Juna de l’Autre Cantine

#Acteursduchangement #33

Tido — tell it differently !
Tido Media
10 min readMar 11, 2021

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L’Autre Cantine — Nantes

Rachel (R) : Comment aimes-tu qu’on te présente ?

Juna (J) : Je m’appelle Juna et je fais partie des personnes qui ont créé l’association l’Autre Cantine. Je suis aussi la maman d’un enfant d’un an et demi et je trouve que c’est très important quand on milite de le dire car il n’est pas facile de combiner les deux. Mais on y arrive (rires). J’ai commencé à militer depuis assez longtemps : étudiante en histoire de l’art à la fac, je faisais partie du réseau RUSF (Réseau Université Sans Frontières) qui aidait les étudiants étrangers en les accompagnant dans leurs démarches juridique et administrative. J’ai ensuite continué à faire partie de collectifs et d’associations qui soutenaient les personnes exilées. Cela m’a apporté pas mal d’expérience parce que je l’ai fait dans d’autres villes. J’ai constaté que même s’il existe une politique nationale, en fonction des villes, des régions, des préfectures et des collectifs sur place, les situations peuvent être très différentes. Cela donne aussi des idées sur la manière dont on souhaiterait agir et cela permet de créer du réseau. Lorsque je suis revenue à Nantes, un an avant l’Autre Cantine, j’ai rencontré des personnes avec lesquelles j’aimais lutter. Quand on s’engage, les relations qu’on a sont très importantes pour que cela fonctionne.

on a réussi à créer une osmose qui fait que même sans être d’accord

R : Comment en es-tu venu à faire cela ?

J : Je suis née à Nantes mais j’ai vécu à Toulouse, à Paris et à Marseille. Cela me faisait très peur de passer toute ma vie dans la même ville, donc après mon BAC je suis partie étudier ailleurs. J’avais envie de découvrir ce qu’il se passait autre part. Je suis finalement revenue à Nantes et je n’en suis pas mécontente car j’ai fait parmi les plus belles rencontres de ma vie. Avec les autres fondateurs de l’Autre Cantine, on s’est rencontré par hasard lors de réquisitions de bâtiments pour héberger des demandeurs d’asile ou des personnes sans logement. Je parle de hasard car nous n’avons pas le même âge et ne sommes pas issus des mêmes milieux. On a fait une première expérience d’un collectif informel. J’ai gardé le contact avec Jules et Christophe avec lesquels il y avait une alchimie. On peut être très différents tant au niveau des points de vue que de la manière de réagir mais on a réussi à créer une osmose qui fait que même sans être d’accord, on arrivait à se le dire et à avancer. On avait envie de faire des choses ensemble mais pas qu’à trois. On a toujours souhaité intégrer de nouvelles personnes. Néanmoins, on forme un noyau assez fort avec des liens amicaux et militants solides. Pour moi, cela a été quelque chose de très beau qui a permis le lancement du projet. Beaucoup de personnes nous ont rejoint avec lesquelles on a créé des liens aussi forts.

R : Présente-moi l’Autre Cantine ?

J : A la base c’est une cantine des solidarités. Notre première mission est autour de la question alimentaire puisqu’à l’été 2018 un camp de personnes exilées s’est formé dans le centre ville, avec jusqu’à 600 personnes. Seuls des bénévoles venaient leur apporter de l’aide puisque de nombreuses associations tournaient au ralenti, c’était la première fois qu’on faisait face à un tel afflux de personnes sur Nantes et c’était très difficile de subvenir à leurs besoins. On sortait de l’occupation d’un bâtiment de 500 personnes qui avait été assez éprouvante et on regardait ce camp qui grossissait avec des volontaires qui avaient de plus en plus de difficultés à leur venir en aide.

c’est une cantine des solidarités.

Lorsqu’il y avait 10 à 50 personnes, ils se relayaient et faisaient à manger chez eux mais à partir du moment où il y en a eu 100 c’était plus compliqué. On a donc décidé d’agir et on a réquisitionné un lieu qui nous a permis de stocker de la nourriture et de cuisiner. On souhaitait qu’il soit ouvert 7 jours sur 7, car nous mangeons tous les jours, et pouvoir être réactifs, répondre à une urgence et à un besoin vital. Au départ, on mettait le lieu à disposition pour que les bénévoles viennent cuisiner. Sauf que très vite, les volontaires ont abandonné. On s’est alors retrouvés avec un lieu, des stocks de nourriture et personne pour organiser la question alimentaire pour 500 personnes. On ne voulait pas entrer dans un schéma similaire aux Restos du cœur et porter des chasubles avec le nom de l’association. Ce que l’on entendait beaucoup à ce moment-là c’était “s’ils ont faim, ils mangent ce qu’il y a” ou “ils sont en France, ils doivent s’intégrer”. On a pris le contrepied et on a décidé de nous fondre dans la foule. On voulait que les personnes réfugiées se sentent libres d’être intégrées dans l’association. D’ailleurs, l’association n’est composée que de bénévoles. On s’est mis à la place de ces personnes qui ont été déracinées. On a vraiment voulu représenter le repas comme un acte social. Ce qu’on a fait, c’est qu’on a proposé à des personnes exilées ou des personnes françaises originaires d’autres pays de venir cuisiner des plats qui leur plairaient. A force de discussions, se sont créées des équipes de cuisine par nationalité. On a un jour où ce sera la team Guinée, l’autre la team Soudan puis la team Erythrée.

