Le spectaculaire naufrage de Shell
dans les mers de l’Arctique

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12 min readMay 18, 2015

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Depuis son acquisition en 2005 d’une plateforme géante et de vastes parcelles de mer, récit de la débâcle et de l’entêtement de Shell en Alaska.

En 2005, la Royal Dutch Shell, alors quatrième plus grande entreprise du monde, a acheté une plateforme de forage à la fois grande — elle s’élevait à près de 75 mètres au-dessus du niveau de la mer — et inhabituellement ronde. La coque du Kulluk était faite d’acier de quatre centimètres d’épaisseur. Sa forme arrondie était conçue pour amortir les chocs éventuels. Un système d’ancrage à douze points pouvait maintenir en place la coque au-dessus d’un puits de pétrole pendant une journée entière, malgré des vagues de plus de cinq mètres ou une banquise agitée d’un mètre d’épaisseur.

Sa mèche de forage, soutenue par un derrick de 49 mètres, pouvait plonger sous la mer à une profondeur de 180 mètres et creuser 6 000 mètres supplémentaires dans les fonds marins, où elle pouvait alors vérifier la présence de gisements de pétrole qui n’existeraient sans cela que dans les estimations des géologues. Kulluk était même doté d’un sauna. Il pouvait (en théorie) se rendre là où peu d’autres plateformes peuvent aller, permettant (en théorie) à Shell de trouver du pétrole que peu d’autres compagnies pétrolières parviennent à dénicher.

L’ambition d’un géant

Si cette acquisition revêtait une importance capitale, ce n’est pas parce que Shell avait besoin de pétrole : l’entreprise en avait alors énormément. C’est parce que durant toute l’année précédente, Shell s’était empêtré dans un scandale impliquant la plus sacrée des promesses d’avenir pour une compagnie pétrolière : ses réserves prouvées. Les réserves prouvées sont mesurées en barils de pétrole, bien que le pétrole en question repose toujours dans le sol. On ne connaît pas son volume total, ou plus exactement celui-ci varie constamment, car la quantité de pétrole qu’un gisement donné peut produire dépend de plusieurs facteurs, humains autant que géologiques.

La plateforme pétrolière Kulluk. Crédits : USCG

Un même gisement pourra s’avérer plus ou moins rentable si les méthodes de production s’améliorent entre-temps (comme ce fut le cas avec la fracturation hydraulique), si les cours du pétrole grimpent ou descendent (certains gisements de sable bitumineux ne valent tout bonnement pas la peine d’être exploités quand le prix du pétrole n’est pas élevé), si l’environnement réglementaire change (comme ce fut le cas avec le moratoire américain sur les forages offshore après la catastrophe de Deepwater Horizon, en 2010), ou si l’environnement lui-même connaît des transformations (la fonte des glaces dans le Haut-Arctique peut faciliter l’accès à des gisements jusque-là hors de portée).

Malgré leur virtualité, les réserves prouvées d’une compagnie pétrolière définissent la façon dont le monde la perçoit : elles ont une influence sur son cours en bourse ou sa notation financière. Dans une série d’annonces, Shell avait finalement admis avoir surévalué ses réserves prouvées de 22 %, soit 4,47 milliards de barils de pétrole. Son action avait alors baissé de près de 10 % en une nuit, et son directeur général s’était vu poussé vers la sortie. La Securities and Exchange Commission, organe américain de contrôle des marchés financiers, et la Financial Services Authority, son équivalent britannique, lui avaient adressé une amende de près de 150 millions de dollars.

Pour assurer sa croissance à court terme, Shell a alors dû convaincre les investisseurs que son avenir à long terme était aussi lumineux qu’elle l’avait clamé sur le papier. Mais le pétrole le plus aisément accessible de la planète avait disparu, et avec lui ses puits domestiques et ses premiers monarques. À l’ère qui précéda le premier choc pétrolier de 1973, les auto-proclamés supermajors– dont Shell et ses prédécesseurs, BP, Chevron et Exxon — contrôlaient plus de 80 % des réserves mondiales. En 2005, plus de 80 % des réserves restantes étaient contrôlées par des compagnies pétrolières nationales : Aramco en Arabie Saoudite, Petrobras au Brésil, Petronas en Malaisie, Gazprom en Russie, Cnooc en Chine, et bien d’autres encore.

