Road trip dans la région la plus redoutée du Kenya

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10 min readMay 19, 2015

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Une citadine de Nairobi décide de confronter ses préjugés sur le nord du Kenya à la réalité et prend la route incertaine de Marsabit.

Eastleigh ne dort jamais. On est vendredi, il est deux heures du matin. J’ai passé la nuit à me tourner et me retourner dans mon lit, maintenue éveillée par la musique de la rue et par les conversations tenues autour du khat, dans des dialectes que je ne comprends pas.

Je compte lentement les heures qui me séparent du départ. Je suis au Blue Sky Lodge, sur la 10e rue, et je dois prendre un bus à trois heures du matin.

Eastleigh — un monde à part entière que je ne connaissais pas jusqu’alors — est une banlieue à l’est de Nairobi, essentiellement peuplée d’immigrants venus de la Corne de l’Afrique, qui lui valent son surnom de « petite Mogadiscio ».

Une banlieue qui a laissé dans l’inconscient collectif l’image d’une zone dangereuse, interdite, fourmillant de milliers de sans-papiers somaliens vêtus en hommes d’affaires avisés le jour, en impitoyables terroristes d’Al-Shabbaab la nuit.

Malgré toutes les années vécues dans cette ville, je ne me suis jamais aventurée jusqu’ici. L’abîme de mes peurs et de mon ignorance est tel que la veille, dans l’après-midi, j’ai dû demander mon chemin à un chauffeur de matatu — un mini van faisant office de taxi collectif avec quatorze places assises — du centre-ville. Ce dernier m’a indiqué de prendre le matatu n°8, de descendre à l’arrêt Garage et de chercher ensuite la 10e rue.

Départ vers l’inconnu

Arrivée à Garage, je suis submergée par le chaos qui règne. De nouveaux centres commerciaux clinquants, des restaurants et des hôtels aux noms rappelant la Corne de l’Afrique tels que Banadir et Ayaan côtoient des vendeurs de rue et leur large éventail de produits : nourriture, vêtements, chaussures, téléphones portables, espaces publicitaires, électroménager, bijoux… Des porteurs de mkokoteni (des charrettes à bras en bois) et des boda boda (des taxi-mobylettes) transportent passagers et marchandises en se frayant un chemin parmi les femmes en boubou plongées dans des conversations animées. C’est un endroit insalubre : je dois sans cesse éviter les montagnes de détritus et les profonds nids-de-poule à moitié remplis d’eau croupie. La foule dense et l’hygiène publique déplorable commencent à me mettre les nerfs à vif, aussi je tente de voir la situation dans son ensemble. Pour beaucoup, cet endroit est un refuge loin de terres meurtries et tourmentées, l’avant-poste de l’espoir et de la prospérité.

Je demande la direction de la 10e rue, celle où je suis censée trouver des bus pour Moyale, la ville-frontière entre le Kenya et l’Éthiopie. Ce n’est pas une belle rue à l’occidentale, comme me le laissait présager son nom à la mode américaine, mais une artère boueuse parsemée d’une enfilade de petits commerces de toutes sortes, dont un casino. L’odeur de berbère (un mélange de piment rouge en poudre et d’autres épices, incontournable de la cuisine éthiopienne), de café torréfié, des jebena (cafetières traditionnelles), les inscriptions en amharique, la complainte mélodieuse des Habeshas (un peuple de la Corne de l’Afrique) qui flotte doucement dans l’air… tout indique une importante présence éthiopienne. Un magasin de cuir éthio-kényan et un restaurant Best Ethiopian servant de l’injera (de larges galettes au levain faite à partir de teff fermenté, une graine typique de l’Éthiopie) avec du wot (ou ragoût) enfoncent le clou. J’ai l’impression d’avoir été téléportée comme par magie à Addis-Abeba.

Si Eastleigh est la petite Mogadiscio, alors la 10e rue est la petite Addis. J’apprendrai plus tard que la 10e rue est effectivement le quartier d’Eastleigh à dominante éthiopienne, celui où les gens « se contentent d’attendre ». Pour passer le temps, ils apprennent le swahili et l’anglais, obtiennent des papiers et se forgent une nouvelle identité. Certains continuent leur route jusqu’au Kenya, d’autres s’en vont là où l’herbe semble plus verte, en Afrique du Sud ou aux États-Unis.

