L’économie comportementale teste l’hypothèse d’une pensée quantique

Les sondages témoignent quasi quotidiennement de la difficulté qu’il y a à prévoir le choix des individus face à une situation particulière. Cela entretient le suspens à la sortie des isoloirs, mais assure également de belles suées sur les places boursières. Ainsi, une des préoccupations constantes en économie consiste à améliorer les modèles utilisés pour décrire les décisions des « agents », dont nous sommes tous des spécimen en puissance.

laurie Chiara
UCA Labs stories
6 min readMar 31, 2017

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Déjà, au 17e siècle, Leibniz cherchait une « lingua characteristica universalis », c’est-à-dire un système de signes idéographiques, en contact direct avec les idées qu’ils expriment, dans laquelle le raisonnement humain pourrait être traduit sous la forme d’un calcul. Actuellement, le modèle mathématique majoritaire employé à cette fin repose sur les probabilités classiques. Il décrit les choix pris par les agents si ceux-ci se montrent rationnels, c’est-à-dire, dans ce contexte, « logiques ». En résumé, le cerveau de l’homo oeconomicus est sensé calculer en toutes circonstances la solution « optimale », autrement dit celle lui profitant objectivement le mieux. Or, de ce point de vue, des études en psychologie cognitive et en économie comportementale montrent des « déviances »vis à vis des choix attendus. Par exemple, « Les sujets ont tendance à commettre des erreurs de conjonction », explique Eric Guerci, Maître de Conférences en Economie à l’Université Nice Sophia Antipolis.

Un exemple paradigmatique survient lorsqu’un individu juge la conjonction de deux événements plus probable que l’un des événements seul. Ce cas s’illustre très bien dans une célèbre expérience, conçue et réalisée d’abord au début des années 80 par le futur « prix Nobel en économie » le psychologue Daniel Kahneman. Les expérimentateurs présentent à des « agents » un personnage féminin fictif, auquel ils associent quelques éléments de biographie. « Linda est célibataire, franche, et très brillante. Elle est diplômée en philosophie. Lorsqu’elle était étudiante, elle se sentait très concernée par les questions de discrimination et de justice sociale et avait aussi participé à des manifestations anti-nucléaires », illustre le chercheur, spécialiste d’économie comportementale. Sachant cela, les sujets doivent choisir, parmi deux assertions, la plus vraisemblable. À savoir, Linda est-elle devenue employée de banque ou bien employée de banque et féministe ? En probabilités classiques, la conjonction de deux événements est nécessairement inférieure (moins probable) a l’un des événements qui la composent.

Or, dans les laboratoires d’économie comportementale ou de psychologie expérimentale, les sujets interrogés choisissent majoritairement la seconde proposition… En prenant cette option, les individus ont davantage de risque de « perdre » puisque l’assertion « employée de banque et féministe » appartient à l’ensemble plus large « employée de banque ». Ici, la motivation des « joueurs » n’est donc pas « logique ». En revanche, certaines décisions observées pouvant faire penser à des phénomènes décrits en physique quantique, la tentation a été forte d’attribuer une « pensée quantique » aux agents économiques. « Il ne s’agit pas de dire que c’est ce qui se passe physiologiquement dans le cerveau, d’attribuer aux neurones des propriétés de fonctionnement quantiques, mais de s’inspirer de certains concepts mathematiques pour mieux décrire des comportements », souligne Eric Guerci. Comme la psychanalyse, avec la notion d’inconscient, a inspiré le mouvement surréaliste au début du 20e siècle, aujourd’hui l’économie et la psychologie trouvent récemment une source d’inspiration dans la physique quantique en particulier dans les théories de probabilités quantiques.

« Pourquoi pas étendre la quantique à la prise de décision »

En l’occurrence, le psychologue Jerome Busemeyer, de l’Université de l’Indiana, parmi les premiers dans sa discipline, s’est intéressé aux concepts de superposition d’états, d’interférence, d’intrication ou encore d’oscillation. La superposition d’états, notamment, conçoit la co-existence de deux réalités jusqu’à ce qu’un instrument de mesure (un capteur en physique, le fait de poser une question en économie ou en psychologie) « oblige » un objet (un photon de lumière, une pensée) à se figer dans un seul des états possibles. « Nous avons déjà étendu la quantique à l’information. Nous sommes capables de faire de la cryptographie quantique, d’estimer des erreurs sur des bits d’information, de quantifier l’aléa. Donc, pourquoi pas étendre la quantique à la prise de décision », acquiesce Sébastien Tanzilli, Directeur de Recherche CNRS au Laboratoire de Physique de la Matière Condensée et animateur de l’équipe « Information Quantique avec la Lumière et la Matière ».

