Poésie ou vérité ? Une lecture des saisons 1 à 4 de BBC Sherlock

Suz
TJLC: The Johnlock Conspiracy
29 min readAug 6, 2017

Partie I : Tchekhov, le théâtre de l’absurde, et la signification de The Final Problem

Sommaire

  • préface

i. Tchekhov

  • “Le Réalisme poétique”
  • Le Fusil de Tchekhov et la corde cassée

ii. Le théâtre de l’absurde

  • Esthétique ou philosophie ?
  • Images poétiques
  • Bizarre, gay et incompris

iii. Les limites du réalisme

  • “Désespérément tacite”
  • “L’énigme vivante”
  • “L’amour triomphe de tout”

[Déjà prêt pour la Partie II ? Cliquez ici ! (en anglais)]

La quatrième saison de BBC Sherlock était… différente. Sans précédent, par beaucoup d’aspects. Ceux d’entre nous qui adhèrent à TJLC ont entamé la saison 4 avec une théorie précise sur ce qui allait arriver, basée sur des prédictions trouvant leur origine dans les histoires de Conan Doyle, ainsi que sur une analyse exhaustive du sous-texte et du symbolisme des trois saisons précédentes. Les téléphones symbolisent le cœur des personnages, le thé l’homosexualité, l’alcool est du “courage liquide”, et Molly Hooper est un miroir de John Watson.

Nous avions analysé la série, nous comprenions leur langage, nous avions bien fait notre enquête. Nous savions qu’ils écrivaient une histoire d’amour entre Sherlock Holmes et John Watson.

Nous savions.

Il est possible que nous ayons placé la barre trop haut, et que nous étions destinés à être déçus.

Mais le dernier épisode de la saison 4 était sans précédent dans le sens où il se démarquait complètement de l’esthétique du reste de la série et ressemblait à un mashup d’une demie-douzaine de films d’horreur différents.

Rien n’avait de sens. Il y avait le clown de Ça. La fille de Le Cercle. L’île de Shutter Island. Un jeu incompréhensible de meurtres/suicides comme dans Saw. Un parapluie-épée-revolver multi-tâches.

Les yeux du portrait de Mycroft pleuraient du sang.

“Je sais que tu meurs d’envie d’avoir des surprises cachées dans un parapluie, je le sais. […] Mais ça aurait été pour une série différente.” Steven Moffat à Mark Gatiss dans les commentaires audio de HLV (x)

Même les spectateurs occasionnels étaient perdus et confus. Les gens qui regardaient la série sans avoir d’attentes particulières ont trouvé le dernier épisode tellement bizarre que certains d’entre eux se sont dit qu’il devait être “un faux”. Nous avons spéculé sur un quatrième épisode surprise à venir, interprétant cet épisode comme une mise en scène de la mort de la série, un écho méta-textuel du “suicide du génie” de Sherlock dans TRF.

Et pourtant, aucune de ces explications n’a pu être confirmée.

Il y avait aussi des choses bizarres dans les deux premiers épisodes. Par exemple, une version légèrement différente de l’appartement des Watson, façon Vallée de l’Étrange. Un caméraman dans le champ. La même affaire, mentionnée deux fois. John qui tapait un article (a) sur une capture d’écran de son blog, qui parlait de (b) changer des couches alors que sa femme était assise à côté de lui, encore enceinte, et alors que (c) le blog lui-même n’a jamais porté aucune trace de l’article en question.

Ou encore, le fameux tableau du crâne bleu, remplacé par un autre, qui brillait.

Ce qui s’ensuivit fut un assaut de critiques et de méchancetés, qui ont déferlé sur toutes les personnes travaillant sur la série, par tous les moyens de communication possibles. Les auteurs, comme à leur habitude, ont répondu à la plupart des questions de façon incroyablement frustrante et parfois des mensonges éhontés et réjouis.

Mais deux de ces réponses valaient le coup, selon moi, d’y regarder à deux fois.

[traduction : « Rester amoureuse de quelqu’un après des années n’est pas réducteur, rétrograde, antiféministe ou faible. Battez-vous contre le patriarcat, pas contre moi, et allez lire du putain de Tchekhov. »] Louise Brealey joue le rôle de Molly Hooper.

Louise Brealey a défendu la scène atroce dans laquelle son personnage devait déclarer à voix haute son amour (évident, et à sens unique) pour Sherlock, sous peine de mourir dans une explosion, et elle l’a fait avec le conseil d’aller “lire du putain de Tchekhov”.

Rachel Talalay, qui a réalisé TST, a plaidé son innocence quant à son implication dans la série, disant : “je ne suis qu’un pion dans ce théâtre de l’absurde” :

Rachel Talalay a réalisé The Six Thatchers

Aucun de ces deux tweets ne ressemble à une réponse instinctive venant d’artistes ayant du mal à faire face à l’échec critique de leur travail.

Ces deux réponses montrent que quelque chose de bien plus complexe se joue.

Nous avons abordé cette saison avec une hypothèse concrète sur ce qui allait se passer. La première fois que nous avions testé nos compétences en matière de prédiction avec TAB, cela avait été une réussite incroyable. Avec la saison 4, nous avions vraiment fait fausse route sur certains points. Si notre objectif premier est de comprendre les intentions des auteurs, nous devons revenir sur notre hypothèse initiale grâce aux nouvelles données que nous avons, et commencer à la remettre en question.

J’ai vraiment eu l’impression que l’équipe de BBC Sherlock nous disait d’arrêter de nous plaindre et de commencer à plancher. Alors j’ai écouté.

I. Tchekhov

Commençons tout d’abord avec Anton Tchekhov, célèbre pour le concept du « Fusil de Tchekhov », et l’un des plus grands auteurs du théâtre moderne. En guise de devoirs à la maison, j’ai fait quelques lectures de base, puis je me suis plongée plus profondément dans une ou deux de ses pièces, et j’ai ouvert Interpreting Chekhov de Geoffrey Borny, disponible gratuitement sur le site JSTOR (x).

