Industrie du futur et incertitudes sur l’emploi

laurie Chiara
UCA Labs stories
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4 min readDec 7, 2017

Quelle est la place de l’humain dans une industrie centrée sur le numérique ?

Aujourd’hui, les montres connectées, les téléphones intelligents, les ordinateurs ou encore les caisses automatiques semblent aussi naturels dans le paysage qu’une ampoule électrique vissée au plafond. Demain, il en ira de même des robots d’aide à domicile, des voitures autonomes et des intelligences artificielles dédiées au diagnostic médical. Il semble en effet devenu impossible d’imaginer un monde sans assistance numérique, quel que soit le nom employé pour la désigner. Dans la lignée de la modernisation de l’agriculture, l’industrie du futur devrait accorder une place importante à l’automatisation de tâches jusque là réservées à l’humain. Mais cela aura-t-il des conséquences sur l’emploi ? À quoi pourrait bien ressembler le marché du travail du futur ?

Francesco Vona, chercheur à Sciences Po et à Skema Buisness School, est spécialiste en économie de l’environnement, du travail, de l’éducation et de l’innovation. Sa pensée s’inscrit dans le sillage de celle de son collègue David Autor, du Massachusetts Institute of Technology (MIT). D’après les données sur le marché américain, disponibles en libre consultation, la situation ne lui semble pas critique à plusieurs titres. Il cite l’exemple des guichetiers : « L’apparition des guichets de banque automatiques a transformé, mais pas supprimé, les emplois de guichetiers. Ceux-ci sont en fait devenus plus importants, car on leur confie des tâches plus exigeantes cognitivement, plus proches de celles d’un commercial. Ils doivent présenter des produits, mais aussi chercher des solutions avec les clients ».

Ensuite, l’histoire nous montre que la technologie a pu éliminer des emplois dans certains secteurs, mais avec des compensations ailleurs. « L’agriculture ne représente plus actuellement que 2% de l’activité. Mais c’est un progrès extraordinaire d’avoir réussi, en un siècle, à produire beaucoup plus de denrées avec beaucoup moins de paysans », estime Francesco Vona. En même temps, de nouveaux métiers sont apparus. « Il s’agit néanmoins d’un phénomène non généralisable à l’économie toute entière », convient le chercheur. Par ailleurs, nul ne saurait dire, actuellement, quels seront les nouveaux métiers demain. Il faut compter sur la créativité humaine pour « faire quelque chose » du progrès numérique. Reste donc à imaginer quoi. Car, comme en témoigne l’engouement pour les applications dédiées aux « microjobs », une partie de la population active semble cantonnée à des emplois davantage précaires.

Les métiers routiniers les plus menacés

Elle se voit ainsi confier des missions non routinières, distribuées « à la carte » et nécessitant très peu de qualifications. Il s’agira par exemple de vérifier des prix dans un supermarché pour une enseigne, de déplacer un meuble chez un particulier ou de réaliser une course pour lui, moyennant quelques euros. En parallèle, « avec le perfectionnement de la machine numérique, les emplois susceptibles de disparaître touchent davantage les « cols blancs » des classes moyennes, chargés de tâches qu’il est devenu possible de décrire dans un programme informatique », explique Francesco Vona. Ainsi, les nouvelles technologies numériques remplacent les travaux routiniers des secrétaires ou des caissier(e)s, par exemple, avec plus d’intensité. Autrement dit, l’emploi diminue « au centre », et augmente « au top », là où le numérique complète l’activité et permet d’augmenter la productivité, mais aussi en bas de l’échelle sociale, où le progrès technique est au contraire peu efficient.

En effet, les ingénieurs ne peuvent pas programmer un ordinateur pour réaliser un processus qu’ils ne comprennent pas explicitement. David Autor explique que c’est le cas lorsque nous cassons un œuf sur le bord d’un bol, écrivons un paragraphe convaincant ou développons une hypothèse pour expliquer un phénomène incompris. Il se réfère ainsi au paradoxe de Polanyi, selon lequel « nous en savons plus que ce que nous pouvons dire ». Cette polarisation pourrait en tous cas éprouver les limites de l’économie de marché. « La classe moyenne se rapproche du seuil de pauvreté pendant que les plus riches créent de nouveaux besoins, d’abord consommés seulement par eux, comme ce fut le cas à l’origine pour les ordinateurs. Mais l’enjeu consiste ensuite à étendre l’accès à ces nouveaux besoins. Or, si le fossé s’élargit trop, l’induction de la demande ne sera peut-être pas valide à long terme », souligne Francesco Vona. Mais il reste prudent dans son analyse.

Car, dans l’après-crise de 2007, les Etats-Unis, avec de inégalités croissantes, s’en sortent pour l’instant mieux que l’Europe. À l’avenir, cette distribution de l’emploi en sablier aura-t-elle donc tendance à enfler à une de ses extrémités et laquelle ? « Il y a vraiment beaucoup d’incertitudes là-dessus », assure l’économiste. « Avec les véhicules autonomes, l’automatisation des travaux manuels de l’industrie, l’aide au diagnostic médical, des choses se dessinent. L’intelligence artificielle pourrait arbitrer les réclamations légales, en droit, ou encore remplacer les développeurs de logiciels de bas niveau », suppose Francesco Vona. Selon lui, il faut aussi se demander comment les talents vont se distribuer : « iront-ils découvrir un nouveau médicament ou faire du trading ? ». « Que faire, aussi, des systèmes éducatifs, si les secrétaires sont maintenant des managers ? », questionne le spécialiste en économie de l’éducation. David Autor suggère de former chacun afin qu’il puisse agir en complément des nouvelles technologies, et ne plus subir la menace de se voir un jour remplacé par les machines.

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laurie Chiara
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journaliste scientifique à Université Côte d’Azur