Les yeux dans leur valse balancent le trauma

laurie Chiara
UCA Labs stories
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7 min readApr 2, 2017

Il y a ceux qui s’en rappellent et les autres. Pourtant, chaque nuit, nous rompons tous momentanément toute connexion avec l’extérieur. L’opération dure quelques minutes, pendant lesquelles il nous semble parfois voir défiler tout un film, absurde et réel à la fois. Pendant les phases de rêve, également appelé « sommeil paradoxal », l’activité électrique de notre cerveau ressemble étrangement à celle de l’éveil. Et nos yeux, animés, jouent une berceuse rapide et régulière. Ils vont et viennent latéralement. Ces mouvements caractéristiques ont été baptisés REM (Rapid Eye Movement). Les neurosciences s’y intéressent depuis la fin des années 50. Dorénavant, les scientifiques savent ainsi décrire les diverses émissions en messagers chimiques rencontrées au cours de cet état, et dire où cela se produit dans le cerveau. Ils ont pu identifier, de la même façon, quelles voies signalétiques semblent devoir « se taire » pour permettre d’accéder au sommeil paradoxal.

Les chercheurs ont remarqué, au fil de ces travaux, des corrélations entre certaines maladies et la phase de REM. Dans la dépression, il semble par exemple qu’il y ait davantage de phases de rêve et moins de temps de repos entre deux d’entre elles. Les états éveillés de schizophrénie « partagent » des similitudes avec ceux du rêve. Dans les états de stress post-traumatique (ESPT), le sommeil ne remplit plus son rôle « réparateur ». Les victimes souffrent de « flash back », de réveils nocturnes, de cauchemars. Pour se défendre, ils mettent involontairement en place des stratégies d’évitement et se montrent hypervigilants. Or, un des traitements a priori les plus efficaces contre ce syndrome accorde une place centrale aux saccades oculaires (1). La psychologie, en effet, a développé dès la fin des années 80 une forme de thérapie brève, appelée EMDR pour « désensibilisation et reprogrammation par mouvement des yeux ».

Il s’agit de réduire et peut-être d’effacer durablement la charge émotionnelle liée à un souvenir vécu de façon traumatique. Cela concerne ainsi les personnes dont l’intégrité physique ou la vie a été menacée. Toutefois, l’expérience traumatique peut s’avérer également subjective. « En thérapie, nous nous basons sur le vécu du patient par rapport à l’événement », souligne Florent Viard, psychologue spécialisé en EMDR et étudiant en thèse à l’Université Nice Sophia Antipolis (2). Dans les cas d’ESPT, l’élaboration du souvenir « dysfonctionne ». Celui-ci, normalement, consiste en un réseau de neurones plus ou moins fortement activé à l’évocation d’un stimulus. Plus ce câblage est intense, plus sa mémorisation sera efficace. Or, « le souvenir traumatique ne s’intègre pas dans un réseau généralisé. Il reste confiné dans les sphères émotionnelles et échappe aux capacités de raisonnement de la personne », explique Pierre Mougin, également psychologue EMDR et en thèse au Laboratoire d’Anthropologie et de Psychologie Cognitives et Sociales de l’UNS (3).

Produire une forme acceptable de son souvenir

Les thérapeutes ont donc pour objectif d’aider le patient à produire une forme acceptable de son souvenir, non anxiogène et susceptible d’être intégrée à l’histoire de la personne. En pratique, aux moments où l’individu manifeste le plus sa détresse, le psychologue va procéder avec ses doigts à une série de 24 allers et retours latéraux, les plus rapides possibles. Le patient devra alors suivre ces mouvements des yeux. « Le système marche très bien, sans que l’on sache encore parfaitement décrire pourquoi », assure Pierre Mougin. « Les mouvements oculaires empruntés au sommeil paradoxal pourraient permettre une levée d’inhibition, comme dans le rêve, où des informations même apparemment opposées peuvent se lier », suggère-t-il. Le patient se trouverait alors en mesure d’autoriser de nouvelles connexions avec l’empreinte de son traumatisme. Pour expliquer ce qui a l’air de fonctionner, d’autres hypothèses ont également été formulées.

« Au moment où les pensées négatives remontent, se concentrer sur le mouvement peut affaiblir durablement la sensation traumatique. Une étude semble aussi indiquer que plus le mouvement des yeux est rapide plus l’émotion retraitée est négative », ajoute Florent Viard. Cette interaction entre des mécanismes précis du sommeil et l’état de stress post-traumatique soulève en outre une question d’ordre chronologique. Les troubles du sommeil constituent-ils un facteur de prédisposition à l’ESPT ou en sont-ils la conséquence? Quoi qu’il en soit, la thérapie semble avoir un impact sur la qualité de cette phase. D’autre part, les patients rapportent, dans un premier temps, une fatigue plus importante. Mais pour savoir si le traitement EMDR fonctionne, le psychologue dispose d’autres repères.

Par exemple, « le traitement adaptatif de l’information génère des métaphores », insiste le Professeur André Quaderi, directeur du département de psychologie et psychothérapeute EMDR. Ainsi, des scènes, des images assez similaires aux représentations rencontrées dans le rêve, viennent à l’esprit de l’individu. Elles semblent raconter comment, symboliquement, le patient parvient à prendre le dessus sur son anxiété. Florent Viard porte également un intérêt particulier aux sensations corporelles. Selon lui, les personnes en consultation viennent en général avec une boule au ventre, la gorge serrée, des tensions dans la nuque etc. « Nous ne pourrons pas dire que l’événement traumatique aura été retraité si cette sensation désagréable demeure », affirme-t-il. D’après son expérience clinique, quand le patient ne parvient pas à « tout dire », le psychologue pourrait également se repérer grâce à ce malaise physique et utiliser tout aussi efficacement le protocole EMDR.