Conséquence : géographiquement autant que techniquement, la course au pétrole se gagnait aux extrêmes, que sont l’huile de schiste dans le sud du Texas, les sables bitumineux d’Alberta, les sites en eaux profondes du Brésil ou les puits offshore de l’Arctique. La course était aussi devenue de plus en plus coûteuse : le seuil de rentabilité, pour beaucoup de ces hydrocarbures dits non conventionnels était de 70 dollars ou plus par baril. La raison d’être de ces projets, économiquement parlant, demandait dès lors un cours du pétrole élevé. Cela signifiait pour Shell que pour se lancer dans cette course et obtenir des réserves prouvées — afin de les ajouter à son bilan –, le cours du pétrole devait être élevé. En 2005, c’était le cas.

En inuvialuktun, la langue parlée dans la région d’Inuvik, dans les Territoires du Nord-Ouest canadiens, le mot Kulluk signifie « tonnerre » (le nom a été trouvé lors d’un concours gagné par une écolière locale en 1982). La plateforme a été construite spécialement pour l’exploration de ce qui était à ce moment-là considéré comme la dernière grande opportunité énergétique. Dans une série de rapports, l’USGS, un institut d’études géologiques américain, avait affirmé que l’Arctique détenait près d’un quart des réserves de pétrole encore non découvertes dans le monde.

La catastrophe de Deepwater Horizon.

Juste en-dessous de la région américaine de l’océan Arctique, dans les mers de Beaufort et des Tchouktches, les réserves étaient estimées à 27 milliards de barils de pétrole récupérable et 3 681 milliards de mètres cube de gaz naturel — plus de trente fois ce que les États-Unis importent annuellement des pays de l’OPEP. Le seuil de rentabilité était substantiel, mais le cours du pétrole l’était tout autant. Selon un membre du gouvernement, à 80 dollars le baril, 12 milliards de barils pouvaient être extraits pour la seule mer des Tchouktches.

En 2005, outre son acquisition du Kulluk, Shell a offert 44 millions de dollars pour s’approprier 44 parcelles de fonds marins, en mer de Beaufort. En 2006, la compagnie a engagé un sous-traitant, Frontier Drilling — depuis filiale de Noble Corporation –, pour le fonctionnement et la gestion du personnel du Kulluk. En 2007, elle a fait une nouvelle offre de 39 millions pour doubler ses possessions du Beaufort. En 2008, elle a battu un record avec 2,1 milliards de dollars dépensés en leasing en mer des Tchouktches.

Shell a goûté à l’équivalent logistique d’une mission lunaire.

Au fil du temps, Shell a dépensé 292 millions de dollars pour maintenir à flot le Kulluk (le prix initial de la plateforme n’a jamais été dévoilé). Depuis son siège américain à Houston, où les cadres supervisent la logistique dans la distante Arctique, Shell a bataillé en justice contre des groupes écologistes et les populations autochtones. L’entreprise a également dû patienter pendant le moratoire sur le forage offshore imposé à la suite de la catastrophe de Deepwater Horizon, la plateforme pétrolière de BP.

L’Arctique était pour Shell un investissement à long terme (sur un projet de cette envergure et dans des territoires si distants, il a fallu attendre dix ans après la découverte de pétrole pour que Shell commence seulement à démarrer la production), mais l’avenir se rapprochant sans cesse, en 2010, l’entreprise était nerveuse. Elle a placé des publicités dans les journaux, espérant faire pression sur l’administration Obama pour l’ouverture de l’Arctique. Une de ces publicités présente une petite fille lisant au lit, un ours en peluche posé près de sa lampe de chevet. « Dans quel genre de monde cette petite fille grandira-t-elle ? » est-il écrit. Si « nous voulons qu’elle ait toujours de la lumière, nous aurons besoin d’utiliser toutes les sources d’énergie disponibles. Allons-y. »

Même avec permission, l’accès au pétrole n’a rien d’aisé. L’Arctique, en Alaska, n’a pas de port en eaux profondes. Le plus proche se trouve dans les îles Aléoutiennes, à Dutch Harbor, à un millier de miles au sud, via le détroit de Bering. Dans les villages Inupiat éparpillés sur la côte tchouktche, où l’on pêche à la baleine, seule une poignée de pistes d’atterrissage sont suffisamment longues pour accueillir autre chose que des avions à hélices. Il y a peu de routes et lorsque les habitants, l’été, viennent y faire un saut, ils le font en bateau, à pied ou en véhicule tout-terrain. Shell a goûté à l’équivalent logistique d’une mission lunaire.

Dutch Harbor, le port le plus proche des mers de l’Arctique

Quand la banquise effectue son retrait annuel, durant le bref été arctique, Shell devrait acheminer le Kulluk, mais aussi tout le reste : personnel, pétroliers, brise-glaces, logements pour les employés, bateaux d’approvisionnement, hélicoptères, remorqueurs, barges pour le nettoiement des déversements, ainsi qu’une seconde plateforme pour forer un puits de rechange en cas de dysfonctionnement. Suite à l’affaire du Deepwater Horizon, Shell a dû construire un dôme de confinement adapté à l’Arctique pour un coût de 400 millions de dollars : une couche de protection supplémentaire contre le risque de déversements d’hydrocarbures, dont la compagnie avait besoin si elle voulait tirer vers le nord.