Pour ceux qui connaissent déjà bien le symbolisme et les métaphores de BBC Sherlock, les principales contributions de Tchekhov à la littérature et au théâtre devraient vous être immédiatement familières.

Le “réalisme poétique”

Ce que Tchekhov apporte à notre analyse de Sherlock, c’est l’idée du symbolisme et du sous-texte insérés à l’intérieur des conventions du réalisme. Voici un extrait de Interpreting Chekhov de Geoffrey Borny :

A l’époque de l’écriture d’Ivanov, Tchekhov n’avait pas encore développé la technique de juxtaposition du texte et du sous-texte pour créer la faille entre aspiration et réalisation ; et il n’avait pas encore développé la technique qui consiste à utiliser le pouvoir expressif du symbolisme tout en continuant à adhérer aux conventions du réalisme.

Les couches de signification qui se cachent derrière la phrase “Certaines choses ne devraient pas rester derrière une vitrine. Elles sont faites pour être touchées… manipulées” sont rendues visibles par cette magnifique image tirée de TBB. (x)

Tchekhov a développé et perfectionné l’utilisation du sous-texte et du symbolisme à l’intérieur du réalisme. La signification des éléments symboliques était aussi importante que le fait de maintenir le réalisme :

Il ne s’agissait pas d’un choix entre le symbolisme et le réalisme, mais il s’agissait d’utiliser les deux. L’expression peut sembler oxymorique, mais Tchekhov entre parfaitement dans ce que Wimsatt décrit comme le “réalisme poétique”. Comme Wimsatt l’écrit :

“Parfois, l’ordre des images dans une histoire suit, ou semble suivre, les lignes du nécessaire ou du probable dans la représentation, bien qu’une signification symbolique soit ménagée en même temps. Nous avons alors affaire à un réalisme, mais à un réalisme supérieur, un réalisme poétique.”

Interpreting Chekhov de Geoffrey Borny est très intéressant, si vous êtes intéressés par Tchekhov ! L’ouvrage intégral est disponible gratuitement sur JSTOR.

[traduction complète de la première capture d’écran : “Lorsque l’on parle de ‘symbolisme’, nous avons généralement à l’esprit quelque chose qui est fondamentalement non-réaliste. La petite pièce de théâtre écrite par Treplev dans La Mouette est une pièce symboliste dans ce sens : non-réaliste. Avec cette sorte de symbolisme, nous reconnaissons, comme Wimsatt le fait remarquer, que l’ordre des images qui nous sont présentées ‘favorise ouvertement les normes de la signification symbolique par rapport aux normes de la représentation. On se déplace ainsi à travers différentes nuances de la romance, de l’allégorie, du mythe et du surréalisme.’ L’approche qu’a Tchekhov de l’utilisation du symbolisme est différente de cela. Il avait déjà adapté des outils comme le monologue et l’élément messager à partir de formes théâtrales non-réalistes plus anciennes, pour les rendre utiles, sous leur forme modifiée, à sa dramaturgie réaliste, et il a fait de même avec le symbolisme. Il ne s’agissait pas d’un choix entre le symbolisme et le réalisme, mais il s’agissait d’utiliser les deux. L’expression peut sembler oxymorique, mais Tchekhov entre parfaitement dans ce que Wimsatt décrit comme le ‘réalisme poétique’. Comme Wimsatt l’écrit : ‘Parfois, l’ordre des images dans une histoire suit, ou semble suivre, les lignes du nécessaire ou du probable dans la représentation, bien qu’une signification symbolique soit ménagée en même temps. Nous avons alors affaire à un réalisme, mais à un réalisme supérieur, un réalisme poétique.’”]

[traduction complète de la seconde capture d’écran : “Une étude d’une sélection des premières pièces de Tchekhov, et en particulier d’Ivanov, peut nous aider à voir les difficultés que Tchekhov a rencontrées dans sa tentative d’utiliser les conventions du réalisme pour exprimer ce qu’il envisageait comme l’action de sa pièce. L’échec partiel d’Ivanov venait principalement des limites inhérentes imposées par l’adoption des conventions d’un réalisme littéral, et ceci a poussé Tchekhov à trouver des manières de modifier et d’élargir les possibilités expressives de cette forme de représentation. A l’époque de l’écriture d’Ivanov, Tchekhov n’avait pas encore développé la technique de juxtaposition du texte et du sous-texte pour créer la faille entre aspiration et réalisation ; et il n’avait pas encore développé la technique qui consiste à utiliser le pouvoir expressif du symbolisme tout en continuant à adhérer aux conventions du réalisme. C’est seulement en adoptant ces techniques que Tchekhov a pu étendre les possibilités expressives du réalisme, au point de pouvoir dépeindre avec précision ‘la vie comme elle va’ dans toute sa banalité, tout en laissant entendre que ce qui était en fait décrit était ‘la vie comme elle ne devrait pas être’.”]

“Un réalisme supérieur, un réalisme poétique” — voilà exactement le créneau de BBC Sherlock dans la saison 3. Sherlock n’a jamais revendiqué un quelconque hyper-réalisme. Les fans peuvent débattre sans fin sur la probabilité qu’un ex-médecin militaire ait réellement été sur le front, qu’il ait développé un trouble de stress post-traumatique, qu’il n’ait pas développé de stress post-traumatique, qu’il puisse se payer un vêtement x avec une pension d’un montant de y après n années de service ; alors que nous sommes face à une histoire dans laquelle l’antagoniste principal se décrit lui-même comme un méchant de conte de fées, et où le frère de notre héros semble “être” le gouvernement britannique…?

Il est normal et sain pour un public de suspendre son incrédulité.