Des pistes pour anticiper la rechute

A contrario, si le patient n’a pas conscience des manifestations corporelles associées au traumatisme, comme des tremblements, des suées, des rougeurs, il ne serait pas nécessairement judicieux de les lui faire verbaliser. « J’aimerais défendre l’hypothèse que nous n’avons pas besoin d’ajouter des éléments de suggestion dans le protocole », raconte Florent Viard. Dans une méta-analyse datée de 2002, les patients en ESPT traités avec des séances d’EMDR présentent en moyenne dans 80% des cas une disparition significative des symptômes, avec un maintien au moins plusieurs mois après la fin de la thérapie (4). Néanmoins, à ce jour, encore trop peu d’études portent sur les bénéfices à long terme. Qui plus est, « selon les statistiques disponibles, les thérapies comportementales courtes induisent 40% de rémissions totales mais environ autant de rémissions partielles », explique Morgane Gindt, Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’Université Nice Sophia Antipolis et membre du laboratoire BCL (Bases, Corpus, Langage) .

Ce terme réfère à une diminution des symptômes en dessous d’un seuil critique. « Ces personnes présentent un profil à haut risque pour une rechute », estime l’ATER. En septembre dernier, elle a soutenu une thèse en psychologie (5). Elle cherchait alors à évaluer les effets de l’EMDR sur les symptômes cliniques et sur les déficits cognitifs dûs à un ESPT et à déceler des « marqueurs » de prédisposition à la rechute. Elle a donc listé, avec le Professeur René Garcia, chercheur en neurobiologie, les structures cérébrales déficitaires dans le stress post-traumatique. Il a ensuite fallu mettre en place une série de tests neuropsychologiques, susceptibles de traduire le fonctionnement de ces zones du cerveau avec une fiabilité comparable à celle obtenue en imagerie cérébrale (IRM). « Surtout après un traumatisme vécu dans l’enfance, l’hippocampe, siège de nombreuses mémoires, aura tendance à présenter une atrophie. Sans rentrer dans les détails, des molécules de l’organisme l’auront attaqué et cela se verra sur le long terme », raconte Morgane Gindt.

Au contraire, l’amygdale, impliquée entre autres dans le sentiment de peur, montre une hyperactivation dans l’ESPT. Le cortex préfrontal, engagé dans les fonctions exécutives comme l’attention, la concentration ou la flexibilité mentale, a tendance à l’hypoactivité. En marge du tableau clinique décrit plus haut, des manifestations dans ces différents registres peuvent donc également mettre sur la piste d’un état de stress post-traumatique (notamment chez les enfants). Morgane Gindt a ainsi « testé » les capacités cognitives d’une cohorte d’adolescents diagnostiqués en ESPT et recrutés à Tours. Cette évaluation, couplée à un questionnaire clinique sur leur ressenti vis-à-vis de l’événement traumatique a eu lieu à trois reprises : Avant la thérapie EMDR, à son terme et trois mois plus tard. Après la série de séances, les résultats montrent une aggravation des symptômes cognitifs mais une importante amélioration sur le volet clinique.

Vis à vis de victimes n’ayant pas développé d’ESPT, les patients continuent de considérer leur traumatisme comme plus intense. Après un trimestre, tous les résultats s’inversent. Ce renversement amène Morgane Gindt à supposer que « la mémorisation de la thérapie nécessite peut-être une mobilisation conséquente de réserve cognitive ». Elle aimerait donc savoir si « en fournissant davantage de ressources cognitives aux personnes engagées en thérapie, celles-ci réagissent plus vite et mieux? ». Aux Etats-Unis et en Australie, des études menées chez les anxieux introduisent actuellement des techniques d’entraînement cérébral.

Notes

(1) L’Américaine Francine Shapiro a commencé à concevoir la méthode EMDR dès 1987 et a reçu en 2002 le prix Sigmund Freud. D’autres techniques restent néanmoins à l’étude pour traiter au mieux les états de stress post-traumatique et reposent sur un principe commun. Il s’agit de demander au patient de se remémorer dans le détail son traumatisme, mais dans un environnement sécurisé, afin de le « déconditionner ». Le Canada travaille ainsi sur l’utilisation de salles d’immersion virtuelles. Autre exemple, celui d’une molécule en essai clinique aux Etats-Unis, le propranolol, susceptible de « calmer » le système nerveux pendant la réminiscence. En France, le thérapies comportementales courtes sont également très utilisées.

(2) «L’EMDR dans l’évolution de la prise en charge des troubles de stress post traumatiques». Travail mené sous la direction du Pr. André Quaderi (LAPCOS)

(3) «Manifestations et échecs du traitement adaptatif de l’information dans la répétition du cauchemar. Du travail du sommeil à la thérapie EMDR dans la clinique de l’ESPT». Travail mené sous la direction du Pr. André Quaderi (LAPCOS)

(4) Maxfield et al., 2002, «The relationship between efficacy and methodology in studies investigating EMDR treatment of PTSD», Journal of Clinical Psychology, vol. 58, p. 23–41.

(5) «Perspectives développementales des marqueurs cognitifs du décours temporel des symptômes ESPT». Thèse de doctorat menée sous la direction conjointe du Pr. Lucile Chanquoy (laboratoire Bases, Corpus, Langage) et du Pr. René Garcia (Institut de Neurosciences de la Timone)

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laurie Chiara
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journaliste scientifique à Université Côte d’Azur