La marque de commerce dans les réseaux sociaux et sur le Web
par | by Mistrale Goudreau
Retenir l’attention du public, voilà le mot d’ordre de toute entreprise qui cherche une clientèle, de tout artiste qui veut faire apprécier son art. Désormais, pour accroître la visibilité d’une compagnie ou d’une personne, les réseaux sociaux sont des incontournables. Tous, entreprises, artistes, célébrités, gagnent à être présents sur les réseaux et les plateformes, qui se multiplient : YouTube, Facebook, Google +, LinkedIn, Twitter, Yahoo, Hotmail, pour ne nommer que les principaux. En certains cas, ce sont les recommandations des utilisateurs dans les réseaux sociaux, qui ont l’impact le plus grand sur la popularité d’un œuvre, d’un produit ou d’un service. Certains artistes d’ailleurs décident de s’occuper eux-mêmes de leur publicité, en devenant leur propre producteur et animateur radio sur les réseaux sociaux; finie la dépendance aux méga-entreprises de l’industrie culturelle.
Mais comment protéger tous ces efforts de publicité que l’on déploie dans les réseaux sociaux et sur Internet ? Au Canada, la protection relève en partie du droit des marques de commerce. Le signe distinctif employé au Canada par une entreprise, comme sa marque ou son logo, est protégé contre toute tentative d’un concurrent qui cherche à créer de la confusion, en faisant passer ses biens ou ses services pour ceux de l’entreprise jouissant de l’achalandage. Mais que veut dire ‘employé au Canada’; suffit-il d’avoir mis sa marque sur les réseaux sociaux pour avoir une protection au Canada, ainsi que peut-être partout dans le monde ? Une décision récente de la Cour fédérale, UNICAST SA c. South Asian Broadcasting Corporation Inc., 2014 CF 295, montre à quel point nos tribunaux sont conscients de la nécessité d’adapter les règles de propriété intellectuelle au nouvel environnement numérique.
La protection normalement est accordée à celui qui le premier emploie une marque au Canada. Mettre sa marque sur une page Facebook ou sur le réseau LinkedIn suffit-il à conclure qu’il y a eu emploi au Canada? Une certaine jurisprudence pouvait le laisser croire : pour certains, la marque de commerce qui figure sur le site Web d’un écran d’ordinateur au Canada satisfait aux conditions d’emploi de la Loi canadienne. Le premier donc qui montrerait sa marque sur un réseau social ou sur le Web serait le grand gagnant vis-à-vis de tous ses concurrents. Mais la Cour fédérale nous rappelle les conséquences d’une telle interprétation : « … si nous adoptons [ce point de vue], n’importe quel titulaire de marque de commerce étranger pourrait demander et obtenir la radiation d’une marque de commerce canadienne authentique compte tenu d’un emploi antérieur sur le Web, même si ce propriétaire de marque de commerce n’avait, pour l’essentiel, rien à voir avec le Canada et n’était pas réellement présent au pays. Comment pourrait‑il être logique d’interpréter le régime législatif applicable d’une façon qui menace tous les propriétaires canadiens de marques de commerce de perdre leur marque de commerce au profit d’une marque de commerce n’ayant aucun lien avec le Canada? Faudrait‑il s’attendre à ce que les entreprises canadiennes se protègent contre toutes les entreprises du monde entier qui ont un site Web accessible au Canada? Cela serait‑il même possible? Il serait illogique et impossible d’adopter ce point de vue. »
Les faits de l’affaire illustrent bien la crainte des tribunaux. Un radiodiffuseur canadien, le South Asian Broadcasting Corporation Inc., fondé en septembre 2004 pour offrir des émissions radiophoniques destinées à la communauté sud-asiatique de Colombie-Britannique, est le titulaire de la marque « RED FM » enregistrée au Canada. Il a utilisé cette marque en Colombie-Britannique dans des essais dès décembre 2005 et depuis janvier 2006, il diffuse sur les ondes avec cette marque.
Son enregistrement de marque est attaqué par un radiodiffuseur suisse UNICAST SA qui diffuse, depuis juillet 2005 sous la marque « ROUGE FM », ses émissions, en direct et en continu, à partir de son site Web accessible aux auditeurs du monde entier. Cette entreprise suisse offre aussi ses émissions au moyen d’une application pour téléphones intelligents. Ce radiodiffuseur étranger plaide qu’il a une clientèle dans des régions francophones en dehors de la Suisse, y compris au Canada, et qu’il a employé la marque avant le radiodiffuseur canadien.
Des activités en ligne de diffusion de musique constituent-elles ipso facto une radiodiffusion au Canada exécutée en relation avec une marque de commerce, donnant droit à l’enregistrement ? Une diffusion en ligne est-elle juridiquement une radiodiffusion au sens de la Loi sur la radiodiffusion ? Comment déterminer si ce qui se fait en ligne, sur des plateformes ou sur des réseaux, est fait au Canada ? La Cour va se pencher sur un certain nombre de critères qu’elle dira elle-même « cumulatifs et non exhaustifs — aucun d’eux ne pouvait être déterminant à lui seul et il pourrait y en avoir d’autres ». Les émissions sont-elles stockées sur un serveur situé au Canada ? Le radiodiffuseur a-t-il des bureaux au Canada ? Sollicite-t-il des annonceurs canadiens, ou cible-t-il activement le public canadien ? A-t-on des preuves que les internautes canadiens ont consulté le site (nombre élevé d’appels de fichiers ou « hits » sur le site Web provenant du Canada) ? Or tous ces critères montraient un contact des plus faibles du diffuseur suisse avec le public canadien, ce qui a amené le tribunal à rejeter ses prétentions. Pour les fins de la Loi sur les marques de commerce, le seul fait de montrer une marque sur un site web quelque part dans le monde ne donne pas les droits associés à l‘emploi d’une marque de commerce au Canada.
L’affaire montre l’importance de bien saisir les dimensions réelles du cyberespace. Si, à certains égards, le caractère envahissant et l’omniprésence des réseaux sociaux dans notre vie nous forcent à modifier le droit, en d’autres circonstances, il faut débusquer le mythe de l’ubiquité de ce monde virtuel. Sur la gigantesque toile d’ordinateurs connectés ensemble à l’échelle de la planète, se forment des zones d’ombre, des mondes parallèles qui ne se rejoignent que par intermittence. Le droit doit prendre en considération, autant les facilités de communication des réseaux sociaux, que les clivages sociaux qui s’y produisent nécessairement. La règle de droit doit demeurer en lien avec la réalité des personnes qu’elle touche. En matière de publicité et de marque de commerce, c’est le lien effectif entre l’entreprise et sa clientèle qui devrait primer, et la protection devrait revenir à celui qui s’est fait réellement connaître de ses clients canadiens sous une marque.
Mistrale Goudreau est professeure titulaire à la Faculté de droit — Section de droit civil de l’Université d’Ottawa et membre du Centre de recherche en droit, technologie et société. Elle est une spécialiste de propriété intellectuelle et industrielle.