Machine, ô ma belle machine, dis-moi quel est le biomarqueur ?

laurie Chiara
UCA Labs stories
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7 min readMay 22, 2017

Les scénarios d’anticipation sur la médecine de demain mettent de plus en plus souvent en scène un monde « sous contrôle ». Les gens, à défaut de devenir invincibles ou immortels, y vivront « normalement » même en étant malades. Ils pourront aussi être suivis dès les premiers signes annonciateurs d’une pathologie, afin d’en reculer au maximum l’apparition et, pourquoi pas, de finir leur vie « naturellement », c’est-à-dire avant d’avoir souffert des symptômes. De telles projections, pour devenir réelles, nécessitent le développement d’une médecine à la fois précise et individuelle. Pour cela, au-delà de la consultation, il faut se représenter le patient comme une combinaison unique de molécules. Car cette « signature » génomique, protéique, inflammatoire, conditionne la réponse d’un individu à un médicament ou permet de classer correctement un symptôme quand celui-ci peut renvoyer à différentes maladies.

« Une dépression peut se déclarer sur un fond unipolaire, bipolaire, c’est-à-dire en alternance avec des phases euphoriques, ou schizophrène », souligne le Professeur Nicolas Glaichenhaus. Directeur de l’équipe Immunité mucosale et inflammation à l’Institut de Pharmacologie Moléculaire et Cellulaire (IPMC), le chercheur a déjà plusieurs « vies » derrière lui. Après avoir travaillé sur les parasites intra-cellulaires, le diabète auto-immun, les maladies allergiques, il se passionne actuellement pour les liens entre le microbiote (1), l’immunité et les désordres psychiatriques. Il a reçu fin 2016 le prix Marcel Dassault pour ses études sur l’amélioration du diagnostic et la prédiction de la réponse à l’Amisulpride dans la schizophrénie. « On parle moins de la dépression, de la schizophrénie ou des bipolaires que d’Alzheimer, mais ces maladies constituent des enjeux majeurs de santé public. Ils seront la première cause de handicap en France en 2020 », illustre Nicolas Glaichenhaus.

Ce dernier s’est donc rapproché du Professeur Michel Barlaud, mathématicien émérite au laboratoire Informatique Signaux et Système de Sophia-Antipolis (I3S) et membre de l’Institut Universitaire de France. À ses débuts, Michel Barlaud a collaboré avec Yves Meyer (prix Abel 2017) et Ingrid Daubechies (Mathématicienne à Princeton, prix MacArthur 1992, prix Noether lecture 2006) sur l’application de la théorie des ondelettes en traitement d’images. Le mathématicien a orienté ensuite ses recherches vers des applications en compression d’images satellites avec le CNES, avec son collègue Marc Antonini. « Ce sont nos algorithmes de compression d’images qui se trouvent embarqués à bord des satellites du CNES. Si les images ne sont pas bonnes, c’est notre faute ! », plaisante-t-il. Dans les années 90, il a également travaillé sur la reconstruction d’images médicales (en scintigraphie) en 3D avec le Pr Jacques Darcourt. C’est encore avec lui et son équipe Transporteurs en Imagerie et Radiothérapie en Oncologie (Pr Pourcher et Pr Pognonec), qu’il a commencé à développer des algorithmes de classification, d’abord pour trier des images de microscopie capturées à haut débit.

Des poids des mesures

Avec Nicolas Glaichenhaus, il étendra l’utilisation de ces programmes à la constitution de « profils » biochimiques. Parmi un lot de cellules ou sur un échantillon de sérum humain, il apprend à la machine à trier les marqueurs biologiques pertinents pour avancer sur une problématique donnée. Néanmoins, à ses yeux, l’humain demeure la pierre angulaire de la recherche. L’ordinateur l’assiste en le soulageant de calculs trop longs, trop fastidieux ou trop complexes pour le cerveau. « Un algorithme, c’est une suite d’instructions qui doit se terminer par une prise de décision raisonnable », résume Michel Barlaud. Par, exemple répondre oui ou non à la question de savoir si une image contient ce que je cherche. Mais dans le cas d’une voiture sans conducteur, il s’agira de trancher entre foncer dans un arbre ou écraser des passants qui auraient choisi sans prévenir de traverser la route.

Or, « l’improvisation, l’élaboration de nouvelles règles, c’est le propre de l’humain », prévient le Pr Lionel Fillatre, qui succède depuis cinq ans au poste de Michel Barlaud. Ainsi, les deux mathématiciens restent extrêmement prudents sur l’emploi du terme d’intelligence artificielle. « Le père de la discipline, Alan Turing, avait prévu un test. Il s’agissait de savoir s’il existait une machine capable d’avoir une conversation avec un humain sans se faire découvrir. À ce jour, cela n’a encore jamais eu lieu », note Michel Barlaud. En d’autres termes, « la machine est stupide, mais on peut l’entraîner à réaliser avec beaucoup de robustesse des actions répétitives », considère le Professeur émérite. C’est dans cette perspective, qu’il élabore avec Lionel Fillatre des algorithmes contenant non pas des lignes de code informatique mais des résultats de théorèmes mathématiques.