Nairobi, la capitale kényane

J’aperçois le bureau des réservations de Moyale Liner et je presse le pas. Certains hommes chargent dans le bus des gunias, de gros sacs en toile de jute aux coutures déchirées, d’autres mâchonnent de la miraa (l’autre nom du khat), quand d’autres achètent leur billet. Ils me regardent avec curiosité. Qui donc est cette voyageuse improbable, cette Bantou qui fait route vers le nord alors que les gens comme elles y sont précisément la cible de menaces en ce moment ? Cette curiosité non dissimulée, je l’apprendrai plus tard, est caractéristique de la waria, un mot somalien utilisé pour désigner l’instinct de survie des Somaliens, et considéré comme péjoratif par certains. Un trait de caractère aiguisé par des années passées à faire preuve d’adaptation et de courage dans des environnements hostiles, où il est nécessaire d’identifier et de catégoriser les gens rapidement : policiers ou civils, amis ou ennemis. Connaître l’identité de quelqu’un et ce qu’il fait est essentiel.

Je réserve une place pour Marsabit à 1 500 shillings. En me tendant le ticket, le vendeur me conseille de trouver un endroit où dormir à Eastleigh histoire de ne pas rater le départ qui a lieu « plus tard cette nuit », c’est-à-dire à trois heures du matin. Pourquoi ne pas dire « tôt demain matin » ? Je retraverse la ville pour rentrer chez moi et jeter quelques affaires dans un sac. À vingt heures, je suis de retour à Eastleigh, plus sûre de moi cette fois-ci. Je me rends dans trois hôtels différents de la 10e rue, mais ne trouve aucune chambre. Ma quatrième tentative se révèle plus fructueuse. J’observe d’un œil critique la décoration amateur du Blue Sky Lodge qui déroule sur ses murs bleus une scène de la vie sauvage, quand une femme habillée pauvrement passe devant moi avec nonchalance et me confirme que j’ai atterri dans l’antre de la décadence. Mais à 300 shillings la chambre simple, je reste. Le bruit à l’extérieur exclut toute possibilité de dormir et quand le réveil de mon portable retentit à deux heures du matin, mes yeux sont toujours grands ouverts.

Après mes ablutions, j’attrape mon sac, salue le veilleur de nuit et me dirige vers le bureau de la Moyale Liner qui se trouve tout près. Un forcené se perd en élucubrations tout en buvant un étrange liquide blanchâtre dans une bouteille en plastique recyclé. Une Somalienne d’un certain âge en hijab vert s’approche avec un grand thermos de thé et des chapatis pour aider les voyageurs à lutter contre le sommeil et le froid matinal qui règne sur Nairobi. Plus loin, un homme entreprend de balayer les détritus qui jonchent le sol devant le bureau des réservations et les fait brûler sur la route boueuse. D’après leurs vêtements, la plupart des voyageurs ont l’air d’origine couchitique, mais je n’arrive pas à déterminer s’ils sont kényans du nord ou du nord-est, éthiopiens ou érythréens, somaliens ou de Djibouti.

Des matutus

Les hommes soudanais sont faciles à reconnaître. Particulièrement grands, élancés et à la peau sombre, ils parlent fort, en nuer ou en dinka. J’entends dans le lot un Akamba, un Bantou de l’Est, prévenir quelqu’un au téléphone de son arrivée imminente. Je suis la seule Bantoue de l’Ouest, et ma présence attise la curiosité de certains. Il y a au Kenya trois ethnies principales : Les Bantous, le peuple d’origine nilotique, et celui d’origine couchitique. Ces groupes sont eux-mêmes divisés en de multiples ethnies. Les tensions interethniques minent le pays depuis des décennies, principalement à cause de l’inégalité de la représentation politique et de la répartition des ressources.

Aux environs de trois heures moins le quart, nous montons dans le bus. Une fois installés dans un confort relatif, un prédicateur islamique monte et parcourt l’allée centrale du bus à grand renfort de prêches et de prières, en sollicitant des offrandes. Si vous tendez le bras pour faire un geste généreux, il vous dit qu’Allah se souviendra de vous. Il récolte des pièces, prononce quelques mots de remerciements et nous souhaite bon voyage. Juste après son départ, un vendeur d’herbes médicinales le remplace en vantant les mérites d’herbes miracles qui pourraient guérir de nombreuses maladies.

À trois heures pile, le bus concurrent Moyale Raha (« bonheur » dans la langue locale) passe devant nous pour prendre la route. Mon voisin, plutôt bavard, me dit que le slogan de Moyale Liner — « Nous menons les meneurs » — est un mensonge éhonté. Pendant ce temps, le guérisseur nous prévient quant aux nombreux risques qui menacent notre santé dans le nord. Les vers à Moyale et Sololo sont aussi gros que des serpents, mais pas de panique, nous dit-il, pour 100 shillings, il peut nous fournir un vermifuge efficace. En plus de s’occuper de notre santé intestinale, il nous conseille de prendre des bains réguliers malgré la pénurie d’eau dans cette zone. Il possède un savon longue durée qui convient pour les eaux dures du nord, dont il nous assure qu’il mousse avec volupté, tout comme le purificateur de sang qui n’a pas son pareil pour lutter contre la malaria, la typhoïde et les amibes.