Mark Gatiss lui-même explique que Sherlock cherche à jouer sur un réalisme augmenté, en insistant sur l’adjectif “augmenté” :

“Sherlock […] existe dans une version quelque peu exagérée de notre propre univers” (x)

Traduction : chaque scène est conçue de façon à ce que les réactions textuelles d’un personnage illustre l’une de ses qualités intrinsèques par le biais d’une métaphore. Tous les antagonistes sont allégoriques. Les personnages secondaires servent avant tout de miroirs pour les personnages principaux, et leurs motivations sont conçues en fonction de cet impératif.

Bien entendu, cette analyse ne serait rien sans tous les gens qui ont contribué à l’étude de l’utilisation des miroirs, du sous-texte et de l’utilisation constante de symboles dans la série, comme la métaphore téléphone portable // cœur, et thé // homosexualité.

Mark Gatiss et Steven Moffat jouant sur leurs parallèles entre John et Molly et leurs métaphores téléphone portable // cœur et ‘gay tea’ dans le Q&A le plus frustrant et le plus drôle au monde, hébergé par le blog de PBS sur tumblr le 15 décembre 2016. (x)

[traduction des trois posts :

  1. Q: Est-ce que c’est à John que Sherlock dit je t’aime dans le teaser ? / R: John est clairement derrière lui, donc à moins qu’il ne parle à un miroir pour une raison obscure, je ne pense pas. -Mark
  2. Q: Pourquoi est-ce que vous aimez tellement me briser le coeur ? :’( / R: Tu n’as jamais répondu à mes appels. -Mark
  3. Q: Vous préférez le thé ou le café ? / R: Le café. C’est Mark qui s’occupe du thé. SM]

L’analyse du symbolisme et du sous-texte était déjà au cœur de TJLC bien avant que la saison 4 ne soit diffusée, et cela suggère que notre analyse initiale allait déjà dans le bon sens vis-à-vis des intentions des auteurs, mais aussi qu’il nous fallait aller plus avant dans cette voie pour comprendre le sens de la saison 4.

Mais Tchekhov ne fait pas que confirmer notre méthode générale d’interprétation des saisons 1 à 3 : il se trouve aussi que les auteurs ont directement emprunté à Tchekhov un symbole en particulier, avec des implications potentiellement dévastatrices pour la saison 4 et les suivantes.

Le fusil de Tchekhov et la corde cassée

Tchekhov est peut-être avant tout connu par l’expression “le fusil de Tchekhov”, un avertissement contre les détails superflus, destiné aux auteurs afin que ces derniers n’incluent pas dans leurs ouvrages de promesses qu’ils n’ont pas l’intention de tenir. Généralement évoqué comme un revolver avec lequel on ne tire jamais, cet avertissement a été interprété de façon assez littérale en ce qui concerne la saison 4 de Sherlock

“Si, dans le premier acte, vous avez accroché un fusil sur le mur, alors dans l’acte suivant une balle de ce fusil doit être tirée. Sinon, ne le mettez pas là.”

— Anton Tchekhov

Toutefois, il y a une exception majeure à l’interprétation littérale de cette maxime dans l’œuvre de Tchekhov, dont on verra qu’elle est importante pour comprendre Sherlock.

Dans sa dernière pièce (qui est aussi la plus connue), intitulée La Cerisaie, un personnage nommé Epikhodov, qui se promène dans un jardin avec quelques autres personnes, sort un revolver de sous sa veste et dit une réplique qui “accroche un revolver au mur” de la façon la plus explicite possible :

EPIKHODOV : Je suis instruit, et je lis toutes sortes de livres remarquables, et pourtant, je n’arrive pas à mettre le doigt sur ce que je recherche vraiment. Dois-je continuer à vivre ou dois-je me tirer une balle ? À tout hasard, j’ai toujours un revolver sur moi. Le voici. [Il montre son revolver]

Epikhodov, personnage malchanceux par excellence, est déprimé, et envisage le suicide. Il nous montre même son revolver.

Et pourtant, au cours de la pièce, il ne tire jamais.

Cela signifie-t-il que dans sa pièce la plus célèbre, Tchekhov enfreint lui-même sa plus célèbre règle dramaturgique ?

Non !

Voici ce que Tchekhov écrit à la place : Epikhodov, dans sa scène au jardin, porte aussi une guitare. Il vient de chanter une sérénade à la fille dont il est amoureux, et a demandé à lui parler en privé. Mais elle, qui n’est pas intéressée, élude la question en lui demandant d’abord d’aller à l’intérieur et de lui apporter un châle. Sa guitare à la main, il sort sur cette réplique inquiétante :

EPIKHODOV : Oh mais certainement, bien sûr. A votre service. Je sais maintenant ce que j’ai à faire avec mon revolver.

Les personnages restants continuent à bavarder quelques instants, puis le silence s’installe. Voici ce qui suit pendant ce silence :

[Tous restent assis, rêveurs. Le calme du soir. On n’entend que FIRS qui marmonne. Tout à coup, un bruit lointain, comme venu du ciel ; c’est le bruit d’une corde qui casse, mourante et triste.]

Cette “corde qui casse” est peut-être le symbole le plus célèbre que Tchekhov ait utilisé dans ses œuvres. C’est même le titre d’un manuel sur les pièces de Tchekhov publié en 1966.

Cela ajoute également un certain contexte à l’une des images promotionnelles de la saison 4 de Sherlock.

Les cordes qui cassent.

Dans Interpreting Chekhov, Borny évoque cette contradiction apparente entre la maxime du “fusil de Tchekhov” et le personnage d’Epikhodov. Il explique que bruit de la corde cassée est en fait le bruit de la balle du suicide d’Epikhodov. Ce son peut être expliqué très objectivement comme une corde de la guitare de Epikhodov, mais chacun des autres personnages restés sur scène suggère sa propre explication, et tous projettent leurs propres problèmes, qui sont eux-mêmes parmi les raisons pour lesquelles ils ne se sont pas aperçus du désespoir d’Epikhodov.

