Elsa et Karine de Kipawa : “un mot qui signifie force, talent et pouvoir en swahili.”.

Kipawa est un programme d’apprentissage du français qui s’adresse aux personnes exilées et plus particulièrement demandeuses d’asile. #Acteursduchangement #34

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Tido Media
10 min readJul 8, 2021

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Rachel (R) : Comment aimez-vous qu’on vous présente ?

Elsa (E) : Les personnes qui me connaissent me décrivent comme quelqu’un qui a besoin de sens. J’aime l’engagement lorsqu’il est en accord avec mes valeurs. Je suis entière, ce qui rejoint cette notion de conviction. Et je suis également une communicante, j’ai le contact facile.

Karine (K) : Ce qui ressort lorsque l’on parle de moi c’est ma capacité d’écoute. On me dit souvent que je fais attention à ce qu’on me dit et que je mets le doigt sur les choses importantes.

R : Présentez-moi Kipawa en quelques mots…

K : C’est un programme d’apprentissage du français qui s’adresse aux personnes exilées et plus particulièrement aux demandeurs d’asile. Sa particularité est qu’il est conçu comme un programme d’alternance avec des cours de français complétés par des temps de pratique sur le terrain : les demandeurs d’asile n’ayant pas accès à l’emploi, ou très difficilement, nous leur proposons de faire du bénévolat dans des associations en fonction de leurs compétences et de leurs appétences. Nous menons un travail de réflexion autour des savoir-faire de chacun : à la fois pour qu’ils en prennent conscience car ce n’est pas forcément évident lorsqu’on ne connaît pas les codes et le fonctionnement d’un nouveau pays; et également pour les mettre en contact avec des associations dans lesquelles ils pourront apporter leurs compétences et se sentir utiles. L’objectif derrière celaest bien sûr de pratiquer la langue en dehors des cours donc d’accélérer l’apprentissage, mais aussi de permettre de sortir de la posture de personne aidée, accompagnée pour être reconnue comme une personne qui a quelque chose à partager.

E : C’est aussi un grand bénéfice pour le tissu associatif local. Certaines associations peuvent manquer de ressources et Kipawa se positionne ainsi comme un relais, dans un objectif de solidarité, et pour faire monter en compétences les uns et les autres.

R : Quels sont vos rôles ?

K : Je suis la fondatrice et formatrice en Français Langue Etrangère. Mon rôle est double : assurer des cours de français et monter la structure.

E : Depuis début février, j’aide Karine dans le développement de la structure, notamment dans sa mise en visibilité sur le territoire à travers des actions de communication, tout en construisant la communauté. Je travaille également sur le développement de partenariats avec des associations.

R : Comment en êtes-vous venues à faire cela ?

K : Il y a eu 2 déclics à quelques années d’intervalle. Le premier c’est le moment où j’ai décidé de devenir formatrice FLE (Français Langue Étrangère). À l’origine, je travaillais dans la communication et le marketing. J’ai eu l’opportunité de m’arrêter et de réfléchir à mon projet professionnel. Entre 2015 et 2016, j’ai déménagé de Marseille à Paris, au moment de ce qu’on a appelé la “crise migratoire”. J’ai redécouvert une ville que je ne connaissais plus avec des gens qui dormaient sous le métro à Jaurès et Stalingrad, et des camps à perte de vue. Ça a été un choc. Comme j’étais dans cette phase de réflexion, j’avais du temps, j’ai commencé à donner des cours de français en tant que bénévole. J’ai aimé à la fois le métier, la transmission, et me suis rendue compte à quel point la langue française est complexe et pourtant primordiale à acquérir.

Il y a de multiples façons d’intervenir auprès des personnes exilées et il n’y a pas de hiérarchie. Mais j’appréciais particulièrement le sentiment de participer à la construction d’un projet de vie et de donner quelques clés pour prendre sa place dans la société. Je me suis formée et j’en ai fait mon métier. J’ai travaillé pendant plusieurs années pour des associations comme Thot ou eachOne (ex Wintegreat), des expériences très épanouissantes et fondatrices dans mon parcours. Les apprenants me demandaient toujours : “c’est super les cours de français mais je voudrais le parler en dehors des cours pour pratiquer. Comment faire pour parler avec des Français en France ?”.

Les apprenants me demandaient toujours : “c’est super les cours de français mais je voudrais le parler en dehors des cours pour pratiquer. Comment faire pour parler avec des Français en France ?”.

J’avais également envie qu’ils ne soient pas toujours dans une posture de personne aidée, accompagnée, qu’ils puissent faire valoir leurs compétences, leurs savoir-faire, très riches et qu’ils se sentent utiles. De ces constats est née l’idée de Kipawa.