À trois heures et demie, nous démarrons enfin. Je regarde la pleine Lune par la fenêtre. Je me souviens que les Boranas ont développé un calendrier lunaire aux environs de l’an 300 av. J.-C… Les Boranas couchitiques représentent l’ethnie dominante du comté de Marsabit, ma destination, à l’extrême est de la province. Quelque 292 000 personnes de quatorze ethnies différentes y résident, dont les Rendille et les Gabbra, qui parlent des langues couchitiques, ainsi que les Turkana et les Samburu, de langue nilotique.

Une heure et demie plus tard, le bus s’arrête et je me réveille brutalement. Le guérisseur annonce qu’il est l’heure de la prière et de la toilette. La plupart des voyageurs descendent pour satisfaire les besoins physiques et religieux, et un quart d’heure après nous reprenons le voyage.

Le district étonnamment verdoyant de Nyeri

Le jour se lève à six heures tandis que nous traversons le district glacial de Nyeri, noyé dans la brume. Mon voisin est fasciné par la densité opaque de la canopée. Il ne pourrait pas vivre là, me confie-t-il, il mourrait de froid. Je lui demande d’où il vient, il me répond de Moyale. Il est trop habitué à la chaleur étouffante du nord aride pour s’adapter aux températures basses des régions montagneuses du centre du pays. Une heure plus tard, nous traversons l’Équateur à Nanyuki. Je m’assoupis à nouveau et me réveille deux heures plus tard à Isiolo, où nous nous arrêtons pour le petit-déjeuner. Je prends un thé sucré et un kaimati (un petit pain en forme de beignet) dans un restaurant tenu par un Somalien jovial. Lorsque nous reprenons la route, j’aperçois un hôtel Madiba, arborant un drapeau sud-africain peint sur un mur. Nous passons un contrôle de police. Un panneau indique que nous nous trouvons à 277 km de Marsabit.

09 h 15 — Un panneau nous indique que nous sommes à présent à Ngaremara. Les vertes forêts de la Province Centrale ont laissé place à de vastes étendues arides parsemées d’acacias et de quelques huttes traditionnelles. De robustes troupeaux de moutons, de chèvres et de vaches s’enfuient de la route goudronnée lorsque nous approchons. Mon voisin m’informe que nous sommes en territoire Turkana et Rendille, des terres ravagées par d’incessants conflits sanglants entre communautés qui se disputent des ressources de plus en plus rares.

09 h 24 — Nous traversons la rivière Ewaso Ng’iro. L’illustration d’un manuel de géographie datant de mon école primaire s’anime soudain sous mes yeux.

Quelque part près d’Archers Post, base d’entraînement militaire anglaise et porte d’entrée vers le nord du pays, un panneau indique : « Postbank Mashinani (siège principal) ». Nous passons devant un grand nombre d’organismes financiers : Jadi Investissements, Daniel Leipiris Investissements, et bien d’autres encore.

09 h 40 — Je vois des chameaux pour la première fois, un troupeau entier. Mon excitation est à son comble. Même l’absence de réseau sur mon portable n’entame pas ma bonne humeur. Ça y est, nous y sommes vraiment. Au nord. Nous sommes arrivés.

10 h 15 — Nous traversons la rivière Sero Levi, asséchée.

Marsabit vu du ciel

10 h 56 — Nous passons l’Ololokwe, l’étonnante montagne au sommet tout aplati rendue célèbre par les publicités pour Safaricom, l’opérateur national de téléphonie mobile. C’est une des nombreuses et magnifiques montagnes sorties de terre au beau milieu de ce paysage aride.

11 h 05 — Sept heures après avoir quitté Nairobi, nous voilà dans le district de Marsabit. À Laisamis, la première de ses circonscriptions, il fait très chaud. Nos regards ébahis se posent sur des hommes et des femmes torses nus dont les shukas (des sarongs) volent au vent, laissant entrevoir par inadvertance leurs parties génitales alors qu’ils vaquent à leurs occupations quotidiennes, traînant la chaleur accablante dans leur sillage. La route se fait chaotique. Nous voyons des camions et des grues en train de soulever puis de transporter de la terre, ce qui fait dire à mon voisin, avec toute l’autorité dont il est capable : « Les Chinois, ils s’y connaissent pour construire des routes. » Le chauffeur accélère sur les mauvaises portions de route et nous brinquebalons violemment. Quelqu’un à l’arrière lui crie qu’il transporte des êtres humains, pas des chameaux.

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Une histoire de Barbara Wanjala, traduite de l’anglais par Céline Laurent-Santran d’après l’article « Northward bound; A trip to Marsabit », paru dans le Marsabit Times.

Couverture : La route de Marsabit.

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