme la transcription d’une réalité sociale et institutionnelle.

Ana : La Justice n’arrive pas à traiter toutes les affaires. Le système judiciaire est engorgé. C’est pour ça que ces changements interviennent maintenant. Je ne suis pas sûr que les professionnels et les législateurs soient convaincus du fait que c’est la bonne façon de procéder.

Céline : Il faut aussi prendre en compte les enjeux financiers : les modes de prévention et règlement des différends permettent aux gens d’accéder à la justice, ce qui n’est pas toujours le cas avec les coûts juridiques et judiciaires actuels.

Désengorgement des tribunaux, coûts de la justice… On aurait là les raisons réelles de ce mouvement de réforme. On est bien loin de nos envolées philosophiques sur la responsabilité individuelle et l’anthropologie du droit.

Ana : L’accès à la Justice est une mode, car le citoyen a commencé à le réclamer. Le citoyen a commencé à réaliser que l’accès à la justice était un droit pour tout le monde, et pas seulement pour ceux qui ont de l’argent. Comme le mouvement #MeToo, c’est une prise de conscience d’un droit qui n’était peut-être pas bien garanti dans la société. Les gouvernements ont donc réagi, car la thématique devenait pressante, voire envahissante.

Pourtant, le marché de la médiation n’a toujours pas fleuri.

Céline : La Justice pense que la médiation, la discussion et la conciliation, le fait d’unir les parties dans un esprit constructif, est d’actualité. On l’entend dans le CPC avec l’obligation de « considérer le recours aux modes de PRD » (article premier). Le problème, c’est qu’à côté de ça, la population n’a pas été informée de ce changement. L’imaginaire collectif reste marqué par l’image de la justice de Cour et les négociations entre avocats une fois le litige quasiment arrivé devant « la chaise du juge ».

On voit tout de même apparaître de nombreux types de « médiateurs », notamment institutionnels, ce qui pose la question de leur impartialité. Que pensez-vous de cette utilisation « à tort et à travers » du mot « médiation » ?

Céline : Ça permet de diffuser le terme dans la conscience publique. Ce qui est pervers, c’est que ça en donne de trop nombreuses définitions qui l’étirent, et on perd l’essence du métier même de médiateur. Or ce métier est très spécifique.

Ana : Le risque, c’est qu’avec ces mauvaises utilisations du mot, le métier perde en crédibilité.

Il est frappant de constater que les évolutions législatives n’entraînent pas encore le développement d’un secteur professionnel à part entière. On observe plutôt une adaptation du système judiciaire existant : des juges qui font de la conciliation, des avocats qui se forment aux modes de PRD, la médiation aux petites créances, la médiation familiale obligatoire…

Or, pour certains, la médiation n’est ni une version “douce” de la profession d’avocat, ni une occupation farfelue s’inscrivant dans une mode passagère : elle est un outil concret pour les personnes et pour les entreprises, utile et éthique, efficace mais long-termiste.

Une étude plus approfondie nous permettrait de comprendre quels facteurs empêchent actuellement la profession de fleurir. S’agit-il de résistances institutionnelles, liées au besoin de conservation d’un “marché du différend” par les professions existantes ? Ou bien s’agit-il plutôt d’une difficulté généralisée à prendre en charge les conflits plutôt que d’en déléguer la résolution ? Le dialogue n’est pas un exercice facile. L’actualité et notre quotidien nous le rappellent sans cesse.

Pour en savoir plus :

  • Un ouvrage de référence, favorisant une approche exhaustive et descriptive : Jacques FAGET — Médiations, Les ateliers silencieux de la démocratie, Érès, 2015
  • Sur la diversité des cultures normatives : Fernanda PIRIE — The Anthropology of Law, Oxford University Press, 2003
  • L’excellent blog de Jean POITRAS : http://www.conflits-strategies.com/
  • Pour comprendre l’évolution du cadre législatif au Québec, et s’y adapter : Jean-François ROBERGE — La Justice participative, Changer le milieu juridique par une culture intégrative de règlement des différends, Éditions Yvons Blais, 2011
  • Un incontournable pour les praticiens en milieu organisationnel : Arnaud STIMEC et Sylvie ADIJÈS — La Médiation en entreprise, Dunod, 2015

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