De l’importance du cadre

Récit d’intervention et réflexion par Mathilde Serret, doctorante au LAPCOS

laurie Chiara
UCA Labs stories
11 min readApr 7, 2017

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Ce récit est issu de mes interventions dans une école primaire, au sein de laquelle j’ai développé des séances de Danse-Thérapie à Expression Primitive. La Danse-Thérapie à Expression primitive est une technique joyeuse et dynamique, accompagnée par la percussion et soutenue par la voix des participants. Le terme primitif est entendu dans le sens de « premier » : le geste est épuré afin de revenir à l’essence de la danse.

La danse-thérapie à Expression Primitive prend racine dans les danses traditionnelles avec lesquelles elle partage l’aspect collectif, festif et rituel, ainsi que la structure : pulsation, symétrie, répétition.

Les structures rythmiques qui la soutiennent réactivent et réactualisent la mémoire corporelle. Elles rappellent ainsi la relation rythmée par laquelle la mère propose à l’enfant d’accéder au lien, à l’échange, ainsi qu’à la régulation et à l’expression des pulsions.

Cette approche ne nécessite aucun pré-requis. Ces séances favorisent le lien social de manière ludique et intègrent chant, danse, rythme, expression théâtrale, conte.

Récit d’intervention

Lorsque j’ai commencé à intervenir dans les écoles primaires, je ne m’attendais pas à être confrontée à des difficultés d’ordre disciplinaire, ou alors simplement de manière annexe et occasionnelle. Je m’inquiétais plus de savoir si les propositions de danse-thérapie allaient trouver une adhésion que de me demander comment les maintenir assis en cercle sans qu’ils ne tentent de faire des roulades, de s’échapper, de s’allonger sur leur camarade, de lui écraser la figure dans le sol ou de lui donner des petits coups de pieds assortis d’un farouche doigt d’honneur. Cet important problème « disciplinaire » m’est apparu comme étroitement lié à l’absence de cadre.

Qu’est ce que le cadre ?

Le cadre est un élément essentiel en danse-thérapie. Il se compose de repères spatio-temporels généraux tels qu’une heure fixe chaque semaine, un même lieu que les participants peuvent s’approprier, des rituels, notamment d’accueil et de fin (enlever ses chaussures, terminer la séance par de la relaxation, des propositions qui reviennent chaque semaine).

Définir un cadre, c’est définir des limites tout en caractérisant les modalités d’intervention, le statut des intervenants, le déroulement de la séance, les objectifs et ce que nous faisons. C’est donner des repères, de la compréhension, afin d’assurer et de créer un espace bienveillant, contenant et sécurisant, et un lieu de limitation où les règles, donc la Loi, sont posées et prennent sens.

Ainsi le cadre est à la fois un moyen de contraindre l’action d’un sujet et à la fois un moyen de lui permettre de développer cette action en lui fournissant l’environnement nécessaire. Ces limites sont structurantes et forment des repères pour se construire et s’individualiser.

Un contexte compliqué

Ces ateliers s’inscrivent dans un cadre général complexe : il s’agit de la réforme des nouveaux rythmes scolaires, qui est loin d’être appréciée et approuvée de tous, et les équipes des écoles expriment ouvertement leur sentiment, et font donc passer aux élèves un message assez négatif à notre égard. De plus, avec les mesures des plans vigipirates et les contraintes administratives qui entourent chaque séance, nous nous retrouvons pris dans une toile multidirectionnelle qui nous éparpille et nous coiffe de plusieurs chapeaux.

En l’espace d’une heure et demi, nous passons de secrétaire pour remplir les multiples papiers officiels, à crieur public pour réunir son groupe, en passant par devin afin de déterminer quel enfant dit bien la vérité quant à son inscription à l’étude qui suit notre atelier (élément très important qui détermine si on laisse sortir l’enfant de l’enceinte de l’école ou non), par policier gérant la circulation pour leur faire traverser la route et les mener à la salle, pour finir par danse-thérapeute.