Le physicien précise à ce titre que la théorie quantique dépasse largement l’univers des électrons et des atomes. « Elle décrit le monde des objets dotés de ce qu’on appelle de très petites quantités d’action », explique-t-il. L’action caractérise la dynamique du mouvement d’un système physique. Sa dimension correspond au produit de l’énergie par le temps. « Chaque système, du photon jusqu’à l’humain, se voit affecter une quantité d’action, dont la plus petite unité connue est la constante de Planck (1). Dans notre cas, elle est simplement bien trop grande pour nous permettre d’explorer deux espaces simultanément autrement que par la pensée », poursuit le spécialiste. L’enthousiasme pluri-disciplinaire suscité par l’idée d’une pensée quantique ne semble donc pas sans fondements. Néanmoins, à ce jour, les travaux menés par Eric Guerci tendent à indiquer que les modèles les plus simples élaborés à partir des mathématiques quantiques semblent échouer, comme avec les probabilités, à décrire les comportements observés sur le terrain.

« Nos travaux, menés sur près de 400 personnes et reprenant l’expérience de Linda, ont montré qu’il y avait des problèmes dans les cas dits « non dégénérés », où les choix possibles se résument à deux dimensions (répondre « oui » ou « non ») », révèle l’économiste. « Ou les mathématiques de la quantique échouent à expliquer les comportements des agents, ou il faut avoir recours à des solutions toujours issues de la quantique, mais beaucoup plus complexes », simplifie-t-il. « Ces hypothèses demeurent intéressantes, et j’ai envie de continuer à les développer », précise Eric Guerci. La plateforme « CoCoLab », financée à moitié par la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et à moitié par l’IDEX UCA Jedi devrait justement permettre de mener de nouvelles investigations sur nombreux de domaines. « Nous allons équiper des salles, mais également nous doter de capteurs, afin de mesurer les réponses physiologiques et éléctrodermales des sujets, d’enregistrer les mouvements oculaires, de détecter des signes d’expression faciale caractéristiques d’une émotion, etc. Les réponses ne se limiteront donc plus seulement au mode déclaratif et nous pourrons mesurer avec une grande fiabilité les « déviations » par rapport à la rationalité, dans des contextes de prise de décision », se réjouit le chercheur.

« L’auteur de la simulation mentale n’est évidemment pas dans le cerveau : il s’agit du sujet biologique »

Si la piste quantique venait cette fois à se confirmer, se poserait alors la question de savoir si le cerveau, et en particulier les neurones, ont également un fonctionnement quantique, ou si les différents niveaux d’organisation de la pensée peuvent obéir à des lois distinctes. « Des algorithmes quantiques ont été élaborés pour résoudre des problèmes complexes en un temps plus courts que leurs analogues classiques. Il s’agira par exemple de trouver une entrée (un numéro de téléphone) dans une base de données non triée (un annuaire téléphonique). Or, ces algorithmes ne peuvent tourner que sur des ordinateurs quantiques, car le langage employé doit correspondre », développe Sébastien Tanzilli. « Néanmoins, on peut toujours se demander si on pense avec les neurones. Ceux-là pourraient tout aussi bien être là pour mesurer la pensée ,autrement dit pour la figer sur une réponse, de la même façon qu’un capteur mesure l’état d’une particule élémentaire dans un laboratoire? », s’interroge-t-il.

« Il n’y a pas plus de connaissance dans le cerveau que de mélodie dans un piano. Dans les deux cas, il faut rejouer… Appuyer sur les touches du piano dans un cas, simuler mentalement l’adaptation gestuelle à une situation dans l’autre. L’auteur de la simulation mentale n’est évidemment pas dans le cerveau : il s’agit du sujet biologique, celui de chair et de sang, dont le cerveau a la capacité de s’autoanimer », estime pour sa part Gérard Olivier, chercheur en psychologie au Laboratoire Interdisciplinaire Récits Cultures Et Sociétés (LIRCES) et spécialiste de l’énaction. « L’idée centrale de l’énaction est celle « d’autognosie cinétique ». Par convention, on considère qu’il y a autognosie cinétique à partir du moment où la répétition présente d’un mouvement est guidée par la trace ( le marquage synaptique) de ses répétitions passées », développe le neuropsychologue.

« Autrement dit, et il peut sembler trivial de le rappeler, les éléments du passé qui constituent la mémoire, ne sont pas à rechercher dans l’espace, aussi cérébral soit-il, mais dans le temps… », poursuit-il. Selon Gérard Olivier, quel que soit le modèle qui sera employé en économie pour décrire les choix des agents, celui-ci devrait tenir compte de ce nouveau paradigme de la psychologie cognitive. Peut-être ces questions seront-elles bientôt débattues. L’édition 2018 de la conférence internationale QI (Quantum Interaction), réunissant des spécialistes de plusieurs disciplines en lien avec la théorie quantique, devrait alors se dérouler à Nice.

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laurie Chiara
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journaliste scientifique à Université Côte d’Azur