Le Epikhodov de Tchekhov est un suicidé potentiel, plutôt qu’un vrai.

Bien que le vrai revolver ne soit jamais utilisé, et bien qu’Epikhodov soit vivant, la pièce installe une attente du suicide de la part du public, et cette attente peut être satisfaite à travers l’euphémisme de la corde brisée.

Dans sa recherche de réalisme, Tchekhov donne la priorité au terre-à-terre plutôt qu’au mélodramatique :

Il savait que ‘dans la vraie vie, les gens ne se tirent pas une balle, ne se pendent pas, ne font pas des déclarations d’amour à chaque minute’. […] Tchekhov était capable d’être “efficace du point de vue dramaturgique” sans avoir recours aux procédés dramatiques du mélodrame.

En d’autres termes, c’est la subtilité qui est au centre. Pas d’appels téléphoniques mélodramatiques depuis le toit de l’hôpital St Bart.

[traduction complète de la première capture d’écran : “Tchekhov avait juxtaposé l’existentiel et le tragique avec le banal et le comique dans La Mouette, lorsque Treplev se suicidait pendant que sa mère et ses amis jouaient au bingo. Dans La Cerisaie, l’effet de juxtaposition du tragique et du comique avait été créé sans que Tchekhov n’ait eu besoin d’avoir recours à un élément aussi ouvertement théâtral qu’un suicide. Le but de Tchekhov avait toujours été d’écrire une pièce réellement réaliste, dans laquelle les personnages seraient impliqués dans toutes les banalités de la vie, tandis que, ‘tout du long, leur bonheur est en train de s’établir, ou leurs vies de se briser.’ Comme nous l’avons vu plus haut, Lopakhin et Varya parlent littéralement ‘de la pluie et du beau temps’ alors qu’un désastre tout à fait personnel s’abat sur eux. Dans le cas d’Epikhodov, Tchekhov a enfin atteint son but. Il savait que ‘dans la vraie vie, les gens ne se tirent pas une balle, ne se pendent pas, ne font pas des déclarations d’amour à chaque minute.’ Epikhodov est un suicidé potentiel, plutôt qu’un vrai. A présent, dans La Cerisaie, en permettant au public de déchiffrer les deux vies de ses personnages, Tchekhov était capable d’être efficace du point de vue dramaturgique, sans avoir recours aux procédés dramatiques du mélodrame.”]

[traduction complète de la seconde capture d’écran : “Cette note discordante fait écho à la dissonance ressentie par les personnages. Tchekhov, qui aimait à faire remarquer qu’’Il ne faut jamais introduire un fusil chargé sur scène si personne ne doit s’en servir plus tard’, a utilisé Epikhodov comme un ‘fusil chargé’ dans cette scène. Le fait que le comptable traverse la scène semble initialement être un simple élément de réalisme. Néanmoins, Epikhodov a un rôle beaucoup plus profond ici. Au niveau réaliste, le bruit est, comme je l’ai indiqué plus haut, celui de la corde de guitare qui casse. Le personnage de simplet, enclin aux accidents, s’est une fois de plus montré incapable de contrôler le monde objectif. Si Epikhodov est le ‘fusil chargé’, alors la corde cassée est l’auteur, qui tire avec ce fusil.”]

Lorsque la bande-annonce de TFP a été diffusée, j’avais défendu l’idée que le moment ‘Garridebs’ de John serait auto-infligé. Les thèmes du suicide et de l’auto-mutilation autour du personnage de Faith, le plus important des nombreux miroirs de John peuplant la saison 4, combinés avec l’”image poétique” de John au fond d’un puits, forment une image qui est pour moi claire comme de l’eau de roche.

Le rappel dans TLD du trajet triste et solitaire que John fait pour rentrer chez lui dans ASIP, peut être lié avec l’histoire du “Rendez-vous à Samarra” de l’ouverture de la saison 4 : le narrateur fait d’abord un très long voyage pour fuir la Mort, pour finir ensuite par la rencontrer une deuxième fois, et la suivre volontairement.

Mais TST pose aussi la question suivante : est-il possible d’éviter Samarra ?

Comme nous le savons, le “Dernier Problème” est de “rester vivant” (“Staying Alive”).

La corde cassée de Tchekhov représente un suicide potentiel. Dans BBC Sherlock, ce suicide est celui de John.

Pour tenter de concilier cela avec le fait que John semble se faire tirer une balle dans le crâne par la sœur de Sherlock, avançons.

II. Le théâtre de l’absurde

“Le théâtre de l’absurde” est une expression inventée par Martin Esslin pour décrire un groupe de dramaturges d’après-guerre, qui écrivaient des pièces qui, selon son expression, étaient nulles :

Lorsque les pièces de Ionesco, Beckett, Genet et Adamov furent créées, elles intriguèrent et choquèrent la plupart des critiques et des publics. Et pour cause. Ces pièces rejettent tous les standards selon lesquels nous avions jugé le théâtre pendant des siècles ; elles devaient donc sembler être une provocation pour des spectateurs qui étaient venus au théâtre en s’attendant à trouver ce qu’ils pourraient reconnaître comme une pièce bien faite. On attend d’une pièce bien faite qu’elle présente des personnages bien étudiés, aux motivations convaincantes : ces pièces-là, au contraire, contiennent rarement un être humain reconnaissable comme tel, et montrent des actions effectuées sans aucun motif. On attend d’une pièce bien faite qu’elle divertisse par le son plaisant d’un dialogue intelligent et construit de façon logique : dans certaines de ces pièces-là, le dialogue semble avoir dégénéré pour se transformer en bla-bla insignifiant. On attend d’une pièce bien faite qu’elle ait un début, un milieu, et une fin bien ficelée : ces pièces commencent souvent à un point arbitraire et semblent se terminer de façon tout aussi arbitraire. Selon tous les standards traditionnels du théâtre, ces pièces ne sont pas seulement abominablement mauvaises ; elles ne méritent même pas le nom de théâtre.

