Elise de Marie Curry : “On voulait un nom qui soit poétique et drôle pour s’éloigner de la tristesse qui est souvent associée au sujet des migrations.”

Marie Curry valorise le matrimoine culinaire de femmes réfugiées et issues de l’immigration sur la métropole de Bordeaux. #Acteursduchangement #34

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Tido Media
13 min readJun 3, 2021

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Rachel (R) : Comment aimes-tu qu’on te présente ?

Elise (E) : Je suis Elise, j’ai 29 ans et je suis la co-fondatrice du projet Marie Curry. J’ai toujours voulu exercer une profession avec une mission d’intérêt général. J’ai fait mes études à Sciences Po Aix-en-Provence où je m’intéressais déjà à l’Économie Sociale et Solidaire (ESS). J’ai fait mon mémoire sur le micro-crédit, mon stage de fin d’études dans une entreprise spécialisée dans le conseil en levée de fonds et en philanthropie pour le secteur culturel et l’ESS. Dans le même temps, j’étais engagée bénévolement dans une association qui réalisait gratuitement des vidéos de promotion pour tous les acteurs de ce secteur. Ce bénévolat s’est transformé à la fin de mes études en service civique de 9 mois puis en mon premier emploi. Mon tuteur et moi avons transformé cette association en boite de production à impact social : Infocus. On était à la fois une agence de communication vidéo qui réalisait des films promotionnels pour des ONGs, des associations, des entrepreneurs sociaux, des fondations ou autres, et on produisait des films documentaires à impact. On travaillait avec ces acteurs pour produire des films qui allaient les aider à faire connaître leurs causes et à faire bouger les lignes. A titre d’exemple, on a produit un film sur la pêche électrique pour soutenir le combat de l’association Bloom. Pendant 5 ans, j’ai co-dirigé cette agence ce qui m’a permis d’apprendre énormément de choses d’un point de vue entrepreneurial : démarcher des clients, développer une vision, mettre en place une stratégie, manager. J’ai travaillé avec beaucoup de projets de l’ESS à Paris — qu’ils soient liés à la cause des personnes réfugiées comme Singa, Aurore — au développement international ou à la santé des personnes en situation de handicap.

Nous valorisons le matrimoine culinaire de femmes réfugiées et issues de l’immigration sur la métropole de Bordeaux.

R : Présente-moi Marie Curry en quelques mots…

E : Nous valorisons le matrimoine culinaire de femmes réfugiées et issues de l’immigration sur la métropole de Bordeaux. Notre objectif est de proposer à ces femmes passionnées de cuisine des missions valorisantes et épanouissantes pour elles. Il y a des débouchés en restauration mais il s’agit souvent de restauration collective ou de postes de commis. Plus de 80% des chefs sont des hommes et le plafond de verre est énorme. Or, beaucoup d’entre elles ont de l’or entre les mains, elles maîtrisent une cuisine intéressante et riche mais que peu ont l’occasion de déguster. Notre objectif est de les aider à construire leur parcours dans la cuisine et à trouver des missions qui vont leur permettre d’être épanouies économiquement et socialement.

On leur propose un accompagnement personnalisé et individuel sur le plan socio-professionnel, des formations sur des techniques culinaires et des savoir-être, une communauté de pairs pour s’entraider, s’inspirer et créer une dynamique positive et encourageante. On est aussi apporteur d’affaire / traiteur ce qui leur ouvre les portes d’un public auquel elles n’auraient pas forcément accès, donc de décloisonner. Il y a beaucoup de femmes qui font des prestations à leur compte, de manière formelle et informelle mais souvent cela se limite à leur communauté. On les aide à packager leur offre, à bien la vendre et à la commercialiser. Leurs prestations sont mieux rémunérées et elles font découvrir leur cuisine à un public plus large. Enfin, on met à leur disposition les moyens de production (cuisine) et la logistique, de l’approvisionnement à la livraison. Ainsi, elles se concentrent uniquement sur la cuisine ce qui permet de limiter la prise de risque lors de la création et du développement de leur activité.

R : Comment en es-tu venue à faire cela ?