Ce problème de statut variable et changeant rend difficile la pose d’un cadre. Nous nous retrouvons à arborer plusieurs rôles, aux définitions, exigences et limites différentes. Il est pourtant important d’avoir une place définie, sa juste place, qui détermine notre fonction et pose ainsi notre rapport au groupe. C’est cette modalité fixe dans la rencontre entre l’intervenant danse-thérapeute et le groupe, qui permet à ce dernier de s’épanouir, de jouer, d’élaborer, de créer, de s’impliquer, en toute confiance dans les exercices proposés. Il s’agit ici du cadre relationnel, qui est tout aussi important que le cadre des séances en elles-mêmes. Et la confusion pouvant découler des conditions d’intervention dans ce contexte rend plus difficile l’élaboration du cadre de ces séances, et empêche l’enfant de trouver sa propre place. Il est donc nécessaire de créer un cadre solide et bien défini.

Dynamique du groupe

Le groupe qui était à ma charge était composé de 8 à 12 enfants, mêlant 5 classes différentes de CE2, CM1 et CM2. Leurs âges allaient donc de 8 à 11 ans. Il y avait principalement des filles, et deux garçons. C’était un groupe fermé, qui existait avant mon arrivée et avaient eu plusieurs intervenants. Il semblerait que ces derniers aient eu beaucoup de difficultés lors de leurs interventions, et qu’ils aient choisi de démissionner. De ce fait, le groupe était qualifié de « groupe difficile » selon les adultes encadrants et les enfants eux-mêmes.

Lors de la première séance, il a été évident que la dynamique de ce groupe déjà construit avant mon arrivée, était principalement fondée sur une rébellion face à toute forme d’autorité et même face à tout schéma de transmission par un adulte (on ne peut parler ici de pédagogie, n’étant pas le propos de la danse-thérapie), et sur la mise en place de stratégies d’évitement confinant au chaos. Dans la salle, les enfants courraient en tout sens, criaient, jouaient aux auto-tamponneuses entre eux, faisaient des glissades, se frappaient, pleuraient…

Au fur et à mesure que la séance avançait, réussissant à en réunir certains et à faire quelques exercices, je constatais que cette dynamique étaient infusée par quelques élèves, les plus grands, qui entraînaient dans leur sillage d’autres enfants pourtant très désireux de participer, mais aussi très attirés par cet amusement transgressif et sauvage qui était proposé en parallèle.

Ces enfants plus âgés se sentaient contraints d’être présents, de participer, tout en ayant très envie de profiter de cette activité. Il est apparu essentiel de s’assurer leur adhésion pour pouvoir créer un climat de confiance et de sérénité, ce que j’ai donc tenté de faire en abordant le problème de manière générale, et sans désigner quiconque, ce qui aurait pu contribuer à les stigmatiser et les exclure encore plus du groupe.

Libre adhésion

La première chose qu’il m’a semblé important de préciser était qu’un choix était possible : celui d’assister à la séance ou celui de rester à l’école pendant le temps de cette séance, et de souligner que le choix deviendrait mien si certains (sans les nommer directement) continuaient de refuser de participer à la séance en perturbant celle-ci et en empêchant les autres enfants d’y participer. Cela a donc eu le double impact de poser mon statut d’adulte en charge de la séance, et de transformer une présence vue comme obligatoire, et donc imposée, en choix qu’il leur était possible de faire.

De ce fait, j’ espérais poser les bases d’une relation positive entre le danse-thérapeute et l’enfant, et celles d’une éventuelle alliance. Être présent induisait donc désormais un engagement de la part de l’enfant, qui ne pouvait exister lorsque ces séances n’étaient vues que comme un prolongement des diverses activités proposées/imposées par le cadre scolaire.

« Tu vas rester avec nous pour toujours ? »

De nombreuses questions, sur un ton presque angoissé, m’ont été posées, dans le registre du « Mais tu vas rester combien de temps ? Parce que on a eu trois dames, et elles partent toutes ! ». Je les ai donc assurés de mon engagement, de ma présence sur toute la durée de cet atelier avec eux (jusqu’à la fin du trimestre). Ils m’ont semblé rassurés, certains se sont exclamés « Ah trop bien ! Tu vas rester pour toujours ! ».

Néanmoins, lors de la première séance, les enfants ont testé mes limites de manière répétée. Il adoptaient le comportement le plus chaotique et débridé possible, tout en me jetant des coups d’oeil pour vérifier l’impact que cela avait sur moi. Lors de cette séance, j’ai adopté une attitude bienveillante, choisissant d’être dans l’explicatif et le raisonnement logique tandis que j’observais les dynamiques qui apparaissaient. Je leur expliquais qu’il était dommage de tout faire pour empêcher le déroulement de cette séance, et de refuser de participer, car cette séance était source de jeu et de joie.