Les marques caractéristiques du théâtre de l’absurde : des personnages inhumains, auxquels il est impossible de s’identifier, des actions sans motif, un dialogue dénué de sens, une progression arbitraire de l’action principale. Cela nous semble déjà étrangement familier.

Cette liste est presque identique à la liste des plaintes portées à l’encontre de TFP. La sœur folle emprisonnée dans une forteresse en forme de pénis, la grenade à retardement livrée par un drone, le bond depuis l’auvent de chez Speedy sur un bateau au milieu de l’océan, “Sherlock Holmes le pirate”, parmi bien d’autres aspects inexplicables de TFP, tout ceci coche absolument toutes. Les. Cases.

Quelle que soit votre opinion sur le produit fini, il n’est certainement pas le résultat d’une écriture bâclée.

Mais quel contexte le théâtre de l’absurde peut-il apporter à notre lecture de la série, mise à part la possibilité que TFP soit exactement ce que les auteurs voulaient qu’il soit ?

Esthétique ou philosophie ?

La manière dont l’absurde cherche à représenter la vie est fondamentalement résumée dans la première réplique de En attendant Godot de Beckett, quand Estragon dit “Il n’y a rien à faire.” Cette unique réplique résume le sentiment d’impuissance et d’inutilité qui caractérise le monde de Beckett, un monde qu’il est impossible de changer. Toutefois, Tchekhov n’est pas Beckett. Ce qu’il montre est un monde dans lequel “personne ne fait quoi que ce soit” (x)

L’étiquette de “l’absurde” est employée dans plusieurs sens différents, et je voudrais ici clarifier ce que je veux dire quand je l’utilise. La catégorie du “théâtre de l’absurde” a été inventée par Esslin, un critique, et non pas revendiquée par un groupe cohérent de dramaturges. Il y a une philosophie de l’absurde ; Camus parlait de ses propres œuvres et de sa propre philosophie comme absurdes, et Beckett comme d’autres s’inscrivent tout à fait dans cette tradition philosophique. La philosophie de l’absurde est une sorte de rencontre entre l’existentialisme et le nihilisme : il est futile de rechercher le sens de la vie et de l’univers, mais nous essayons quand même.

En revanche, Esslin voulait avant tout regrouper toutes les pièces qui avaient l’air de ne parler de rien, indépendamment des intentions de l’auteur. Pour cette raison, certains des auteurs qu’il avait regroupés sous ce terme ont protesté en disant qu’il n’avait pas du tout compris leur travail. Beaucoup de pièces ont l’apparence de l’absurde — l’esthétique de l’absurde si vous voulez — mais ne sont en fait pas des “pièces sur rien”.

Ce que j’essaie de montrer est que nous ne sommes pas contraints par le tweet de Rachel Talalay d’appliquer strictement la philosophie de l’absurde, car Esslin lui-même s’appuyait avant tout sur des critères esthétiques pour définir le terme qu’il avait créé. Mon but n’est pas de montrer que TFP représente la vie comme n’ayant aucun sens. (Encore heureux.)

“Images poétiques”

Ainsi, puisque nous ne parlons pas ici de l’absurde comme école philosophique, comment définir l’absurde comme école esthétique ? Esslin explicite les différences entre le théâtre conventionnel et l’idée qu’il se fait du théâtre de l’absurde :

Nous arrivons ici à la différence essentielle entre le théâtre conventionnel et le théâtre de l’absurde. Le premier est fondé sur un cadre connu, sur des valeurs acceptées et une vision du monde rationnelle, et commence donc toujours par indiquer un objectif fixe vers lequel l’action doit tendre, ou par poser un problème défini que l’action doit résoudre. Hamlet vengera-t-il le meurtre de son père ? Iago parviendra-t-il à détruire Othello ? Nora quittera-t-elle son mari ? Dans le théâtre conventionnel, l’action progresse toujours vers une fin définissable. Le spectateur ne sait pas si cette fin pourra être atteinte, ni comment. Il est donc maintenu en suspens, et veut savoir ce qui va se passer ensuite. Dans le théâtre de l’absurde, au contraire, l’action ne progresse pas à la manière d’un syllogisme logique. Elle ne va pas d’un point A à un point B, mais part d’une inconnue X vers une conclusion imprévisible Y. Le spectateur, ne sachant pas vers où l’auteur veut aller, ne peut pas se demander si l’objectif attendu sera atteint, ni comment. Il n’attend donc pas de savoir ce qui va se passer ensuite (bien que les choses les plus imprévisibles et inattendues puissent avoir lieu), mais plutôt en quoi le prochain événement pourra l’aider à comprendre l’intrigue. L’action offre une quantité croissante d’indices contradictoires et étonnants, sur plusieurs niveaux différents, mais elle ne répond jamais totalement à la question finale. Ainsi, au lieu d’attendre de voir ce qui va se passer ensuite, le spectateur du théâtre de l’absurde attend de savoir ce que la pièce peut bien vouloir dire. Et cet effet de suspens continue même après que le rideau soit retombé. (x)

Ce qui est intéressant dans cette explication, c’est la différence dans ce qui crée le suspense dans l’œuvre. C’est un type de suspense tout à fait différent. Les gens se sont plaints du fait que la saison 4 semblait vraiment être la fin de la série, car c’est la seule saison qui ne se termine pas sur un cliffhanger exagérément dramatique. De l’autre côté, je dirais que “le suspense quant à ce que la pièce peut bien vouloir dire” correspond bien à l’expérience de la majorité des fans de Sherlock depuis le mois de janvier.

