L’énigme du temps résiste au temps
Le colloque l’ère du temps, organisé les 7,8 et 9 juin, a réuni un large panel de disciplines autour du concept de temps. Si de prime abord l’évidence du temps ne fait aucun doute, il s’avère que sa réalité scientifique prête toujours à discussion.
Le tableau de Salvador Dali « La persistance de la mémoire », peint en 1931, représente des « montres molles »abandonnées dans un paysage désolé. Le peintre ayant marqué l’histoire de l’art par son érudition scientifique, avec un intérêt marqué pour la psychanalyse, la physique nucléaire, la génétique ou les théories de la relativité, cette œuvre fit alors l’objet de diverses hypothèses. Certains y virent en effet la représentation du temps décrit dans la relativité restreinte d’Einstein : un espace où coexisteraient différentes temporalités, où le passé « vaut »pour ainsi dire le futur. Mais Dali, dans un échange épistolaire avec le physicien Ilya Prigogine, affirma que son tableau s’inspirait de la vision d’un camembert en décomposition au soleil. Ses horloges représenteraient ainsi le temps des objets et des choses vécues, un temps doté d’une direction, étranger à la relativité. Depuis, le temps continue de nourrir bien des débats.
Pour en parler, les scientifiques s’accordent à citer Saint Augustin, au 4e siècle. « Qu’est-ce donc que le temps ? si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus ». « Il m’est apparu que le temps n’est rien d’autre qu’une distension ; mais de quoi, je ne sais. Il serait étonnant que ce fût pas de l’esprit lui-même ». Les invités du colloque l’ère du temps, organisé par Université Côte d’Azur les 7,8 et 9 juin dernier, ont donc avant toute chose questionné la légitimité du temps. Car si tout ou presque semble nous ramener à cette notion, le « paramètre temps », formalisé par Newton, n’est pas le « vrai » temps.« Il est la seule chose dans l’univers qui ne change pas au cours du temps », souligne le physicien Etienne Klein. Pour illustrer la séparation entre temps et devenir, le scientifique évoque l’œuvre du peintre conceptuel Roman Opalka, réalisée entre 1965 et 2011.
L’artiste peindra inlassablement la suite immuable des nombres premiers et réalisera tout au long de ces années une série d’auto-portraits photographiques avec comme unique variable les marques du vieillissement sur son visage. « L’irréversibilité (la flèche du temps) est une propriété des phénomènes physiques et pas du temps », insiste Etienne Klein. C’est pourquoi un processus de la mécanique newtonienne peut admettre la réversibilité, bien que ceci ne corresponde pas à notre expérience. Toutefois, Ludwig Boltzmann, le père de la physique statistique, soulignait que« ce n’est pas parce qu’il semble y avoir une contradiction entre une équation et ce qu’on observe que l’équation est fausse. Peut-être est-ce l’observation qui nous induit en erreur », souligne Etienne Klein.
“L’irréversibilité, au lieu d’être impossible, devient inversement probable au niveau de degré de liberté des particules”
Avec la physique statistique, les atomes viennent « corriger l’erreur macroscopique ». « L’irréversibilité, au lieu d’être impossible, devient inversement probable au niveau de degré de liberté des particules », expliquel’invité du colloque l’ère du temps. Bernard Derrida, Professeur au Collège de France et titulaire de la Chaire de Physique Statistique déclarait pour sa part, lors de sa leçon inaugurale, que « la notion même de flèche du temps peut être vue comme une notion purement macroscopique ». Il illustre les apparentes contradictions dont le monde se trouve ainsi affublé en remarquant encore que les notions d’état de veille et de sommeil n’ont pas de sens à l’échelle de seulement quelques neurones. « Si on filme une scène de la vie quotidienne et qu’on la visionne en sens inverse elle n’est plus réelle », développe-t-il encore. « Pourtant, à l’échelle des atomes il y a une symétrie parfaite et donc aucune distinction entre le passé et le futur », poursuit Bernard Derrida.
Comment, donc, expliquer l’irréversibilité alors qu’à l’échelle des molécules tout est réversible ? « Elle provient simplement du grand nombre de molécules en jeu. Plus il y a de molécules, plus le temps pour qu’elles retournent à leur compartiment de départ augmente vite. Et il est infiniment peu probable de l’observer », résume le Professeur de physique statistique. Ainsi, la physique des particules n’admet plus un temps linéaire, le long duquel s’égrènent un passé, un présent et un futur. Mais par quel moyen, alors, définir le temps ? « La durée est la notion première à partir de laquelle on reconstruit le temps », estime l’astrophysicien Marc Lachieze-Rey, invité du colloque l’ère du temps. Cependant, selon lui, le temps à proprement parler, entendu comme une mesure universelle, n’existe pas. « Si nous avions des montres très précises, nous saurions que le temps de chacun n’est pas tout à fait celui de tout le monde », assure-t-il.
Pourtant, je m’écoule dans l’espace-temps
Par exemple, un astronaute voyageant dans l’espace à la vitesse de la lumière vieillirait beaucoup plus doucement que son jumeau resté sur Terre. Pendant une durée identique, le premier aura simplement eu le temps de diner et de prendre un café quand l’autre aura vécu toute une vie et sera mort depuis longtemps. « La durée mesurée est donc une chose qui caractérise une histoire propre et pas un temps universel », explique Marc Lachieze-Rey. L’astrophysicien fait également remarquer qu’il est impossible d’attribuer une date aux événements, car un observateur les verra inévitablement se dérouler à « t plus quelque chose », ce quelque chose correspondant au temps de chacun, nécessaire au traitement de l’information sensorielle. Plus largement, « j’observe Andromède telle qu’elle était il y a un million d’années, le soleil il y a 8 minutes et la lune il y a une seconde », continue-t-il.
« Pourtant, il semble que je m’écoule dans l’espace-temps, qui n’est pas l’espace et le temps, selon une succession d’événements que je suis obligé de vivre les uns après les autres, de ma naissance à ma mort », remarque Marc Lachieze-Rey. « Pourrions-nous revivre notre vie de façon cette fois globale, ou intemporelle ? », s’interroge-t-il. Laurence Vanin, Professeur de philosophie et directrice de la chaire d’excellence smart city : éthique et philosophie, se demande quant à elle ce que deviendra l’énigme du temps à l’aune de l’homme augmenté. « Les techno-sciences font qu’on n’a plus besoin de s’habituer à être mortel, de se résigner à dépérir et peut-être, comme dans la maladie d’Alzheimer, à ne plus pouvoir mesurer le temps », relève-t-elle. Or, s’il n’y a pas conscience du temps qui passe, il ne passe pas.