Contact tracing. Tous contre StopCovid ?

Franck Bardol
Tous contre StopCovid ?
11 min readApr 21, 2020

La pandémie planétaire qui fait rage bouleverse nos existences par les répercussions qu’elle engendre.

Maladie, peur, distanciation physique, confinement et parfois la mort qui frappe.

S’y ajoute une crise économique d’une ampleur telle qu’elle brouille nos repères et nous rejette dans les heures les plus noires de l’histoire.

Crise sanitaire et effondrement économique. Comment desserrer au plus vite cette double étreinte mortelle ? La réponse ?

StopCovid. Une application de geeks énervés qui ne résoudra rien. Démonstration.

Aux côtés des industries traditionnelles, le numérique se mobilise dans l’urgence pour apporter une foison de réponses. L’association ‘le mouton numérique’ recense plus d’une centaine d’initiatives à base de technologie numérique de par le monde.

Parmi ces solutions, une application de téléphone mobile permettrait à chacun d’évaluer ses risques de contaminations. On y reviendra.

Le gouvernement français par l’intermédiaire du Secrétaire d’État au numérique a donné ordre de mission à un groupe d’entreprises de développer, dans les plus brefs délais, cette application de contact tracing.

Ce projet intitulé StopCovid est mené en ce moment et doit aboutir dans les prochains jours.

L’objet de cet article est de comprendre les enjeux du contact tracing.

Comprendre en quoi ce procédé intervient dans le cadre du déconfinement à venir et enfin de mettre en lumière ses apports et limitations.

Tout d’abord, une brève mise en contexte s’impose.

Repartir ? À tout prix

Commençons par l’économie. Après quatre semaines de confinement planétaire, les économies, partout à l’arrêt, sont à genoux.

Ici et là, d’abord aux États-Unis par la voix du président Trump puis en Europe, des voix s’élèvent pour sortir les populations du confinement dès que possible afin d’éviter que le remède du confinement soit pire que le mal.

Dégâts sociaux contre les morts de la pandémie.

Ainsi, le président du patronat, Geoffroy Roux de Bézieux estime que “remettre la machine économique en marche et reproduire de la richesse en masse” est la priorité.

Le coût humain d’un dé-confinement immédiat ? La question se posera plus tard. Quand viendra le temps de compter les morts.

En attendant, que les entreprises repartent. Vies humaines contre activité économique.

Le discours est identique, seules les nuances changent. Il faut relancer. Parfois A tout prix.

Déconfinement et contact tracing. Comment faire ?

Comment sortir du confinement au plus vite, sans subir une deuxième vague d’infection encore plus meurtrière ?

Le risque est réel. L’exemple de la grippe espagnole de 1918 est dans tous les esprits.

Pour ce faire, la stratégie mise en oeuvre en Corée du Sud sert d’exemple au gouvernement français.

Selon le modèle sud-coréen, il faut tester, isoler et tracer. Trois piliers indissociables.

Prenons les un à un.

Tester. En premier lieu. En masse. C’est le point crucial martelé par l’Organisation Mondiale de la Santé. Les pays qui ont réalisés des tests massifs ont maitrisé l’épidémie.

Ensuite, à l’issue des tests, on isole les cas déclarés. Le résultat est radical. Pourquoi ?

De cette manière, on coupe trois des quatre modes de transmission du virus. À savoir, la transmission pré-symptomatique, symptomatique et asymptomatique. Seul le quatrième mode de transmission, par l’environnement, échappe à la stratégie de tests massifs. Ce mode de transmission se produit par contact de la peau avec les surfaces et les objets contaminés par le virus.

Le problème ? La France n’a plus les moyens de tester en masse. Comme l’explique, dans un article de l’Opinion, le biologiste Michel Bendahan,

On est totalement incapables de tester à très grande échelle parce qu’il n’y a pas d’industrie de biologie moléculaire en France.

Concernant les masques, la déroute est tout autant sévère.

Il faudra revenir sur les raisons profondes de cette débâcle lorsque l’ouragan sera passé. En attendant, seuls les cas sévères sont testés. On ne peut pas faire davantage (à la date d’écriture de cet article).

