Mon chat détient la clé de l’univers
Assis dehors sur ma vieille chaise en fer forgé, les jambes allongées et croisées, les deux mollets posés l’un sur l’autre et sur l’assise de la seconde chaise. Mimi, la jeune chatte grise vient de se poser langoureusement sur mes cuisses pour se faire câliner. Au loin, de rares bruits de circulation.
La température est juste assez élevée pour être agréable, alors que le soleil s’apprête doucement à finir son chemin vers l’horizon du soir. Quelques feuilles qui vibrent sous l’influence d’une petite brise, tout en haut des arbres en face de moi. J’entends un oiseau croasser au-dessus de moi, “peut-être une pie” me dis-je dans ma tête.
Je passe mes doigts lentement sur la fourrure du chat qui me remercie en ronronnant doucement. Je la caresse dans le sens du poil et ce contact avec le duvet gris est doux.
Le monde est en paix. Je suis en paix. Pendant quelques instants, les sons qui m’entourent, la chaleur et le poids léger du petit chat, le ciel bleu qui me regarde entre de rares nuages blancs et le feuillage gris-vert des arbres, tout est présent en moi et autour de moi. Mes pensées, mes sensations et mes émotions sont en harmonie avec l’extérieur. L’unité entre le monde et moi-même est. Je suis. Ici et maintenant. À la fois infime partie, particule insignifiante, et ensemble, l’univers dans sa globalité. La vie, en pleine conscience. Le monde en conversation avec mon être, ma conscience. Sans un mot. Tout semble là, à sa place. Au centre de cet instant, comme à la bordure du temps.
Puis, le téléphone sonne. Le chat se réveille, se lève et s’étire. Mimi me jette un dernier regard, comme pour dire “fait chier ton iPhone”, et saute par terre. Je décroche comme un bon esclave que je suis. C’est ma femme qui me dit gentiment “qu’est-ce que tu fous. Je t’attends, moi.”
J’avais oublié un instant de ne pas être. Le monde parallèle du faire et du paraître,dans lequel nous passons le plus clair de notre temps, me sort de ma bulle de bonheur. Et je me dis que peut-être c’est pour cela que l’on dit que le bonheur est insaisissable, parce qu’il ressemble à une bulle de savon qui éclate au moindre contact avec cette autre réalité.
Mimi est déjà loin. Elle s’est couchée à l’ombre du buisson aux feuilles argentées, qui pousse au coin de ma maison. Là-bas l’herbe et les feuilles forment un lit confortable pour qui sait en profiter.
Je sais que mon chat détient la clé de l’univers. Il m’en parle en ronronnant et ses yeux en disent long à chaque fois qu’il se rend compte que je ne saisis pas. En ces instants, où l’homme n’est simplement pas assez futé pour comprendre l’animal, il y a un profond désespoir au fond de ces yeux marrons. Mimi sait, mais chaque fois qu’il lui semble que je commence à piger, quelque chose m’éloigne de cette connaissance ancienne dont elle est la gardienne. Alors, elle se retire, triste, peut-être, déçue c’est sûr. Il paraît qu’en ville certains chats vivent en appartement, font leurs besoins dans des WC en plastic. Avec une litière minérale parfumée, histoire de s’adapter au mieux au confort relatif de leurs colocataires humains. Des chats aussi obèses que leurs alter égos humains, aussi captifs de cette réalité virtuelle que l’homme, qui se l’est construite.
Ma Mimi n’est pas comme ça. Elle détient la clé. Elle vit dans la bulle qui éclate autour de moi si souvent. Est-ce qu’elle en sort parfois ? Si, certainement, quand je l’amène au vétérinaire pour ses vaccins par exemple. Enfin, je présume. Si, elle ne doit plus être dans la bulle du bonheur simple pendant ces instants là. En y réfléchissant, je me sens coupable. Ça se passe toujours avec une certaine brutalité, dépourvue de l’élégance si important pour les chats. Elle se cambre, se défend toutes griffes dehors. Mais nous arrivons toujours à l’enfermer dans cette caisse en plastic, le temps du trajet et de la visite. Je dis nous, parce qu’il me faut l’aide de ma femme ou de mon fils pour l’opération «mise en cage». Au retour, Mimi nous en veux. Mais pas longtemps. Elle sait que nous pensons bien faire, et puis, c’est elle qui détient la clé et pas nous.
Un jour, peut-être, j’arriverai à y rester dans sa bulle et à posséder, moi aussi, la clé de l’univers. Et les autres diront «il a peté un câble». Déjà, ma femme me dit souvent que je suis comme absent. C’est curieux, car c’est justement dans ces instants que je me sens présent, moi. Une présence différente de la sienne. Cette présence que d’autres peuples appellent l’éveil ou le temps des rêves. Et pourtant, il me semble que toute notre enfance se passe dans cet éveil et ce temps des rêves. Et elle a dû le connaître aussi. Ce temps où tout est nouveau et réel. Palpable, odorant, gustatif, le monde est en continuité avec nous. Les enfants ont encore cette capacité de faire un avec l’univers. Il goûtent le monde, le reniflent, le mangent. Comme Mimi.
Puis, on nous apprend à ne pas mettre le monde à la bouche. «c’est sale», nous dit-on. On nous dit de nous séparer du monde en mettant des vêtements, en nous parfumant avec des savons, en mangeant avec des outils, proprement. Et plus nous mettons des subterfuges entre nous et le monde qui nous entoure, plus on s’isole de cette bulle du bonheur simple. Le bonheur d’exister. Le bonheur de vivre, de faire partie de la vie.
Et un jour, à 45, 50 ou à 65 ans on se rend compte qu’on a perdu la clé. C’est pour ça que la nature nous prête les chats. Ils ont gardé la clé.
Marc Aurele a demandé aux dieux de lui donner la force de changer ce qui doit l’être, la patience d’accepter ce qui ne le peut et la sagesse de distinguer le premier du second.
Moi, je veux juste partager la clé avec Mimi.