Quant au choix de Marseille, c’est un choix personnel, de cœur : j’adore cette ville. A Paris, il me manquait un certain nombre de choses à commencer par les calanques et la lumière (rires). Et puis, il y avait ce ressenti : dans la capitale, il y a un problème au niveau des structures d’accueil, un manque de place dans les CADA… Or, si l’accueil est plus riche et structuré partout en France, il y aura moins de concentration à Paris. Donc cela faisait sens pour moi de créer une structure ailleurs.

E : J’ai moi aussi un bagage professionnel orienté communication. J’ai travaillé 7 ans dans une grosse entreprise à Bordeaux. J’ai pris une année sabbatique en 2019 au cours de laquelle j’ai voyagé et où je me suis aussi confrontée à cette problématique de langue. Je pense notamment à un séjour au Brésil où je suis restée 2 mois. J’ai saisi la difficulté de ne pas réussir à se faire comprendre. C’était assez compliqué, voire même parfois douloureux. Il se trouve que c’est aussi au Brésil que j’ai commencé à donner bénévolement quelques cours de français et d’anglais. J’ai bien aimé transmettre et m’exercer à la pédagogie. C’était la première fois que j’enseignais. A mon retour, j’ai poursuivi le bénévolat à Bordeaux où j’ai intégré le réseau Aime qui donne des cours aux personnes migrantes. Je savais que j’allais changer de métier. Il fallait vraiment que je rejoigne une cause qui me parlait. Cela m’a amenée à démissionner en décembre dernier. Puis, tout s’est enchaîné de manière logique. J’ai déménagé, je suis arrivée à Marseille et j’ai vu un post Facebook de Karine sur le groupe de Make Sense. Elle recherchait une associée et on s’est super bien entendues.

on veut changer le regard sur les migrations et favoriser les rencontres entre les personnes exilées et la société d’accueil

R : Qu’aimeriez-vous changer dans la société ? A Marseille ?

K : Je dirais déjà que nous aimerions permettre aux personnes exilées de prendre une place d’acteur pour que l’inclusion dans la société se fasse le plus vite possible. Pour moi, c’est un gage de vivre ensemble harmonieux et durable. En outre, apprendre le français est un moyen de communication fondamental et il est essentiel de maîtriser suffisamment la langue pour dépasser les niveaux de base et être en capacité de donner son avis, exprimer avec nuances ses idées et ressentis.

L’objectif est de faire en sorte que la rencontre soit naturelle, pas sous l’étiquette de “je suis une personne exilée, demandeuse d’asile” mais plutôt en fonction de compétences et de savoir-faire qui permettent de partager des choses. Revenir sur l’individu et non sur le statut.

Il y a aussi un enjeu sur l’insertion professionnelle. En général, c’est seulement à partir du moment où elles ont un statut qu’on va commencer à s’intéresser à leur projet professionnel, aux compétences et aux expériences passées, à comment les transposer et les utiliser. Or, le fait de changer de métier ne se fait pas du jour au lendemain, transposer des compétences à d’autres domaines demande du temps. Donc plus on commence tôt, plus on a des chances de réussite et d’éviter la précarité linguistique.

De manière plus large, nous voulons changer le regard sur les migrations et favoriser les rencontres entre les personnes exilées et la société d’accueil. En général, les personnes qui vont vers les personnes exilées s’investissent dans des actions solidaires et sont déjà convaincues de la richesse que cela représente. L’objectif est de faire en sorte que la rencontre se fasse avec le plus de monde possible, y compris des gens qui ne sont pas particulièrement sensibilisés à cette cause et que cette rencontre soit naturelle, dans l’altérité, pas sous l’étiquette “je suis une personne exilée, demandeuse d’asile” mais en fonction de centres d’intérêt partagés. Une rencontre avec un individu et non avec un statut.

E : Nous sommes en phase de test avec 3 bénéficiaires qui viennent de pays différents. Elles nous expliquent qu’elles sont très isolées dans leurs appartements. Elles ne sortent pas par elles-mêmes, connaissent peu la ville. Pourtant cela fait déjà quelques mois qu’elles sont ici. C’est en cela que Kipawa est une réponse pour lutter contre cet isolement pour qu’elles puissent reprendre confiance en elles grâce aux rencontres, au partage de compétences, à la valorisation des savoir-faire lors de la mise en pratique.

R : Comment s’organise la mise en relation avec les associations ?

K : Notre parti-pris est de partir de chaque personne, de ses savoir-faire, de ses compétences ou aspirations pour chercher les associations correspondantes. On veut que les personnes se sentent à l’aise, qu’elles se sentent capables de contribuer et qu’elles aient envie de le faire. C’est pourquoi il est essentiel de travailler sur elles en premier lieu pour construire un projet qui leur est adapté.