Ainsi, on s’apprête à tracer sans tester à l’échelle requise. On ampute la stratégie de son volet essentiel. Il faut garder ce point à l’esprit. Poursuivons.

Isoler ensuite.

Quelques exemples. L’Espagne réquisitionne les hôtels et les transforme en hôpitaux pour isoler les cas détectés. En Pologne, les cas positifs sont quant à eux confinés strictement à leur domicile. Une application mobile vérifie plusieurs fois dans la journée que le confinement est respecté à la lettre sous peine d’amende.

Tracer enfin.

Contact tracing. Quels principes ? Comment ça fonctionne ?

Contact tracing. Qu’est-ce que c’est ? Un procédé d’évaluation du risque de contamination des individus couplé à un système d’alerte.

Plusieurs versions de contact tracing sont possibles. Certaines intrusives, le mot est faible. D’autres moins. Un exemple. Israël mobilise ses services de renseignements militaires, Shin Bet, afin d’établir, à l’aide des données GPS de localisation, tous les déplacements des personnes contaminées.

Un SMS est envoyé aux personnes ayant été en contact (distance de 2 mètres et durant 10 minutes) avec ce cas positif durant les 14 jours précédant le diagnostic afin de les inciter à se mettre en quarantaine.

Disposant des données de localisation et des identités, les autorités peuvent à tout moment vérifier la bonne exécution de la quarantaine.

Ce système israélien figure parmi les plus intrusifs. Pas d’anonymat, localisation géographique, traçage tous azimuts et quarantaine forcée.

A ce jour, seule la Chine est allé plus loin dans cette voie.

L’infographie suivante montre les applications déployées dans le monde.

source : quantmetry.com

Le système StopCovid qui sera prochainement déployé en France reprend le même principe en gommant les aspects les plus controversés. Bruno Sportisse, PDG d’Inria, revient sur les points clés du projet StopCovid dans un long article.

Les choix principaux retenus sont : évaluation du risque de contamination par une mesure de distance entre les porteurs de l’application mobile, pas de centralisation des données de traçage, anonymat des contacts, pas de géolocalisation, et pour finir code source ouvert et publié.

Le projet s’appuie sur les travaux de recherche d’un groupe européen mené par l’EPFL. L’ensemble des travaux de ce groupe est publié sur internet et a donné naissance à l’architecture DP3T.

C’est cette technique qui était privilégiée pour être implantée dans l’app mobile StopCovid. Il semble désormais, à l’heure d’écriture de cet article, que ce choix ne va plus de soit et qu’un protocole concurrent, PEPP-PT, est à l’ordre du jour.

Un mot pour comprendre que ce qui se joue dans cette bataille obscure de sigle technique, DP3T contre PEPP-PT, ce n’est rien de moins que l’anonymat des utilisateurs de l’application. Décryptage.

Est-ce que les données de votre santé resteront à l’abri dans le téléphone ou, au contraire, iront remplir les registres d’un ordinateur lointain avec toutes les dérives potentielles que cela entraine. La bataille est en cours.

Pour ceux qui veulent une description synthétique et non technique, je recommande la lecture de ce long thread Twitter. Il permet de comprendre les ressorts et les motivations de ceux qui militent pour l’instauration de ce système.

Voici un article de recherche pour ceux qui souhaitent entrer dans les détails techniques.

Passons aux points litigieux. Le coeur de la polémique virulente.

Sécurité des données, anonymat et piratage. Quelles protections ?

En ce qui concerne la sécurité des données, les promoteurs du projet avancent qu’un piratage des données de l’application serait trop couteux à réaliser en regard du gain escompté. Les détracteurs estiment au contraire qu’il existe des failles qui pourraient être exploitées sans disposer d’infrastructures lourdes.

À ce sujet, voir par exemple cette interview du Sociologue, Antonio Casilli via YouTube.

Je ne suis pas un spécialiste de la sécurité informatique. Je ne me prononce pas sur ce point.

source : le Parisien

L’anonymat des utilisateurs de l’application sera assuré par un système de codes, éphémères et indéchiffrables, qui préserveront d’un regard extérieur l’identité des utilisateurs.