Lorsque la séance s’est achevée, des plaintes ont fusé « Han mais on n’a presque rien fait ! C’est nul que ce soit fini ! ». J’ai simplement répondu que oui, c’était dommage, que nous nous étions bien amusés lors des quelques exercices que nous avions réussi à faire, et que cela aurait pu se produire tout au long de la séance s’ils avaient souhaité participer.

Au vu de cette mise à l’épreuve de ma fiabilité, j’ai donc prévu un emploi du temps pour les séances jusqu’à Noël, avec le type de thématique que nous allions aborder, afin de confirmer mon intention de rester jusqu’à la fin. J’ai partagé celui-ci avec eux et cela a semblé les rassurer, nous avons pu en discuter, et cela a permis d’insuffler et d’élaborer une dimension d’attente et d’anticipation source de désir et de joie.

J’avais aussi pu constater une confusion par rapport à ce que nous faisions lors de ces séances. Ils s’attendaient à assister à un cours de danse, et étaient donc perdus face à une pratique qui n’avait rien de pédagogique ou de basé sur une méthode d’apprentissage de mouvements techniques. Il m’a donc semblé important d’expliquer ce qu’était la Danse-Thérapie à Expression Primitive. Le fait d’énoncer clairement les objectifs et la teneur de ce que nous faisions a apporté un sentiment d’apaisement au sein du groupe, et a clarifié le contrat.

Sachant désormais ce qui allait se produire et la manière dont se dérouleraient les séances (au niveau des propositions abordées, des rituels que nous allions conserver, de la possibilité d’avoir une continuité d’une séance à l’autre, notamment si nous n’avions pas le temps de terminer un exercice abordé), je les ai alors sentis bien plus impliqués, heureux, et prompts à s’investir dans les propositions et à se laisser aller à la créativité.

Règles

J’ai ensuite annoncé les règles régissant ces séances, qui étaient assez simples à l’énonciation : respect de l’autre, sécurité (nous sommes dans un cadre bienveillant, de la part du danse-thérapeute mais aussi des autres enfants), secret (ces ateliers sont détachés de ce qu’il se passe à l’école, je ne parle pas aux autres encadrants de ce qui peut s’y produire, même s’ils « font des bêtises » que je serais censée rapporter aux autres responsables).

Cela se matérialise aussi au fil des exercices, notamment grâce au rythme qui offre un temps à chacun et structure les appels-réponses. Lorsque le rythme n’est pas présent pour certains exercices, j’ai proposé un foulard, incarnant la possibilité de s’exprimer, d’inventer un geste et un son, pour celui qui le tenait, et exigeant silence, attention et écoute de la part du reste du groupe.

Relation aux autres

Après avoir réfléchi à la relation entre la danse-thérapeute et le groupe, il me semblait important d’intervenir sur celle entre les membres du groupe. Malgré l’immersion dans le cadre bien délimité de la séance, certains automatismes développés au sein de l’école refaisaient surface : moquerie, bullying, exclusion.

En plus de rappeler l’importance de la bienveillance, j’ai élaboré des propositions qui aillent dans le sens de ce qui était énoncé verbalement, afin de pouvoir le jouer et le vivre dans son corps.

Parmi ce que j’ai proposé, en voici certaines :

- Des exercices où chacun a un temps pour soi, lors duquel il propose un enchaînement avec un geste dansé et la voix, et un temps pour être reconnu par le groupe, où le groupe reproduit cet enchaînement en synchronie : le rythme structure ici aussi la proposition, et la répétition par le groupe de la création de l’enfant permet à chaque enfant d’expérimenter le fait que chacun a sa place dans le groupe et est reconnu par celui-ci, donc par l’autre.

- Des danses libres, dont la seule consigne est d’intégrer le rythme de le musique ou de la percussion et de suivre ses variations, lors desquelles nous découvrons l’espace, mais aussi les personnes qui partagent cet espace. Par la suite, un enchaînement dansé accompagné de la voix est proposé par la danse-thérapeute ou par un enfant, celui-ci est placé sur le rythme et repris par l’ensemble du groupe, et à chaque fois qu’il se répète, on salue avec celui-ci une des personnes à proximité. Même si la danse est la même pour tout le monde, chacun l’interprète à sa manière, chacun a sa danse qui lui est propre. Cette proposition contribue à la reconnaissance de l’autre mais aussi de sa singularité.