Il semble alors que TFP a fort bien atteint son but.

Mais alors : comment une œuvre absurde crée-t-elle du sens ? De nouveaux épisodes de Sherlock ne sortent qu’une fois tous les deux ou trois ans ; nous attendons tous de ces nouveaux épisodes qu’ils apportent un nouveau sens à l’histoire.

Nous savons que le théâtre conventionnel repose sur une suite logique d’actions et de réactions de la part des personnages. Ces choix que font les personnages nous donnent accès à leur psychologie et à leurs motivations. Le symbolisme est utilisé à l’intérieur des limites du réalisme pour soutenir et pour renforcer les événements du niveau de surface, c’est-à-dire de l’action principale.

Quand c’est le sens symbolique qui guide les choix narratifs de l’auteur, tout en maintenant une apparence de réalisme, cela donne le théâtre de Tchekhov. Cela donne les trois premières saisons de Sherlock.

On tombe dans l’absurde dès que l’apparence du réalisme est abandonnée. C’est le symbole qui guide la narration, avant la logique de l’action principale. Au niveau de surface, le plus évident, des choses dépourvues de sens se produisent, mais c’est pour servir l’intention symbolique de l’œuvre, considérée comme plus importante. Esslin désigne le résultat obtenu par à l’expression d’”images poétiques”.

Les pièces du théâtre de l’absurde cherchent avant tout à offrir une image poétique, ou un réseau complexe d’images poétiques ; il s’agit avant tout d’une forme poétique. (x)

Le récit, dans le roman par exemple, montre un personnage qui prend des décisions, qui apprend, qui évolue. Au contraire, ce que l’on cherche à retirer de la poésie, c’est une ambiance, un sentiment.

En opposant cela à la description de Tchekhov comme un “poète-réaliste”, nous pouvons voir les deux boutons de contrôle à la disposition de l’auteur : un bouton pour le réalisme, et un autre pour la profondeur de la signification poétique.

Poésie ou vérité ? D’aucuns diraient qu’il s’agit de la même chose.

Bizarre, gay et incompris

Je ne prétends pas être spécialiste du théâtre de l’absurde, mais un schéma se dessinait suffisamment clairement pour que je puisse le remarquer même en survolant le sujet : le groupe de dramaturges désignés comme les “absurdistes” recoupait dans une large mesure le groupe de dramaturges gays du vingtième siècle traitant le sujet de la sexualité.

Une pièce d’Albee citée par Esslin, nommée Zoo Story, traite de deux hommes gays parcourant Central Park à la fin des années 1950. La pièce a lieu autour du banc où ils se sont rencontrés, et où ils discutent honnêtement de leurs expériences sexuelles passées, et une anecdote au sujet d’un chien monstrueux auquel ils donnent alternativement de la nourriture et du poison, sert de métaphore pour évoquer leur relation complexe avec leur sexualité. Cette pièce, comme de nombreuses pièces de ce genre, se termine sur une mort tragique mais euphémistique, causée par un coup de poignard.

Jean Genet, un autre des auteurs à l’origine du théâtre de l’absurde, a fait de sa sexualité “le centre de sa fiction autobiographique” (x). Vous connaissez peut-être également sa pièce intitulée Haute Surveillance et connue dans certains milieux comme le film du plan à trois de Leonard Nimoy en prison. (x)

Ce recoupement est très marquant : Esslin concède que “les premières pièces de Brecht portent la marque de l’influence dadaïste et peuvent être considérées comme des exemples anticipés du théâtre de l’absurde : Dans la jungle des villes par exemple, montre un combat sans aucune motivation, une série d’images poétiques d’un homme au milieu d’une bataille absurde contre lui-même.” (x) Ailleurs, un critique note que “trois des quatre premières pièces de Bertolt Brecht […] montrent des relations sexuelles entre des hommes, en particulier Dans la jungle des villes (1923) et Edward II (1924).” (x)

Le théâtre de l’absurde montrait une image de la solitude de l’homme et de son incapacité à établir un contact, exactement au moment où les artistes gays peignaient leur relation compliquée à leur sexualité et à la société.

Malgré la grande spécificité d’Albee dans Zoo Story, l’interprétation qu’en tire Esslin est très générale : il va même jusqu’à suggérer qu’il s’agit d’une allégorie de la crucifixion avant d’oser évoquer le thème de la sexualité. Quelle que puisse être la raison de son silence quant à l’homosexualité ouverte montrée dans certaines de ces pièces, on voit bien que les thèmes absurdistes de la solitude et de la futilité du contact humain, peuvent se retrouver dans des œuvres qui traitent, bien plus spécifiquement, de la solitude et de la futilité du contact humain ressenties par les hommes gays du siècle dernier.

L’idée que Mark Gatiss et Steven Moffat feraient un clin d’œil à ces innovateurs gays du théâtre moderne colle avec leur mission présumée, qui est de créer une adaptation ouvertement gay de Holmes et Watson, et suit leur schéma de célébration et de détournement de l’histoire du sous-texte et du symbolisme gays dans les histoires d’horreur de l’époque victorienne, à la fois dans THoB et dans TAB. Le fait qu’il soit nécessaire de s’intéresser de très près aux travaux des auteurs gays du vingtième siècle pour comprendre la série est un effet secondaire remarquable et, j’en suis sûre, intentionnel, mais cela ne nous a pas éclairés sur la raison pour laquelle cette méthode devient importante à ce point précis de l’histoire. Continuons donc.

III. Les limites du réalisme

Pour l’instant, nous avons trouvé plusieurs occurrences du thème du suicide implicite chez Tchekhov, ainsi qu’un précédent en ce qui concerne diverses manifestations modernes d’un théâtre purement symbolique, dans la partie sur le théâtre de l’absurde. En quoi ces deux éléments sont-ils connectés ?