La machine, à force d’être exposée à des corrélations connues entre un paramètre (par exemple la présence de certaines molécules de l’inflammation dans le sang) et un événement (par exemple « bien répondre à l’Amisulpride dans le traitement de la schizophrénie »), apprend à traiter toute seule ces données et permet aux chercheurs d’aller plus loin. Elle calcule alors la somme des corrélations entre chaque paramètre et l’événement. Si le résultat est « positif » cela signifie par exemple que le profil global de molécules inflammatoires analysé permet un rétablissement du patient. Mais la machine attribue également des « poids » à chacun des paramètres, c’est-à-dire qu’elle indique la force de leur association avec l’événement d’intérêt. Par exemple, une cytokine, l’interleukine15, molécule susceptible d’activer des cellules de l’immunité, semble « peser » davantage que d’autres molécules de la même famille dans la schizophrénie et la dépression.

Le paradoxe des « big data »

« Globalement, c’est comme quand vous allez chez le cardiologue. Si vous fumez un peu mais que vous faites beaucoup de sport, le médecin peut estimer que les effets se compensent à peu près. Ici, à partir d’une simple prise de sang, on va pouvoir observer si la présence concomitante de deux ou plusieurs cytokines peut contrecarrer les effets délétères de l’une et faire en sorte que le patient va « bien » », simplifie le Pr Glaichenhaus. Michel Barlaud et Lionel Fillatre travaillent de la même façon avec plusieurs équipes de biologie d’Université Côte d’Azur. À l’IPMC, ils collaborent également avec le Dr Bernard Mari et avec le directeur de l’Institut, le Dr. Pascal Barbry. Les mathématiciens essayent par exemple de comprendre, à partir uniquement des gènes actifs dans un type cellulaire (single cell), pourquoi certaines cellules cultivées, mais pas toutes, se transforment en poil.

Avec l’équipe TIRO (Transporteurs en Imagerie et Radiothérapie en Oncologie), le binôme de mathématiciens a « séquencé » les phases conduisant une cellule à la mort lorsque celle-ci est exposée à une toxine. Avec Nicolas Glaichenhaus, le défit consiste désormais à améliorer la prédiction. « Nous avons 90% de fiabilité en diagnostic, pour déterminer si un patient présente un syndrome dépressif unipolaire ou bipolaire. Nous ferons difficilement mieux. En revanche avec 80% en prédiction sur la réponse à l’Amisulpride, nous ne sommes pas encore pleinement satisfaits », révèle Michel Barlaud. Or, pour aller plus loin, l’enjeu est de parvenir à augmenter la taille de la cohorte. Mais à l’ère des « big data » rien ne semble moins simple pour les chercheurs français engagés dans le « machine learning ». Les scientifiques manquent en effet cruellement de données homogènes et suffisantes.

Du point de vue de la qualité des données, il leur faut, pour élaborer un « bon » programme, travailler autant que possible avec des échantillons obtenus selon un mode opératoire unique et si possible manipulés par les mêmes personnes. Ensuite, en ce qui concerne la quantité, « pour étudier 10000 gènes de façon totalement rigoureuse du point de vue statistique, il faudrait 10 à 100 fois plus de patients, donc près de 1 million », explique Lionel Fillatre. Or, la France se trouve soumise à une réglementation sévère en matière de secret médical. Hors de question, par exemple, de récupérer les données physiologiques enregistrées sur des appareils connectés ou stockées dans des laboratoires d’analyse.

Même les « biobanques » (2) rechignent à ouvrir leurs registres dans le cadre d’une étude scientifique. Dans l’immédiat, Nicolas Glaichenhaus a entrepris de donner une dimension européenne à ses travaux. Avec le projet INVITE, il propose de s’associer à dix centres psychiatriques pour tester un « in house laboratoy ». « Nous proposons d’analyser plusieurs dizaines de cytokines sur l’ensemble des cohortes, en un lieu unique, de tester les algorithmes et ensuite de passer à une phase de validation du protocole », explique le Professeur. Les médecins des centres psychiatriques recevront la prédiction et pourront adapter leur traitement afin de vérifier la pertinence du machine learning. « Face à une classification binaire, autrement dit quand on demande à la machine de trancher entre deux possibilités, l’essentiel est de se montrer attentif et précis sur la question qu’on lui pose », achèvent Michel Barlaud et Nicolas Glaichenhaus.

(1) Les bactéries de la flore intestinale

(2) Qu’est-ce qu’une biobanque ? Page 135 du livre « 50 histoires d’une Université » https://issuu.com/comuns/docs/uns_livre_50ans_web2

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laurie Chiara
UCA Labs stories

journaliste scientifique à Université Côte d’Azur