E : Après 5 années passées au sein d’Infocus, j’ai eu envie de travailler sur un projet que j’allais faire grandir de l’intérieur plutôt que d’intervenir sur un temps très court sur de nombreux projets. A l’époque, j’habitais à Paris et j’ai décidé de me focaliser sur deux thématiques qui me tenaient à cœur : la cuisine et le droit des femmes. Je commençais déjà à travailler sur l’écriture d’une web série sur l’entrepreneuriat féminin : comment on met en avant de nouveaux rôles modèles féminins qui entreprennent pour inspirer d’autres femmes et casser les stéréotypes J’ai alors découvert plein de projets autour de la gastronomie solidaire comme le Refugee Food Festival (RFF), Meet My Mama, les Cuistots Migrateurs, le Récho, Baluchon. J’ai trouvé cela génial : par exemple, Meet My Mama œuvre pour le droit des femmes à travers la cuisine qui est pour moi une passion. Au même moment, j’ai déménagé à Bordeaux et, après une première expérience professionnelle, j’ai eu le déclic et j’ai décidé de lancer mon projet. Début 2020, j’ai suivi une formation sur les fondamentaux des techniques culinaires à l’École Ferrandi Paris et j’ai rencontré en parallèle Agathe du Refugee Food Festival qui est la salariée qui le coordonne à Bordeaux.

J’ai profité du confinement pour peaufiner mon projet

En mars 2020, j’ai rencontré Sandrine Clément, la porteuse de projet bénévole du RFF à Bordeaux depuis 4 ans, et je me suis portée volontaire pour co-organiser l’édition 2020. Une semaine après notre rencontre a été déclaré le premier confinement. Sandrine a alors décidé de mettre en place un projet d’aide alimentaire avec le Garage moderne et l’association Ernest : on s’y retrouvait pour préparer des repas pour des CADA, des étudiants et une association d’aide aux personnes précaires. On s’est rendues compte qu’on voulait faire la même chose.

Elle portait le festival qui ne dure qu’une semaine par an : même si elle suivait les personnes réfugiées tout au long de l’année, c’était frustrant pour elle de ne pas pouvoir proposer un suivi quotidien et des actions plus fréquentes pour les bordelais. Pour ma part, j’ai profité du confinement pour peaufiner mon projet : j’ai discuté avec plein de porteurs de projet et d’acteurs de la gastronomie solidaire pour avoir des retours d’expérience; ainsi qu’avec des acteurs bordelais afin de savoir comment nous pourrions proposer quelque chose de complémentaire aux solutions déjà existantes sur le territoire. En mai 2020, à la sortie du confinement, on a lancé le projet.

J’ai à cœur de bien formaliser le projet pour qu’il se pérennise sans trop de difficulté.

R : Quel est ton rôle ?

E : Avec Sandrine, nous sommes très complémentaires. Sandrine, 54 ans, a une expérience en graphisme, elle a fait l’école Boulle. A 40 ans, elle a passé son CAP pâtisserie puis a monté son établissement. Son expérience avec le RFF lui a permis de développer son réseau auprès des acteurs locaux ce qui permet d’identifier les personnes réfugiées : elle est en charge de l’accompagnement des femmes et de l’opérationnel traiteur. Quant à moi, j’ai un rôle de chargée de développement. Mes études académiques et les compétences acquises lors de ma précédente expérience m’ont donné un bagage me permettant de gérer la recherche de financement et de partenariats, la gestion financière, le commercial et la communication.

J’apporte de la rigueur et de la méthodologie dans la création du projet et son développement. C’est important car nous travaillons sur un sujet complexe. On accompagne des personnes qui peuvent avoir des parcours de vie compliqués. D’autre part, notre modèle économique est lui aussi complexe car nous sommes traiteur. J’ai à cœur de bien formaliser le projet pour qu’il se pérennise sans trop de difficulté.

R : Qui sont vos clients ?

E : On a eu des demandes très variées de particuliers, d’entreprises; pour du traiteur, pour des mariages. Jusqu’à présent, je n’ai même pas commencé à démarcher. Les demandes entrent naturellement. L’année dernière, nous avons été sollicitées pour tenir des stands sur des événements culturels à Bordeaux. Ils ont été annulés mais cela nous a confortées. Cette année, nous avons un assez grand nombre de demandes d’associations et d’entreprises de l’ESS sur Bordeaux : HelloAsso, l’Alternative Urbaine, la Chambre Régionale de l’Économie Sociale et Solidaire. On a également eu des demandes d’élus et d’institutions : la ville de Bordeaux, la préfète d’Aquitaine et pour la Ministre des Droits des femmes. Le fait d’être identifié comme le “traiteur pour soutenir les femmes” permet de recevoir des demandes intéressantes. On commence les mariages et on reçoit des demandes d’entreprises de la métropole bordelaise. Cela prouve que la valeur de ce qu’on propose culinairement plait réellement et qu’on est concurrentiels.

R : Pourquoi Bordeaux ?