“Désespérément tacite”

Afin de conférer une signification plus importante à ses œuvres, Tchekhov a perfectionné la technique du sous-texte et du symbolisme à l’intérieur des limites strictes du réalisme. Pour Borny, notre spécialiste de Tchekhov, ce sont le “monologue déguisé” et “l’élément messager” qui sont les deux véhicules principaux du sous-texte : il faut soit que quelqu’un blablate sur les sentiments du personnage, soit que le personnage lui-même les évoque.

Les deux options possibles pour faire passer un sous-texte sont : le dévoilement de soi-même, ou le ragot.

[ — S’ils sont si proches, pourquoi ne parle-t-il quasiment jamais de lui ? — Il m’en parle tout le temps, à moi. On ne peut plus l’arrêter. John dit qu’il est l’homme le plus asocial qu’il connaisse. — Lui ? C’est lui le plus asocial ? — Mmm.] Qu’apprenons-nous sur chacun des personnages à partir de cette scène, sachant ce que John a choisi de dire à Sherlock et à Mary au sujet de son passé avec Sholto ? Des éléments messagers inclus dans des éléments messagers.

En revanche, comme cette méthode est nécessairement limitée par le réalisme, elle dépend du fait qu’un personnage puisse parler de son propre psychisme devant le public, ou bien que d’autres personnages le connaissent suffisamment bien pour parler de lui en son absence.

Cela vous fait-il par hasard penser à un personnage qui serait replié sur lui-même, constipé émotionnellement ? Quelqu’un dont nous voulons désespérément découvrir les pensées depuis quelques saisons maintenant ?

[Ecoute, c’est difficile, c’est difficile pour moi, ce genre de choses.]

Alors ?

[ — Il y a quelque chose que vous vouliez dire. Vous ne l’avez pas dit. — Oui. — Dites-le maintenant. — Je suis désolé, je ne peux pas.]

Sherlock dit à propos des suicides en série dans une des premières versions de ASiP : “Ce n’est pas comme ça que je me tuerais, moi”. Sur le toit de l’hôpital St Bart, il donne ainsi un indice de son propre état psychologique à ce moment-là, et annonce déjà son suicide (apparent) de TRF. En même temps, les auteurs suggèrent l’idée que chaque suicide est unique, et portent la marque de la personnalité de la victime, comme leur dernière action dans le monde des vivants.

[ SHERLOCK : Pas de lettres. Pas d’antécédents. Tous retrouvés dans des lieux étranges, qui n’ont pas de signification particulière pour eux, dans lesquels ils ne sont jamais allés auparavant… Ce n’est pas comme ça que je me tuerais, moi. // Plan sur Lestrade. Il jette un regard inquiet vers le bord du toit où Sherlock se tient. // LESTRADE : …Et euh. Comment vas-tu ces temps ci ?] (x)

Le fait d’imiter le ton du martyr contrit qui doit payer le prix fort pour poser la pierre angulaire de sa carrière, que le Holmes de Doyles utilise dans sa dernière lettre à Watson, et de l’adapter pour le transformer en une confession mélodramatique au téléphone censée détruire sa carrière depuis le sommet d’un immeuble, indique très clairement la chose suivante : le Sherlock de la BBC est une drama queen.

À présent, imaginez la manière dont vous écririez le suicide de John, d’une façon qui correspondrait bien au personnage. John garde son désespoir pour lui-même. Ce serait trahir grossièrement le personnage que de le placer sur le toit d’un immeuble et de lui faire délivrer ce que Tchekhov appelait un “monologue déguisé”, à l’intérieur duquel il faudrait développer, par le sous-texte, ce qui est en jeu pour lui. De la même façon, aucun des autres personnages ne connaît suffisamment bien le désarroi de John pour pouvoir en parler en son absence. John Watson, le maître du refoulement, est une énigme pour son entourage.

Afin de communiquer un tournant qui ait une signification émotionnelle profonde pour John, pour qu’un moment “Garridebs” auto-infligé puisse exprimer tous les enjeux de ce point culminant, les outils sous-textuels de Tchekhov sont insuffisants.

Afin d’exprimer cette profondeur, les auteurs ont choisi de s’éloigner du réalisme et d’adopter les conventions dramaturgiques du théâtre de l’absurde.

“L’énigme vivante”

Avant l’utilisation du sous-texte et du réalisme psychologique, il existait déjà une myriade de façons d’exprimer la signification profonde d’une œuvre, que les dramaturges de l’absurde ont réutilisées au 20e siècle, et qui se sont inscrites dans l’évolution historique du théâtre.

Une tradition déjà ancienne consiste, plutôt que de placer la signification profonde dans le sous-texte à l’intérieur du réalisme, à insérer une scène séparée qui n’a pas lieu dans l’univers de la pièce et qui joue le rôle d’une allégorie, d’un commentaire, d’un résumé ou d’une annonce de ce qui va suivre. La technique de la pièce-dans-une-pièce remonte aussi loin que l’époque de Shakespeare, mais, pour rester dans notre sujet, elle est aussi utilisée par Tchekhov dans La Mouette. Sa pièce-symboliste-à-l’intérieur-d’une-pièce-réaliste est écrite par nul autre que Konstantin Treplev, un personnage dont le suicide littéral dans La Mouette peut s’opposer à la corde cassée d’Epikhodov dans La Cerisaie.