Ces codes (crypto-identifiants) permettent à l’application de savoir qui est qui.

Ainsi, si vous avez été en contact (proximité de quelques mètres plus de 5 minutes) avec un cas déclaré positif alors le programme de tracing vous avertira. Vous ne saurez pas qui. L’identité du porteur du virus qui vous a approché est préservé.

Vous recevez une alerte, a posteriori, vous prévenant de ce contact à risque. De plus, vous ne saurez pas ce contact a eu lieu étant donné que l’application ne fonctionne pas avec les données de localisation GPS. Vous savez quand, vous ne savez pas .

Vraiment ?

Comme l’indique Antonio Casilli dans son interview, “c’est vrai sur le papier”. En effet,

“anonymat et absence de localisation sont garantis … tant que vous n’êtes pas positifs”.

Selon, des chercheurs en sécurité informatique, les cas positifs peuvent être réidentifiés par une triangulation. C’est-à-dire un recoupement du code éphémère de l’application avec les données du centre de test. À présent, vous savez et qui.

Plus grave encore. L’application pourrait être détournée pour signaler les personnes infectées. Pour cela, il suffira d’allumer l’application à proximité d’une personne que l’on veut “tester”. Si l’application envoie une alerte c’est que cette personne est positive.

À présent, vous savez qui. Avec certitude.

En résumé, l’anonymat promis pourra être brisé en recoupant les données entre elles. L’application StopCovid pourra être, également, détournée en détecteur de porteur du virus.

Ce n’est pas tout. Poursuivons.

StopCovid. Un instrument fiable ? Pas Vraiment …

Les choix techniques de conception pèsent sur la fiabilité de l’application et mettent en doute les conclusions qui seront émises par ce programme informatique. En effet, la mesure de la distance entre les porteurs de l’application repose sur la technique Bluetooth qui est loin d’être sans failles. La puissance du signal Bluetooth est souvent erratique. Tout le monde en a fait l’expérience avec son smartphone.

C’est un point-clé. La mesure de la distance sera questionnée. Le Bluetooth est sensible au contexte dans lequel se trouve votre smartphone. Votre téléphone est dans votre main ou dans votre sac ? Des murs autour de vous ? Pas les mêmes distances calculées. Pas les mêmes conclusions. Une fois vous êtes contaminé, l’autre fois vous ne l’êtes pas. Ça ressemble à un jeu de pile ou face technologique.

Comme l’indique, dans une interview au journal Le Monde, Christian Bachmann, un chercheur spécialiste de la technique Bluetooth ,

“Il y a malheureusement beaucoup de perturbations qui peuvent entraîner des erreurs : le rebond des ondes Bluetooth contre le sol, les murs, le plafond, les surfaces métalliques . Ces perturbations sont moins grandes à faible distance, mais la marge d’erreur demeure importante. “

Celui-ci poursuit. “Il y aura donc des faux positifs : la détection erronée de personnes qui sont en réalité plus loin que deux mètres; et il y aura aussi des faux négatifs : l’échec de détection de personnes rentrées dans ce périmètre.”

source : lqdn.fr

Dans une interview au journal le Parisien, Cédric O, Le secrétaire d’État au Numérique reconnaît,

“Il y aura vraisemblablement un certain nombre de faux positifs, car l’application ne saura pas vous dire si vous avez été dos à dos ou face à face avec une personne”.

Les erreurs probables ?. Imaginons ensemble, une caissière munit de l’application StopCovid. Que va-t-il se passer ? Combien de fois par jour, l’application avertira cette caissière qu’elle a été en contact avec un cas positif ?

Combien de fois par jour … pour rien. En effet, même protégée derrière une vitre de protection, StopCovid détectera un “contact”.

À l’occasion de cette crise, il devient évident que les classes sociales les plus défavorisées sont aussi les plus exposées au virus.

Avec StopCovid, ce seront également les plus signalées. Ce signalement sera confidentiel. Promis juré… Combien de temps ?

Qu’adviendra-t-il si demain on nous impose l’utilisation de ce type de traceur ?

Un signe n’est pas un signal !