Cela permet à toutes ces personnes de retrouver des saveurs et des goûts qu’elles aiment. On fonctionne avec deux équipes : l’une qui s’occupe de la partie épluchage, découpage et l’autre qui s’occupe de la cuisine. Cette dernière est composée essentiellement de personnes exilées. Pour les petites mains, c’est vraiment selon la disponibilité de chacun. On s’est ensuite intéressés au vêtement et on a ouvert un free shop, puis un accueil de jour. On ne peut pas distribuer à manger et fermer les yeux sur le fait que la personne n’a pas d’hébergement, pas de vêtement. C’est pourquoi, on a voulu proposer un accompagnement global.

R : Quel est ton rôle ?

J : Cela varie : je me suis beaucoup occupée du free shop, de la page Facebook aussi. On est organisés en commissions. On est plusieurs à chaque fois ce qui permet de varier et de faire plusieurs choses. En outre, j’ai fait l’accueil. Au départ, je participais plus aux activités autour de la cuisine, ce que je fais moins maintenant.

R : Qu’est-ce que ce projet vous permet de changer dans la société ?

J : On souhaitait visibiliser les personnes exilées. On voudrait tout changer mais on s’est dit que si on arrivait déjà à avoir notre bulle d’air, dans laquelle on n’est pas dans les rapports de domination qu’on voit dans le reste de la société, ce serait bien. On essaie de changer les rapports humains dans le bénévolat : souvent les personnes venues de l’extérieur s’imaginent que les bénévoles sont les locaux et ne comprennent pas que les personnes exilées sont tout autant bénévoles. On veut montrer qu’ils peuvent eux-aussi être acteurs du changement, prendre des décisions et avoir des responsabilités. On ne voulait pas faire pour les autres. On voulait faire avec. C’était le point de départ. Après, l’une des questions sur lesquelles on voulait agir était celle de l’hébergement et du logement. Depuis le début de l’Autre Cantine, en dehors des locaux qu’on a réquisitionnés, on a soutenu plus de 7 réquisitions de lieux qui ont servi d’hébergement pour des personnes exilées : avoir un toit sur la tête c’est comment donner accès à un minimum de dignité.

On ne voulait pas faire pour les autres. On voulait faire avec.

La façon dont les personnes exilées sont traitées est l’exact opposé, comme si ce n’était plus des personnes avec des droits mais juste une catégorie qu’on appelle migrants chez les politiques et dans les médias et qui n’ont pas voix au chapitre. On ne respecte pas des droits que l’on accorderait à des personnes de nationalité française. Dans la rue, tu ne peux pas cuisiner ni prendre une douche. C’était important car très souvent ces personnes ne veulent pas être perçues comme exilées mais être humain. Les personnes qui ne sont pas dans ces luttes là ne s’en rendent pas compte car il y a quelque chose qui a été constitué autour de la figure du migrant. Mais pour nous c’est fondamental. On essaie de restituer une égalité voire même parfois de faire basculer les rapports pour qu’ils se sentent comme chez eux et qu’ils fassent les choses par eux-mêmes. Ils sont valorisés car ils font les choses de leur propre chef, comme nous.

R : Comment vous inscrivez-vous dans votre écosystème ?

J : J’ai toujours vu l’Autre Cantine et ce qu’il y a autour comme une toile d’araignée avec des restaurants et des associations qui gravitent autour. On a plein de contacts de restaurants, de boulangeries qui nous proposent leurs invendus. On fait également partie d’un collectif qui s’appelle Personne à la Rue qui regroupe une cinquantaine d’associations sur Nantes (Ligue des Droits de l’Homme, DAL, associations de cours de français…). Il y a d’autre part des associations de soutien aux personnes roms, à toutes les personnes précaires, sans domicile fixe ou non. Même si on est très pris par les questions qui concernent les personnes exilées, on essaie d’être au courant de l’actualité et de leur apporter du soutien.