E : Je viens de Normandie, j’ai vécu près de Caen pendant 18 ans. Donc après 5 ans à Paris, j’avais envie de retourner en Province. J’aime beaucoup l’ouest de la France, tant pour l’ambiance que la proximité de l’océan. Mais j’aspirais à une région plus ensoleillée que la Normandie. C’est aussi un choix de couple car mon conjoint a de la famille dans la région. C’est une ville qui m’attirait : suffisamment petite pour être confortable et suffisamment grande pour qu’il y ait des opportunités professionnelles, économiques et culturelles.

Marie Curie est issue de l’immigration, c’est une des femmes les plus connues en France voire peut-être dans le monde.

R : Pourquoi ce nom ?

E : On n’arrivait pas à en trouver un mais on voulait une marque qui soit inspirante, avec un nom soit poétique soit drôle et qui apporte de la légèreté pour s’éloigner de la tristesse qui est souvent associée au sujet des migrations. Nous aimons ce qui est beau, l’esthétique. On voulait en tirer de la fierté et y faire figurer des notions importantes pour nous : femme, sororité et cuisine du monde. Ce projet est avant tout de la cuisine, de la joie, du partage, de la couleur. J’ai organisé un brainstorm avec des amis et l’un d’entre eux a proposé Marie Curry.

On s’est dit qu’il y avait une belle histoire et une belle communication derrière. Marie Curie est issue de l’immigration, c’est une des femmes les plus connues en France voire peut-être dans le monde. Il y a une question de rôle modèle qui nous plaisait beaucoup. Elle faisait de la science, de la chimie, on pouvait faire un parallèle avec la cuisine. Et on a joué sur le jeu de mots entre Curie et curry, qui est une épice beaucoup utilisée dans la cuisine du monde. Si on se penche sur le curry, on se rend compte que c’est un mélange et cela correspond aussi à la cuisine qu’on propose avec des plats qui viennent de pays très différents. C’est un beau melting pot.

R : Qu’aimerais-tu changer dans la société ?

E : Souvent, ce qu’on propose aux femmes pour s’intégrer s’appuie soit sur les enfants, soit sur un modèle d’intégration républicaine (correspondant à une adhésion à des principes et valeurs) alors qu’elles ont aussi des choses à apporter et à nous apprendre. J’espère que les gens arrêteront de grincer des dents quand on ose affirmer que la société reste hyper inégalitaire, et que la cuisine est un milieu sexiste et misogyne. J’ai l’impression qu’il faut encore marcher sur des œufs pour en parler. 1% des chefs étoilés sont des femmes. La cuisine a toujours été l’apanage des femmes à la maison alors que les grands chefs sont majoritairement des hommes. Ce qui me tient à cœur c’est une cuisine inclusive, pour les femmes, et pour les femmes issues de l’immigration. Il n’y a aucune représentativité de la population, il faut renverser cela et en parler sans que cela pose problème. Ce serait enrichissant pour tout le monde.

1% des chefs étoilés sont des femmes alors que la cuisine a toujours été l’apanage des femmes à la maison

R : Qu’est-ce que cela t’apporte ?

E : Beaucoup de bonheur. Travailler avec une associée avec laquelle cela se passe aussi bien est très agréable, tout comme rencontrer toutes ces cuisinières et apprendre beaucoup d’elles, créer du bonheur en leur proposant de collaborer avec nous en cuisine. Je me dis que j’ai trop de chance : c’est très passionnant, c’est enrichissant et c’est fun. Je passe beaucoup de temps en cuisine à goûter des plats, à travailler sur des menus… Cela m’apporte de nouvelles compétences en tant que porteur de projet : il faut être commerciale, comptable et développer des expertises très variées. J’ai eu l’impression d’avoir eu une marge de progression énorme cette année. Pour quelqu’un de curieux comme moi c’est un accomplissement. On a aussi fait des rencontres dans une année où on était coupés les uns des autres. Cela apporte de l’énergie, de l’optimisme et de l’espoir.

R : Quel avenir pour Marie Curry ?

E : Bordeaux est une région du vin et de la gastronomie. Nombre d’événements sont organisés autour de cette thématique. Via des partenaires traiteurs locaux, des marques et des restaurateurs, on espère pouvoir participer à des événements sur le territoire.

