Les agiles dispositifs d’Iga Vandenhove

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Tido Media
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7 min readMay 25, 2017
Capture d’écran du documentaire “Les Seigneurs” réalisé par Iga Vandenhove

Un dimanche soir de printemps en 2015, dans un covoiturage. Iga rentre de weekend. Je ne peux pas vous dire d’où, on n’est pas entrées dans autant de détails. Les covoiturages, ça peut être quatre heures d’ennui profond sur lequel surnage l’angoisse de ne pas trouver de sujet de conversation avec votrevoisin, mais ça peut aussi être des Brest-Paris qui filent en deux minutes à discuter politique (ou tout autre sujet qui vous passionne).

Cette fois-ci, Iga a de la chance : assise plutôt confortablement sur les reliefs fermes du siège arrière de l’auto, elle discute avec sa voisine du stage que celle-ci a effectué dans un centre d’accueil pour « mineurs non accompagnés », aka la PAOMIE (Permanence d’Accueil et d’Orientation des Mineurs Isolés Étrangers).

Petit point administratif et juridique

Avant de continuer, il convient de spécifier un peu de quoi l’on parle. Je pars du principe que, comme Iga, vous découvrez le sujet au fil des mots qui se déroulent sous vos yeux en ce moment.

Donc : les personnes mineures immigrant en France seules sont appelées « mineurs non accompagnés » — l’appellation de « mineurs isolés étrangers » ayant été supplantée en mars 2016. Il est difficile de savoir combien de personnes sont dans ce cas sur le territoire français, mais France Terre d’Asile affiche le chiffre de 8,000 mineurs non accompagnés. Ils viennent en France pour des raisons diverses, que certains chercheurs ont tenté de classifier : « mineur exilé », « mineur mandaté », « mineur exploité », « mineur fugueur », « mineur errant », « mineur aspirant » et « mineur rejoignant » …

Pour devenir, aux yeux de l’Etat français, un « mineur non accompagné », il s’agit de prouver que l’on est mineur, et que son degré d’isolement familial justifie une prise en charge par l’Etat. Une fois ce statut reconnu, les personnes concernées peuvent prétendre, en théorie et entre autres dispositifs de protection, à un hébergement. Dans l’attente de ce jugement, des hébergements temporaires peuvent également être proposés, comme celui dont notre passagère est en train de révéler les secrets à Iga.

Les seigneurs de la MJR

Sitôt rentrée, couchée et réveillée, le lendemain donc, Iga se rend à la PAOMIE, puis, suivant un parcours dont je vous épargne les méandres, à la Maison des Jeunes Réfugiés (MJR). Parce que c’est ce genre de fille, mais aussi parce qu’à ce moment-là, Iga suit une formation sur l’écriture et la réalisation de documentaire, et qu’elle a besoin d’un sujet. Et vite : elle doit écrire, produire, tourner et monter un documentaire en six semaines. Dans ce contexte, la conversation de la veille dans une voiture filant dans la nuit, c’est un signe. Voire même une injonction.

Iga arrive sur place, Villa Saint Michel dans le 18ème, et s’étonne de devoir descendre au sous-sol pour arriver à destination. Là, dans la lumière des néons reflétée par le lino verdâtre au sol, elle rencontre un employé du centre passionné de cinéma et de documentaires… Ils discutent longtemps, et elle capitule. Son sujet la tient.

“Je suis graphiste à la base. Je traduis des concepts en images. Mais j’ai pas mal travaillé pour la télé, et là c’était un peu différent : je devais retranscrire en image une série de données. Et c’était souvent sous forme de chiffres. C’est en faisant ça que j’ai réalisé que c’était ce que pas mal de journalistes faisaient, lorsqu’ils traitaient de la question des migrations : aborder le sujet avec des chiffres, en parlant d’économie… Et quand il y a des photos, c’est souvent des photos de masse, avec plusieurs dizaines de personnes dessus. C’est cette perception que j’ai voulu traduire dans le court-métrage — les accueillis à la MJR sont présents, mais invisibles individuellement. Sur place, mais pas encore “admis”, puisqu’en attente de décisions juridiques et administratives. Ne pas filmer les visages était pour moi une manière d’évoquer cela. Cette phase d’attente et d’entre-deux, comme en suspens. Cette phase où on n’existe pas vraiment.” — Iga Vandenhove

A la recherche d’un nouveau dispositif — take 1

10 minutes, 12 secondes, le court-métrage se termine, mais Iga reste. Elle traîne dans les couloirs de la MJR, joue au baby-foot avec les gens qui s’y trouvent, y évolue. C’est comme ça que son nouveau projet lui vient : créer un atelier photo avec les visiteurs de la MJR, dans lequel ils documenteraient leurs vies parisiennes. Qu’est-ce qui retient leur attention, qu’est-ce qu’ils ont envie de capter, et pourquoi ?

Parce que ce qui poursuit Iga, c’est la question de la perception, et par là surtout l’éternelle interrogation qui anime les êtres humains de son type : comment transmettre les sensations et les émotions qui naissent de perceptions individuelles ? En d’autres termes, comment faire entendre et faire comprendre ce que ressent l’autre ? Derrière ses couches de peau, de muscles, de sang et d’os. Derrière cette enveloppe qui nous sépare de façon finalement très artificielle — je vous rappelle que rien ne se perd, rien ne se créé, que tout se transforme, et que vous êtes donc potentiellement constitués d’atomes ayant précédemment participé à former un bout du cuir chevelu de l’arrière grand-mère de votre voisin. Just saying.