- Des battles dansées et chantées : deux groupes «s’affrontent », chacun ayant 4 temps en alternance pour proposer une danse accompagnée de la voix, un « chef » temporaire est déterminé pour proposer un enchaînement dansé et chanté que sa « tribu » reproduit, lorsqu’une tribu propose son enchaînement, elle avance de 4 pas tandis que la tribu qui lui fait face recule de 4 pas. Le rythme de la percussion est donc intériorisé et constamment présent.

Les dimensions de cette proposition sont multiples : chaque enfant devient « chef » pendant un moment, il doit prendre l’initiative d’aller à l’avant du groupe, mais il doit aussi savoir quand partir et laisser sa place à quelqu’un d’autre, il doit conserver l’enchaînement proposé pendant un certain temps afin que sa tribu puisse se l’approprier, il ne doit pas dépasser les quatre temps impartis et être attentif lorsque la tribu qui lui fait face effectue son enchaînement afin de pouvoir dialoguer avec celle-ci, cela permet de développer un fort sentiment d’appartenance à un groupe, même si celui-ci se transforme à chaque fois, et cela permet de jouer colère, agressivité, séduction, joie … tout en sublimant immédiatement ces sentiments.

- Le choix des contes : les contes lient et illustrent les séances. Toutes les danses, les jeux, les chants, permettent de vivre et de jouer le conte. Celui-ci est donc vécu sur plusieurs plans : il est écouté, dansé, joué, chanté. Le choix de ce conte est donc primordial, et les contes choisis pour répondre aux besoins de ce groupe parlaient de tolérance, de bienveillance, de respect de l’autre.

- Le dispositif danseur-spectateur : les chorégraphies que nous apprenons, chorégraphies toujours accompagnées d’une symbolique (la danse du guerrier, par exemple, qui évoque un hakka), sont d’abord dansées tous ensemble. Une fois qu’elles sont intégrées, un dispositif danseur-spectateur est proposé. Le groupe est scindé en deux, et un premier groupe danse la chorégraphie devant le second groupe, puis les rôles sont inversés. Les spectateurs applaudissent et encouragent avec chaleur le groupe « qui se produit ».

Les diverses propositions abordées lors de ces séances ont permis de développer un nouveau regard sur les personnes composant le groupe, et de modifier leur approche de la relation à l’autre au sein même de l’école. Le plaisir, le jeu, la bienveillance, la chaleur, mais aussi la structure stricte apportée par le rythme et offrant une place à chacun ont permis d’apporter une nouvelle dimension : considérer l’autre comme un individu, comme une personne. Une personne à la fois semblable à soi mais ayant sa singularité.

Ce jeu d’alternance entre individu et groupe est essentiel : il permet à ces deux pôles de s’articuler. Cela permet à chacun d’exister en tant qu’individu dans une société, société qui n’existe que par les individus qui la composent.

Bilan

Les enfants sont heureux, impliqués, et les dérives disciplinaires n’ont plus lieu, ou de manière très ponctuelle, et elles sont souvent liées à une fatigue qui entrave leur capacité à maintenir leur attention. Lorsque cela se produit, je rappelle simplement et avec bienveillance la Loi, c’est-à-dire les règles qui régissent ces séances, tout en précisant leur sens : «Vous avez été écoutés avec respect lorsque c’était votre tour, maintenant il faut écouter les autres.».

Les plus grandes, qui avaient adopté le rôle de « perturbatrices », se sont petit à petit investies dans les séances. Tentant au départ de conserver une attitude jouant le détachement, et de garder toujours une petite distance physique pour montrer qu’elles ne s’intégraient pas réellement au groupe tout en étant tout de même dans la limite des règles à respecter (en étant légèrement en retrait ou en tenant leur buste penché vers l’arrière et tourné vers l’extérieur lorsque nous étions assis en cercle par exemple), elles se sont petit à petit intéressées à ce que nous faisions, participant toujours lorsque c’était leur tour, et le faisant avec de plus en plus d’enthousiasme au fil des séances.

Elles se sont avérées très créatives, et sont maintenant complètement intégrées au groupe, reprenant parfois elles-mêmes les enfants qui peuvent sortir un peu du cadre.

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laurie Chiara
UCA Labs stories

journaliste scientifique à Université Côte d’Azur