La source du problème est qu’une mesure de distance ne suffit pas en elle-même à caractériser le danger du contact. Hubert Guillaud, un spécialiste du Numérique revient sur ce point et précise, “le risque de ce type de technologie de Contact tracing est de prendre le signal pour la chose. C’est-à-dire transformer le signe (la barbe) en signal (la radicalisation)”.

C’est une erreur que l’on commet à chaque fois que l’on se trompe de mesure, ou alors qu’on la choisit faute de mieux.

En effet, certains phénomènes ne peuvent être réduits à un chiffre. Ils sont difficilement calculables ou mesurables.

Dans notre cas, le risque de contamination donné par une mesure approximative de distance n’est pas opératoire.

D’autres exemples ?

la confiance, le bonheur, la servitude, la loyauté, la gratitude. Il en existe bien d’autres, notamment, tout ce qui permet de décrire l’état d’esprit d’un individu, les sentiments profonds, les valeurs humaines.

Vouloir les quantifier, les numériser, les calculer et les identifier afin de les exploiter est vain. C’était l’objet d’une intervention dans une conférence dédiée aux algorithmes de Machine Learning.

On utilise des dispositifs et des algorithmes afin de produire des métriques … en sachant qu’elles sont “friables”. C’est-à-dire, peu fiables, sujettes à caution et entachées d’erreurs.

En bref, on préfère utiliser une mesure incomplète voire fausse plutôt que pas de mesure du tout !

Ce contexte s’inscrit dans le cadre des politiques d’évaluation, du benchmarking décrit dans l’ouvrage de Barbara Cassin “Derrière les grilles”. Cette philosophe démonte le processus qui consiste à “transformer le non mesurable en mesurable”. A ce sujet, le philosophe Ghislain Deslandes estime pour sa part que

“le calcul remplace partout le jugement”.

Pourquoi ? Qu’est ce qui se joue d’important ?

Alain Desrosières dans son ouvrage “Gouverner par les nombres” nous démontre comment la mesure constitue un instrument de pouvoir. Le mesuré n’est jamais l’égal du mesurant (celui qui mesure).

Une app mobile de geeks énervés ne constitue pas une stratégie sanitaire digne.

Stopper le Covid nécessite du soin, des médecins, des infirmières, des brancardiers, des lits, des masques, des tests en bref une politique de santé.

Ce type de procédé technique, mis en oeuvre par l’intermédiaire d’un téléphone mobile, n’a de sens et d’efficacité que dans le cadre d’une stratégie sanitaire globale. Reste que l’exemple de Singapour est saisissant. Une application de tracing qui permet d’éviter le confinement …. jusqu’au jour où le confinement devient nécessaire. Comme le confesse le responsable de l’application de contact tracing de Singapour. Ça ne résout rien.

StopCovid est un cas d’école de solutionnisme technologique. Tout y est !

La foi inébranlable en la technologie magique qui résout tout. L’inéluctabilité est convoquée. Et enfin, l’injonction

“StopCovid sauvera nos vies”

de l’ex Secrétaire d’État au numérique, Mounir Majhoubi. Presque un cri du coeur.

Reste que l’application divise jusque dans les rangs de la majorité. Même les organisations les moins suspectes de techno phobie y regardent à deux fois avant de promouvoir StopCovid. Un exemple ? La lecture de la note de l’Institut Sapiens illustre le malaise.

L’ensemble de ces points disqualifie cette application au nom bien mal choisi.

L’auteur :

Franck Bardol, est Professeur associé en Grande École, Formateur en Entreprises et Consultant indépendant.
Ses domaines sont l’Intelligence Artificielle, la Transformation Numérique et l’éthique des algorithmes.

Fondateur du Paris Machine Learning, le 1er réseau d’experts IA en Europe avec 8,000 membres, il a été distingué parmi les 100 experts français de l’IA.

Franck Bardol est diplômé en Intelligence Artificielle, en Modélisation Statistique ainsi qu’en Sciences de Gestion.

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Franck Bardol
Tous contre StopCovid ?

<Data Expert / AI & Machine Learning programmer / Big Data Trainer>