Mission polaire

En 2012, Shell est devenue la plus grande entreprise du monde, avec 467,2 milliards de dollars de chiffre d’affaires et 87 000 salariés dans 70 pays. La compagnie était alors sur le point de dépenser six millions de dollars pour se préparer à l’extrême nord de l’Alaska et, au mois de mars, l’administration Obama a approuvé les forages exploratoires. La tâche la plus ardue n’était plus tant de domestiquer la nouvelle frontière que de l’amener à portée, pour relier la région au reste du monde. Shell imaginait un futur fait de nouveaux ports, d’aéroports sortis de terres et de plateformes pétrolières permanentes. En plissant les yeux, on pouvait presque distinguer les lignes se dessiner ; le programme arctique de Shell ressemblait au Kulluk lui-même : une chose énorme au bout d’une grande ligne ténue.

L’idée était simple : le Kulluk devait jeter l’ancre dans les fonds marins de l’océan Arctique, au-dessus d’un gisement supposé de pétrole, et forer suffisamment profondément pour prélever descarottes — la même opération que réalisent des centaines de plateformes pétrolières, dans des eaux plus chaudes, tout autour du monde. S’il trouvait suffisamment de pétrole, ces puits-tests seraient remplacés par un puits de production, et le Kulluk par une plateforme permanente qui resterait sur place pour plusieurs décennies.

Le remorqueur Aiviq. Crédits : USCG

Shell a fait rénover le Kulluk dans les chantiers navals de Vigor Marine, à Seattle : nouvelles cabines pour l’équipage, nouvelles grues, nouveaux générateurs, et nouvelle charte graphique bleue et blanche choisie, selon le communiqué de Vigor Marine, « pour mieux s’accorder avec ce qu’on connaît des préférences des baleines ». La rénovation la plus importante — du moins du point de vue des garde-côtes qui enquêteraient sur l’affaire– concernait les chaînes du système de remorquage en acier du Kulluk. Celles-ci reliaient la plateforme au câble de son remorqueur,l’Aiviq, navire construit pour le Kulluk par un autre sous-traitant, le constructeur Edison Chouest, de Louisiane, qui fournissait également son équipage.

Shell a engagé une autre société, MatthewsDaniel, pour expertiser de manière indépendante la sûreté de son dispositif de remorquage. MatthewsDaniel lui a recommandé une connexion plus robuste entre la plateforme et la remorque pour la rude traversée en Alaska qui se profilait. Mais, plutôt que de commander des pièces de remplacement, les ouvriers ont repéré des chaînes apparemment plus solides dans un bac de stockage du chantier naval. Les chaînes trouvées n’avaient pas de certification et n’étaient pas enregistrées, mais elles semblaient « comme neuves », dira-t-on ensuite aux enquêteurs. Quoi qu’il en soit, elles servaient pour le Kulluk.

Par un mercredi ensoleillé de juin 2012, la flotte de Shell est partie pour l’Arctique. Derrière leKulluk et l’Aiviq, dans un convoi bleu et blanc fumant à travers Puget Sound (un bras de mer ouvrant sur l’océan Pacifique, ndt), voguait un troisième navire. Il était la propriété de Noble Drilling, le sous-traitant que Shell avait engagé pour gérer le Kulluk, et baptisé Noble Discoverer, long de 156 mètres. Contrairement au Kulluk, le Discoverer était autopropulsé. Tout comme leKulluk, il était âgé. Bâti en 1966 en tant que porte-bûches avant d’être converti en pétrolier dix ans plus tard, c’était même l’un des navires de forage en activité les plus anciens du monde.

Des câbles adaptés au remorquage des bateaux. Crédits : USCG

Le Noble Discoverer a fait rénover ses dispositifs de contrôle de la pollution atmosphérique, de même que le Kulluk, dans le chantier naval de Seattle. Une tâche rondement menée. Dans un communiqué de presse, Vigor Marine déclarait avoir « mobilisé une équipe de plus de 500 ouvriers qualifiés — attentifs à la qualité de leur travail — pour effectuer des tâches normalement réalisées en six mois en seulement dix semaines ».