R : Soutenez-vous d’autres personnes qui peuvent être concernées par les mêmes problématiques ?

J : Beaucoup de personnes très précaires, sans forcément être sans domicile fixe, peuvent venir manger. On a beaucoup de dons de viande de porc que l’on ne va pas consommer. Du coup, on les propose à des camps de roms. Le tout autour de Nantes, en Vendée ou même en Bretagne ! En dehors des périodes de Covid-19, on a également des contacts avec des propriétaires de bars ou des personnes qui travaillent dans l’événementiel qui souhaitent organiser des concerts de soutien. Nous avions même échangé avec le Hellfest. Malheureusement, cela ne s’est pas fait à cause du confinement. Mais on espère que cela se mettra en place. On a la chance d’être dans une ville avec beaucoup d’hospitalité. C’est également un endroit où une grande partie de la population à un niveau de vie correct ce qui permet de consacrer plus de temps aux autres et de donner plus de choses au niveau matériel.

R : Qu’est-ce que cela t’apporte ?

J : En premier lieu, les rencontres. Découvrir des personnes : l’Autre Cantine est une famille. Même s’il peut y avoir des moments difficiles, on fait tous partie de l’Autre Cantine et on se serre les coudes quoi qu’il arrive. Je pense que sans ces rencontres et la force de ces liens qui se créent entre les gens, ce projet n’aurait pas marché aussi longtemps ou il aurait changé de forme. J’ai été dans des collectifs radicaux assez militants avec un entre-soi. A partir du moment où tu es intransigeant sur plein de questions, tu ne peux pas être ouvert à tout le monde. C’est l’inverse à l’Autre Cantine car on pense que c’est en discutant avec les autres que l’on peut faire évoluer leur point de vue. On est tous très différents : que cela concerne la langue, la façon de penser ou même la religion. On est obligés de se respecter pour fonctionner. C’est incroyable car il y a des personnes exilées qui viennent de pays où les libertés humaines ne sont pas du tout les mêmes; ne serait-ce que fumer une cigarette ou boire dans la rue, ou bien sur des questions de féminisme. Je pense que cela fait bizarre à certains mais on enchaîne. A contrario, j’ai été dans des mouvements où il y avait une très forte résistance au fait d’être végétarien : ce n’est pas du tout le cas de l’Autre Cantine. On a des régimes alimentaires tellement différents. J’ai rencontré des personnes très ouvertes, respectueuses et tolérantes. Le minimum c’était de rendre la pareille. Si on cuisine de la viande, elle est hallal, si on cuisine du poisson, on prévoit un plat sans pour ceux qui n’en consomment pas. On fait attention aux réactions des autres et on en parle. Les moments qu’on passe renforcent les liens. En parallèle, on essaie de faire plus d’effort au niveau des langues : on est quelques-uns à vouloir apprendre les leurs. Je triche un peu car le papa de ma fille est érythréen et je veux vraiment apprendre le tigrigna pour elle mais aussi parce que je me demande pourquoi c’est toujours à eux d’apprendre (la langue, le système administratif…). Quelques-uns s’essaient à l’arabe.

On fait attention aux réactions des autres et on en parle. Les moments qu’on passe renforcent les liens.

Je trouve cela incompréhensible que cela ne soit pas enseigné à l’école alors que c’est l’une des langues les plus pratiquées en France. Avec l’Aïd, Noël et le Nouvel An orthodoxe, ils nous invitent et je trouve cela intéressant de découvrir leur culture au lieu de juste leur demander de s’adapter à la nôtre. Dans le même esprit, il y avait un squat avec une majorité d’érythréens et de soudanais, dans un grand gymnase avec plein de bureaux autour. Ils les avaient transformés en chambres et c’était un lieu très chaleureux avec des soirées, des mariages. C’était l’endroit où tu venais voir tes amis, discuter. On allait toquer aux portes des chambres pour voir si tout allait bien. Une autre association venait assurer une permanence juridique mais c’était plus difficile car ils ne les connaissaient pas ou peu et ils étaient dans une salle. Ils reproduisaient le schéma où c’était aux personnes exilées de se déplacer. En ce qui nous concerne, on essaie de faire attention à aller vers les gens et non l’inverse.

R : Qui devrait être le sujet de notre prochain portrait ?

J : A Marseille, il y a le collectif El Manba. Il y a plein d’initiatives là-bas. Sinon je suis pas mal la page du collectif Wilson. Ce que j’aime bien chez eux c’est qu’ils témoignent de ce qu’ils voient et qu’ils ne sont pas blasés par ce qu’ils le constatent chaque jour. Ils témoignent de l’anormalité de ce qu’ils observent et s’il faut le répéter tout le temps, ils le feront.

Signé : Rachel Priest
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