Concrètement, comment les personnes nouvellement arrivée à Paris perçoivent-elles l’enchevêtrement de rues, d’immeubles, de ciels, de cafés, de rames de métro et de corps que ceux qui habitent sur place ne distinguent même plus ? Iga et quelques jeunes de la MJR partent donc en expédition à Paris, tous ensemble mais seuls avec leur portable et leur vision des choses. Ah oui. Parce que l’outil principal de cet atelier photo, c’est le téléphone.

“Mon but était d’utiliser un outil qu’ils connaissaient et qui compte énormément pour eux, dans la mesure où grâce au portable ils peuvent se connecter à internet mais aussi communiquer avec leur famille. Le téléphone portable, c’est bien plus qu’un téléphone pour eux. Symboliquement ça leur permet de “communiquer” et de se “connecter” au monde qui les entoure. C’est tout un symbole dans ce cadre !” — Iga Vandenhove

Iga espère ainsi permettre à tout le monde de s’approcher au plus près des sensations. Des leurs, et de celles des autres, exprimées au travers des photos. L’expérience est réitérée plusieurs fois, mais le dispositif ne fonctionne pas.

“Je ne sais toujours pas vraiment pourquoi… Peut-être que la photo est un domaine d’expression un peu trop codifié ? Que pour qu’une photo exprime quelque chose, il faut qu’un certain nombre de critères soient respectés ? Peut-être que c’était trop technique … ou pas assez immédiat. En tous les cas, les photographies transmettaient plus une forme de distance qu’un rapprochement” — Iga Vandenhove

Puisqu’on me demande mon avis, je dirais moi que c’est parce qu’il n’y a pas eu de signe, cette fois-ci. Pas de validation céleste et/ou métaphysique du procédé. Contrairement au dispositif qui suit :

A la recherche d’un nouveau dispositif-take 2

Après la vidéo et la photo, Iga se tourne en toute logique vers le son. Elle imagine un dispositif dans lequel des personnes récemment arrivées en France enregistreraient un paysage sonore de leur choix, et témoigneraient ensuite des sensations ou émotions nées de cette écoute.

Un jour, cette idée flottant toujours en tête comme une mouche égarée dans un appartement, Iga se rend au Foyer Miguel Estrella, à Créteil. C’est là que certains des accueillis de la MJR ont été envoyés suite au jugement du tribunal administratif. C’est un vendredi matin, jour où Monique donne son cours de philosophie. Iga se faufile dans la salle, juste à temps pour saisir la première question posée par la professeure à ses élèves : “Y a-t-il des sons particuliers qui vous ont marqué dans la ville ?” Trois mains se lèvent alors, suivies de trois témoignages précis, compacts et décidés. Tope-là Iga. Dispositif validé.

Comme pour l’atelier photo, Iga organise des sorties, mais cette fois-ci individuellement : un jeune et elle, c’est tout. “Pour créer un lien de confiance et d’intimité plus fort”, selon elle. Pendant les sorties, elle assiste les participants d’un point de vue technique dans leurs prises de son. En parallèle, elle les interviewe. Plusieurs fois, régulièrement, sur plusieurs mois. A chaque fois, ils écoutent le son qu’ils ont enregistré, et plongent dans les souvenirs, les sensations et les associations qui se soulèvent, comme le sable sous la houle. C’est ainsi que les témoignages évoluent, s’approfondissent, descendent plus bas, là où il fait frais et un peu humide, où le silence permet de rassembler ses pensées et de dire l’essentiel.

Cette fois-ci, ça marche super bien. Le dispositif est simple et léger d’un point de vue technique, tout en étant très sensible : le son est un vecteur très réactif lorsqu’il s’agit de sensations. L’écoute est l’un des sens qui permet le plus le déploiement de l’imagination, puisqu’il ne sollicite pas la vue. On est beaucoup plus libres d’imaginer un monde tout autour, et de se mettre à la place du narrateur.

Ecoutez donc — on parle d’amour, de politique, de poésie, et même d’abdominaux.

Les madeleines sonores — un dispositif de société ?

A mon humble avis, puisqu’on le sollicite à nouveau, l’un des plus grands défis que notre société ait à relever en ce moment, c’est de réussir, tous autant que nous sommes, à nous mettre dans les pompes de personnes que l’on perçoit a priori, de par leurs affinités politiques, leurs parcours, leur genre, leur âge et/ou nos préjugés, comme étant différentes de nous. Le défi, c’est donc plus précisément de trouver des outils nous aidant à faire ce travail d’empathie.

Alors bien sûr, il y a la réalité virtuelle. L’effet doit être assez fulgurant. Mais si on n’a pas le budget d’une start-up de la Silicon Valley, les madeleines sonores me semblent être un biais tout à fait efficace. Poids minimal, impact maximal. On exprime les émotions comme on exprimerait une orange ou un citron tout juste cueilli, plein d’alvéoles fermes et fraîches, pour enfin se ressentir. Mettre les uns à la place des autres et les autres à la place qui leur plaît. Ou vice-versa. C’est comme vous préférez.

Signé : Iga Vandenhove, satsuma ; Emma Broughton, lime.

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