Esslin fait le lien entre ces deux personnages à la fin de son essai, où il décrit la tradition théâtrale dans laquelle le théâtre de l’absurde s’inscrit :

En ceci, le théâtre de l’absurde est lié à une tradition plus ancienne, qui a presque totalement disparu de la culture occidentale : la tradition de l’allégorie et la représentation symbolique de concepts abstraits personnifiés par des personnages dont les costumes et les attributs indiquent subtilement qu’ils représentent le Temps, la Chasteté, l’Hiver, le Destin, le Monde, etc. C’est la tradition qui s’étend du trionfo italien de la Renaissance, aux masques anglais, des constructions allégoriques élaborées dans les auto sacramentales d’Espagne, aux processions allégoriques de Goethe et à ses masques écrits pour la cour de Weimar au tournant du 18e siècle. Même si les énigmes vivantes représentées dans ces formes de divertissement n’étaient aucunement difficiles à résoudre, puisque chacun était censé savoir qu’un personnage tenant une faux et un sablier représentait le Temps, et même si les personnages révélaient rapidement leur identité et expliquaient leurs attributs, il y avait une certaine stimulation intellectuelle pour le public, entre le moment de l’apparition de l’énigme et sa solution, ce qui lui offrait le plaisir d’avoir résolu un problème. (x)

Ce qu’Esslin décrit ici est une allégorie, c’est-à-dire un récit dans lequel la personnification d’une valeur abstraite tient lieu de guide spirituel pour le personnage principal, qui doit revisiter des choix faits dans le passé afin de mieux appréhender des choix qu’il aura à faire dans le futur. On peut penser à l’Ange Gardien de La Vie est Belle, aux fantômes des Noëls présents, passés et futurs dans Un Chant de Noël, à Virgile dans l’Enfer de Dante. Il ne s’agit pas de “vrais” personnages mais de guides à la réflexion personnelle et à l’exploration des multiples réalités possibles.

Sous cet angle, la saison 4 de BBC Sherlock, suivant parfaitement la tradition holmésienne, devient une énigme à résoudre.

La forme de l’énigme est d’abord modelée dans TST : le nom de code “ammo”, qui torture le prisonnier pendant des années, se révèle être une déformation de “amo”, le mot latin signifiant “j’aime”.

Le public doit mettre la théorie en pratique à la fin de l’épisode suivant. La mystérieuse sœur des Holmes se révèle être prénommée Eurus, qui est le terme grec pour le vent d’est. En appliquant la règle de la “légère déformation d’un mot d’une langue ancienne” qui s’appliquait dans TST, nous trouvons que le guide spirituel de l’allégorie de la saison 4 est Eros, le mot grec pour “l’amour romantique”.

Eros, le dieu que l’on connaît mieux dans la mythologie romaine sous le nom de Cupidon.

[Alors tu as imaginé une femme magique qui te disait des choses que tu ne savais pas ?]

Eh bien, pour faire simple : oui.

Au sein du récit, c’est, d’une manière générale, la fonction d’Eurus.

“L’amour triomphe toujours”

Avec Eros comme guide, le commentaire sentimental fait par Benedict Cumberbatch au panel du Comic Con de San Diego en 2016 devient une thèse :

Ça peut sembler un peu niais, mais l’amour triomphe toujours. (x)

La personnification de l’Amour, s’introduisant dans le récit, se dissimulant sous différents noms, prise pour la “Foi” [Faith en anglais, NdT], ou une “E xx” — une histoire sans lendemain — mais se mettant subitement au premier rang, au milieu d’un moment de vulnérabilité, au milieu d’un rendez-vous chez un thérapeute, et tirant des coups de feu.

John Watson, touché par Cupidon.

Remarquez à quel point ce moment avait été annoncé et anticipé :

Le deuxième épisode de la première saison est intitulé Le Banquier Aveugle. Il ne s’agit pas d’un jeu de mot à partir du titre d’une nouvelle de Sherlock Holmes, mais d’un jeu sur le titre d’un poème écrit par Doyle, intitulé “L’Archer Aveugle”. Ledit archer aveugle est bien entendu Cupidon, qui tire ses flèches d’amour, aveugle à l’identité de ses victimes. Parmi ces victimes se trouvent un vétéran porté sur la bouteille, et un jeune prêtre célibataire. John, un soldat qui est associé depuis longtemps au fait de boire de l’alcool, est la cible évidente. (x)

Quant au jeune prêtre célibataire, nous pouvons nous référer à la scène de ASiB portant sur la vie sexuelle de Sherlock, où Irene Adler lui donne le surnom “the Virgin”. Dans ASiB, Sherlock se déguise en vicaire pour aller rendre visite à Irene, et la scène est interrompue par la CIA. Un agent de la CIA, qui, sans raison particulière est nommé Mr Archer, reçoit l’ordre de tirer sur John Watson. (x)

“Mr Archer, à trois, abattez le docteur Watson.”

La fontaine du Mémorial de Shaftesbury sur Picadilly Circus, avec sa statue d’Anteros, le dieu de l’amour non-réciproque, fait aussi une apparition dans le générique de BBC Sherlock depuis la saison 1.

De ce fait, lorsque Mycroft met Sherlock en garde contre le Vent d’Est, c’est-à-dire Eurus, il parle de la tendance à la sentimentalité de son frère, et de la façon dont, selon Mycroft, ses sentiments causeront sa perte.

Pour contrer la vision pessimiste de Mycroft, nous avons nulle autre que le personnage de Lady Smallwood, qui soutient qu’elle n’est coupable d’aucune des choses dont Mycroft l’accuse.

LADY SMALLWOOD : Je ne suis coupable d’aucune des choses dont vous m’accusez. Aucune.

Son nom de code ? Amour.

Pour faire court : dans la saison 4, les auteurs ont produit une allégorie de leur propre série. Cette saison n’existe pas dans le même univers de réalisme poétique que les trois premières saisons. Il n’existe pas d’Eurus Holmes dans cet univers. Eurus existe uniquement comme un guide et une force motrice au sein de cette allégorie, emportant les personnages de crise en crise. Elle leur montre les conséquences des choix qu’ils peuvent faire.

Elle leur demande ce qu’ils sont prêts à faire au nom de l’Amour.

[ARTICLE ORIGINAL]

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