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L’echo d’un cri sans mots

Uwe Hoche
Universal Wonderbag
4 min readSep 28, 2018

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L‘atelier est silencieux. Ce silence qui ne pèse pas, qui s’apparente à un simple défaut de bruits. Je note sa présence uniquement lorsque mon pinceau interrompt son voyage sur la toile pendant quelques courts instants. Ce silence est un ami, un protecteur contre le monde du dehors. Il est le gardien de ma concentration.

Habituellement, ces instants où ma conscience s’évade de la toile vers les choses qui m’entourent sont courts. J’en prends note, puis mon esprit retourne vers l’ouvrage qui m’occupe. Cette fois-ci, le silence m’en éloigne davantage. Mon regard est happé par un portrait peint, suspendu au mur d’en face.

Le tableau en question est carré et mesure grossièrement un mètre de côté. Il représente le visage maigre et pâle d’Antonin Artaud. Son style rappelle les autoportraits de Rembrandt. L‘unique personnage représenté porte un chapeau mou rappelant les bérets d’artiste d’antan. Il est noir ce chapeau et ne se délimite que peu du fond brun-orange du tableau. Un couvre-chef difforme et sombre qui forme un triangle. L’un de ses angles repose sur un rectangle tout aussi noir et stylisant le cou et le torse du personnage. En regardant de plus près, cette structure géométrique lugubre laisse apparaître la chevelure de chaque côté du visage. Elle sert de base picturale sur laquelle est posé le visage très lumineux de l’écrivain qui est peint en des tons blanc, saumon et ochre jaune. On le voit en léger faux profil droit, la tête très discrètement levée en l’air, de sorte qu’Artaud semble regarder le spectateur en face, mais d’une certaine hauteur. Les yeux sont enfoncés dans des orbites profonds, le nez est proéminent et surplombe une bouche légèrement entrouverte munie de lèvres charnues. La paupière gauche est plus basse que la droite, évoquant un froncement de sourcil et renforçant le caractère fermé du visage. Ce regard semble accusateur, réprobateur, voire défiant, mais aussi triste et désenchanté. Plus on le fixe, et plus il semble pénétrant. Un regard qui touche l’âme de celui qui ose s’y perdre. Une vibration visuelle qui perce les carapaces et trouve la faille qui mène en profondeur, sous la surface et vers l’essentiel. Il m’est difficile de m’en défaire, dès que mon regard croise celui d’Artaud.

J’avais vu ce tableau dans une galerie d’art. Il n’était pas exposé, mais se trouvait à moitié caché sous d’autres toiles dans un coin fermé au public. Dieu seul sait comment il a réussi à attraper mon attention, mais dès l’instant où mes yeux sont tombé sur lui, mon esprit y était accroché et comme englué. Il a fallu que le curateur demande l’autorisation de l’artiste par téléphone, afin que je puisse le voir. En dépit d’un étonnement initial, à en juger par les mots échangés par téléphone interposé, le peintre donna son accord et un prix de vente éventuel.

La maitrise technique et artistique du peintre Bordelais, auteur de ce tableau, n’est pas l’unique raison pour mon attachement si intime. Ce visage me rappelle un autre homme qu’Antonin Artaud. Il me rappelle le visage amaigri et pâle de mon père. Ce regard triste et pénétrant est celui qu’il avait pendant les courts moments de réveil, au fond de son lit d’hôpital. Ces moments où l’effet de la morphine et des calmants diminuait et lui permettait d’être en contact avec son entourage. Le regard de mon n’a pas touché été si dur. C’est une fois que son esprit avait pris conscience que la lutte contre le cancer était perdu, que le regard de cet homme, qui n’avait jamais baissé les bras auparavant et dont le credo avait toujours été “se battre pour un projet est l’unique sens de la vie sur terre”, changea. Une lucidité s’était alors inscrite sur son visage, même si les sédatifs le privèrent de plus en plus longtemps de toute expressivité. Pendant les derniers jours que j’ai pu passer avec mon père, son regard me disait “ne fait pas comme moi, vit avant qu’il soit trop tard”. Mon père avait travaillé dur toute sa vie, accumulant heures supplémentaires et métiers fatigants, en disant que plus tard il réaliserait ses rêves de voyage et de temps passé en famille. L’année suivant son départ à la retraite, son cancer fut découvert, deux ans plus tard son regard sur la vie avait changé.

L’homme sur ce tableau ne dit pas un mot. Et pourtant, son regard résonne en moi comme un cri. Ce n’est pas un cri de peur ou de colère, c’est un rappel à vivre avant qu’il ne soit trop tard. Ce regard hurle “vit maintenant et ici”. L’écho qu’il a créé en moi est la vraie raison de ma relation intime avec cette image.

Alors, je vis ici et maintenant, en pensant à lui. Et son cri visuel est là pour raviver encore et encore cette promesse faite à un tableau.

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Uwe Hoche
Universal Wonderbag

I paint emotions and rediscover living one day at a time. It took me more than 50 years to find out that happiness is all around us ... NAMASTE