On aimerait effectuer une étude de faisabilité sur le modèle juridique et de gouvernance de Marie Curry. C’est actuellement une entreprise de l’ESS. On s’est rendus compte qu’il serait intéressant d’étudier le modèle coopératif (coopérative d’activité et d’emploi, SCOP, SCIC) pour permettre d’avoir une logique d’écosystème et de partenariat avec les acteurs du territoire mais aussi pour avoir un projet inclusif pour les femmes qu’on accompagne. Ce faisant, on leur permettrait d’être actives dans la gouvernance si elles le veulent, et on leur proposerait une structure économiquement et juridiquement sécurisante pour développer leur activité. On va aussi étudier les formes d’insertion par l’activité économique et tous les modèles hybrides qui existent. Il y a des enjeux d’inclusivité et de pérennité du modèle.

On travaille avec deux acteurs de l’ESS à l’ouverture fin 2022 d’un grand espace central à Bordeaux qui sera dédié à l’ESS bien sûr mais surtout au partage de savoir-faire des porteurs de l’ESS auprès du grand public. Il y aura notamment un atelier d’artisanat numérique ouvert à tous, un espace de coworking pour les acteurs de l’ESS et on aura 100m2 au rez-de-chaussée pour faire un café-cantine afin de proposer une restauration quotidienne faite maison par des cuisinières réfugiées et issues de l’immigration. On va également mettre en place une programmation culinaire animée par les cuisinières autour de l’alimentation durable : ateliers cuisine pour le grand public, ateliers de sensibilisation au bien manger destinés aux adultes et aux enfants vivant dans le quartier. On sera dans un quartier prioritaire de la ville et l’idée est de démocratiser le bien manger en faisant l’apprentissage du bien manger, peu cher, local. On va en profiter pour organiser des événements pour sensibiliser sur les sujets de l’interculturel, de l’exil et de la place des femmes en cuisine. L’idée est de mêler les différents arts, de faire intervenir des artistes, des intellectuels et de créer un espace de discussion sur ces sujets.

Le deuxième gros projet est la création d’un incubateur culinaire en 2023. Nous travaillons avec un bailleur à Bordeaux sur un lieu central, de façon à ce qu’il soit accessible à toutes les cuisinières qui résident dans la métropole. Cela permettra à ces femmes d’être visibles et de proposer leur cuisine comme n’importe quel restaurateur. Ce sera un grand espace de production et de formation dans une halle en cours de rénovation, similaire aux halles typiques du sud-ouest avec plein de commerces, de kiosques de vente à emporter. On le proposerait comme espace de test et d’application pour des cuisinières qui veulent lancer leur restaurant, un peu comme le propose la résidence du RFF au Ground Control à Paris.

On a envie de multiplier les lieux de présence de Marie Curry et de faire à la fois du traiteur, de la restauration, de l’événementiel.

Le fait de créer le projet dans une période assez chaotique (ndlr : crise sanitaire), nous a laissé du temps pour monter des projets énormes pour un jeune acteur comme nous. On nous a fait confiance assez rapidement. On voudrait diversifier Marie Curry tout en restant sur le territoire de la métropole et de la Gironde en Nouvelle-Aquitaine : on a envie de multiplier les lieux de présence de Marie Curry et de faire à la fois du traiteur, de la restauration, de l’événementiel. Cela permet de proposer des débouchés et des formes de travail différents adaptés aux besoins et aux envies de chacune d’entre elles : qu’elles aient envie d’être traiteur indépendante, de monter leur restaurant ou d’obtenir un poste dans une brigade. On se dirige vers quelque chose d’assez hybride (rires).

R : Qui devrait être le sujet de notre prochain portrait ?

E : Il y a un podcast de Nouvelles Écoutes qui s’appelle Bouffons animé par Emilie Laystary. Elle évoque la cuisine sous un angle social. Par exemple, elle aborde le racisme à travers la cuisine. Elle en a fait un sur le curry où l’intervenante déconstruit tous les préjugés qu’on a sur cette épice.

Il y a une journaliste que j’apprécie beaucoup et qui s’appelle Nora Bouazzouni. Elle a sorti deux livres : le premier intitulé Faiminisme, quand le sexisme s’invite en cuisine et le second, qui vient de sortir, Steaksisme. Elle décortique le sexisme dans la gastronomie, dans la cuisine, les images qu’il y a derrière et les mécanismes en jeu. Cela donne des clés de compréhension de la société actuelle et des pistes pour faire évoluer cela.

Sur Bordeaux, il y a aussi : Charline Fournier qui gère le bistrot de l’Estey au sein du centre social de Bègles et qui travaille avec des demandeuses d’asile en cuisine; et l’Espace Textile Rive Droite qui proposent à des femmes qui aiment coudre un espace d’apprentissage et de création en couture.

Signé : Rachel Priest
Photos : Marie Curry
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