E : En fonction des savoir-faire et compétences identifiés lors des ateliers coaching, on contacte les associations en leur présentant le profil du bénéficiaire et la mission de Kipawa. Pour l’instant, les retours sont très positifs : ils ont apprécié le concept et la mise en pratique des compétences. Les bénéficiaires de Kipawa participent aujourd’hui aux ateliers couture de la Fabraka, à la préparation de repas à la cantine solidaire de Coco Velten et aux chantiers participatifs de la ferme urbaine du Talus.

K : Quand je réfléchissais à Kipawa avant de le mettre en place, les gens associaient demandeurs d’asile et besoin d’aide. Ils nous disaient qu’ils avaient envie de les aider. Et on leur expliquait que c’était le contraire, qu’ils seraient là pour aider ! Il y a une relation aidants-aidés préétablie. Si, à l’inverse, la clé d’entrée est le savoir-faire, l’individu, cela change la relation et on oublie l’étiquette administrative, elle n’a presque plus sa place dans la conversation. Cela change complètement l’accueil. Dans les deux cas c’est positif, mais pas pour les mêmes raisons.

R : Qu’est-ce que cela vous apporte ?

E : Par rapport à la phase test dans laquelle on est, en ayant accompagné les bénéficiaires dans certaines associations, les ayant vu en situation dans leurs tâches ou en lien avec des Français et en ayant eu leur retour, je dirais que c’est gratifiant. On voit qu’il y a un enrichissement mutuel entre l’association accueillante et le bénéficiaire. On se dit que les regards sur les personnes réfugiées peuvent changer et que ces dernières peuvent se sentir valorisées et ainsi reprendre confiance en elles, par le biais de leur participation aux différents projets associatifs.

Je suis hyper contente de les voir sourire et être enthousiastes à l’idée d’aller dans ces associations : cela les occupe, elles apprennent la langue et des mots bien spécifiques en lien avec l’association accueillante !

K : Des moments incroyablement riches : que ce soit dans l’apprentissage du français ou lors de ces actions concrètes dans une association. On est tournés vers l’avenir, vers la construction et l’enrichissement mutuel. Le mieux, c’est quand les personnes s’approprient le fonctionnement et qu’elles n’ont plus besoin de nous pour agirdans les associations.

R : Quel avenir pour Kipawa ?

K : C’est le gros sujet du moment (rires). Notre objectif est d’ouvrir un programme complet de 4 mois de cours de FLE et de mettre en place l’alternance à partir du 2ème mois. On aimerait ouvrir un premier programme en janvier 2022. Avant cela, on voudrait poursuivre la phase test et faire des preuves du concept de plus en plus étoffées et complètes.

E : Si on arrive à se professionnaliser à partir de 2022, on souhaiterait qu’il y ait le plus de bénéficiaires possibles.

R : Pourquoi ce nom ?

K : C’est Cynthia, une étudiante kényane qui me l’a offert lors d’un cours de français. Kipawa est un mot qui signifie 3 choses en swahili : force, talent et pouvoir. Cela m’a marquée et correspondait à ce que je souhaitais transmettre. Je l’ai donc adopté.

Kipawa est un mot qui signifie force, talent et pouvoir en swahili.

R : De quel type de structure s’agit-il ?

K : Nous sommes une association. Pour le moment, nous fonctionnons bénévolement bien que l’objectif soit de développer des activités rémunérées comme des formations FLE payantes qui nous permettraient de financer les cours gratuits et de nous ouvrir à différents publics. On procède par étape. On a plusieurs pistes pour diversifier les publics et augmenter la mixité dans les cours pour tendre vers un modèle économique hybride le plus rapidement possible.

R : Qui devrait être le sujet de notre prochain portrait ?

E : Je pense à Eko — Low Tech with refugees, présent à Marseille. Ils valorisent la construction à partir de matériaux recyclés et mettent en valeur les compétences des personnes exilées et le partage de compétences.

K : Il y a aussi La Fabraka : un projet autour de la couture destiné aux femmes, à Marseille aussi. Elles proposent des initiations à la couture, au travail textile, à la broderie…

Je pense aussi à la Fourmilière à Paris : c’est une plateforme de mise en relation entre les personnes qui ont envie de faire du bénévolat et les structures qui en ont besoin de manière ponctuelle. De nombreuses personnes exilées s’engagent avec eux et ils ont développé des cours de français en binôme. On partage de nombreuses valeurs avec ces projets.

Signé : Rachel Priest
Photos : Kipawa
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