Le Kulluk, remorqué à l’allure d’un jogger, et leNoble Discoverer, un peu plus rapidement, ont voyagé vers le nord et traversé la frontière canadienne, passant l’île de Vancouver pour atteindre l’océan Pacifique. Alors que les derniers signes restants de civilisation disparaissaient, les bateaux ont dépassé les régions riches en saumon de l’archipel Haida Gwaii, les fjords du Parc national de Glacier Bay et les espaces préservés de la forêt nationale de Chugach.

Ils se sont finalement dirigés vers l’ouest, où ils ont atteint le port en eaux profondes de Dutch Harbor, qui repose, seul, au milieu de l’enchaînement formé par les îles Aléoutiennes, à 1 300 kilomètres d’Anchorage et autant du territoire russe. Les 3 200 kilomètres du voyage Seattle-Dutch Harbor avaient duré près de trois semaines. Les plus proches propriétés de Shell en Arctique étaient à 1 600 kilomètres plus au nord, toujours recouvertes de glace. La flotte devait rester à Dutch Harbor autant de temps que nécessaire — des semaines, pas des mois, pensait Shell — d’ici à ce que la glace ait fondu.

C’est là que les ennuis ont commencé. Le Noble Discoverer, a été le premier bateau à problèmes, pas le Kulluk. Le 14 juillet, une tempête a drainé des vents de 30 nœuds, soit 55 km/h, ce qui n’avait rien d’inhabituel pour un Aléoutien ou pour des membres d’équipage habitués à l’Alaska, mais qui était suffisant pour faire glisser l’ancre du Noble Discoverer et le repousser au sud, où il s’est échoué — ou presque — sur une plage de sable proche de la ville. Plus d’une douzaine de personnes, depuis la côte, ont observé les remorqueurs tracter le Noble Discoverer dans la baie. Certains d’entre eux postaient des photos sur Facebook.

Les vents qui usent habituellement les étendues désertiques glacées font maintenant rouler l’eau en vagues déferlantes.

Le plus grand danger était politique : pour les opposants aux forages qui suivent le moindre mouvement de Shell — Greenpeace a dépêché aussitôt un de ses bateaux en Alaska –, un échouement était une nouvelle chance de déclarer la compagnie inapte à manœuvrer en Arctique. Dans un mail envoyé aux journalistes, Shell a insisté : il n’y a pas eu d’échouement, le navire de forage a seulement « dérivé vers la terre et s’est arrêté tout près de la côte ». L’US Coast Guard a envoyé plusieurs plongeurs pour inspecter la coque : après n’avoir relevé aucun dommage, elle a autorisé le bateau à repartir.

Juillet est devenu août, et août est devenu septembre. La glace, au nord de l’Alaska, a fondu avec un retard de plusieurs semaines — du point de vue, en tout cas, des nouveaux standards d’un nord qui se réchauffe — et le forage n’avait pas commencé. Le contretemps venait du nouveau dôme de confinement et de la barge de nettoyage des déversements qu’un autre sous-traitant, Superior Energy Services, avait construit en vue de la transporter au nord. Le dôme et la barge n’étant pas prêtes, Shell ne pouvait pas être autorisé à se mettre en quête de son pétrole.

Son projet de forer cinq puits d’exploration, trois en mer des Tchouktches et deux en mer de Beaufort, a commencé à vaciller. En septembre, lors d’un essai en mer dans les eaux calmes de Puget Sound, sans crier gare, le dôme de confinement à 400 millions de dollars a frappé la surface de la mer — à cause d’une connexion électronique défectueuse. Il a « sauté hors de l’eau comme une baleine », d’après un inspecteur fédéral, avant de plonger sur plus de 35 mètres. Quand on l’a remonté à la surface, il était « écrasé comme une canette de bière ».

Shell n’a pas abandonné. Même avant l’écrasement du dôme de confinement, la compagnie a proposé une nouvelle stratégie censée donner des résultats avant que l’hiver ne s’installe. Le Kulluket le Noble Discoverer devaient creuser un puits partiel à environ 430 mètres de profondeur, s’arrêtant juste avant la zone pétrolière, puis le boucher et préparer l’ouverture supérieure pour le moment où Shell pourrait revenir avec un dôme de confinement en état de marche. On a amené les pétroliers sur place : le Noble Discoverer dans les Tchouktches, au nord du détroit de Bering, et leKulluk dans la mer lointaine de Beaufort, qui chevauche la frontière Alaska-Canada à l’est — soit un tractage sur près de 2 740 kilomètres depuis Dutch Harbor. Le département de l’Intérieur a autorisé le projet.

La mer de Beaufort

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Une histoire de McKenzie Funk, traduite de l’anglais par Pierre Guyot d’après l’article « The Wreck of the Kulluk », paru dans Deca Stories.

Couverture : Le Kulluk aux bords de l’île Sitkalidak.

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