L’Immobilier au péril de la dépendance numérique

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Urban AI — FR
17 min readFeb 8, 2023

Entretien — Grégoire CHAMBAZ, Capitaine, Rédacteur adjoint de la Revue militaire suisse*.*

16h15, à Genève. Nous sommes le 14 février, l’activité près de la gare Cornavin est intense — et très internationale, comme toujours. Entrant dans le hall prestigieux de l’hôtel Warwick, nous découvrons Grégoire Chambaz, en avance, confortablement installé près du comptoir. Précis, direct, impeccable, Grégoire est organisé avec une minutie toute militaire — il est, à ce titre, officier réserviste dans l’Armée suisse, en qualité de capitaine d’état-major. Rédacteur adjoint de la Revue militaire suisse*, il étudie les vulnérabilités critiques des sociétés modernes et les risques de disruption majeure auxquels ces risques peuvent mener. Dans ce cadre, il est l’auteur de plusieurs analyses sur le risque de blackout, notamment accru par le passage au tout-numérique, même si ses travaux ne rencontrent parfois pas l’écho qu’ils méritent. Il reconnait lui-même, à ce titre, que certains politiques et responsables ont parfois plus intérêt à laisser se dégrader des situations qu’à essayer de trouver des solutions aux problèmes — et l’immobilier ne fait pas exception à ce triste constat. On peut dire à ce titre que le numérique constitue une source majeure de vulnérabilité pour l’ensemble du secteur ; beaucoup, toutefois, n’ont pas intérêt à remédier à ces problèmes. L’inertie sociale l’emporte ainsi sur la terrible acuité du risque. Pourquoi ? Et surtout, dans quelles mesures ?*

Hôtel Warwick à Genève, lieu de l’interview

Le tournant numérique de l’immobilier s’inscrit dans le contexte plus large de la quatrième révolution industrielle. Il prolonge le mouvement de fond, amorcé dans les années 1970, et poursuivi depuis lors, de la numérisation progressive des sociétés modernes. Aujourd’hui, le passage au tout-numérique semble presque acté. Cette mutation est vecteur d’une profonde transformation sociétale, marquée par des gains d’efficience, des changements d’usages, des créations et des destructions de métiers, des innovations et des abandons technologiques, et des pertes de compétences. La quatrième révolution industrielle, quant à elle, s’inscrit dans le prolongement de la numérisation sociétale dans la production et la consommation de biens et services. Proposé pour la première fois en 2011 et théorisé en 2016 par Klaus Schwab, le président du World Economic Forum, le terme désigne une transformation fondamentale des modes de production à travers la digitalisation, l’automatisation la robotisation et les développements de l’intelligence artificielle.

Les implications de la transformation numérique et de la quatrième révolution industrielle sont fondamentales pour le monde de l’immobilier. Citons-en deux : premièrement, la numérisation des processus de production, de l’encadrement des savoirs, des compétences et des outils des professionnels de l’immobilier. Deuxièmement, la multiplication des périphériques numériques — phénomène qui concerne autant l’habiter au sens large (l’occupation des lieux) que le produire (de la conception à l’acte de bâtir, en passant par l’exploitation et la gestion des actifs) — implique des opportunités nouvelles, mais aussi une complexité et des vulnérabilités accrues.

Les deux principes fondamentaux de la révolution du numérique ont de ce fait une conséquence radicale pour toute l’industrie immobilière comme pour les services qu’elle rend : plus aucun processus ni acte de construction, de gestion, d’entretien, d’acquisition, de vente, d’utilisation, d’occupation… n’est possible sans recourir au numérique. On pourrait citer, en vrac, les BIM — Building Information Modelling — les transactions financières, les reportings, les tableaux de bord des engins de chantier comme les grues, ou encore les objets connectés des “smart homes” et autres immeubles intelligents (les thermostats communicants ou plus récemment les serrures électroniques par exemple) : en cas de défaillance des terminaux numériques, les fonctions de base de technologies ou d’outils à l’origine analogiques deviennent inutilisables. La dépendance de tout acte immobilier, pris dans un sens très large, à la sphère des technologies, des outils, des logiciels et des process numériques constitue donc un facteur de vulnérabilité majeure pour l’ensemble du secteur.

De l’analogique au numérique : la triple vulnérabilité de l’accès à l’information immobilière

La vulnérabilité de l’immobilier tient pour une part non négligeable à la transition de l’analogique au numérique. La différence entre les deux systèmes est souvent mal perçue et mal connue, mais est pourtant fondamentale quand on s’attache aux risques associés. En résumé, l’information stockée dans les systèmes dit analogiques ne nécessite pas de dispositif de décodage, contrairement à celle stockée dans les systèmes numériques. Dans ces derniers systèmes, l’information est quantifiée sous la forme de données représentées par des nombres binaires : le 0 et le 1. Les systèmes numériques sont dits “médiés”, à savoirs que l’accès à l’information ne peut se faire qu’à travers un dispositif intermédiaire décodant l’information pour la rendre « lisible ». À l’inverse, dans les systèmes analogiques, l’information est disponible immédiatement, sans intermédiaire. Par exemple, dans un thermomètre à mercure, un dispositif analogique, la lecture de la température est immédiate (en fonction de la hauteur de liquide). À l’inverse, dans un thermomètre numérique, comme ceux à cristaux liquides, la lecture de la température est médiée par une puce électronique (qui « décode » ensuite la température sur un écran.) À ce titre, il est utile de distinguer les supports d’information des dispositifs d’inscription ou de lecture de cette information. Par exemple, le papier est un support analogique, ce qui n’est pas le cas d’une tablette numérique. Des supports analogiques peuvent être inscrits par des dispositifs numériques, voire les remplacer, comme la transformation du secteur de l’imprimerie le démontre.

Si le numérique tend à dégager des gains en maximisant l’efficacité et/ou l’efficience, il est structurellement plus vulnérable que l’analogique. Concrètement, l’accès à l’information numérisée est soumis à trois types de vulnérabilité : une vulnérabilité aux supports de lecture ; une vulnérabilité aux supports de stockage ; et une vulnérabilité à l’alimentation électrique.

La première vulnérabilité de l’accès à l’information numérique, celle des supports de lecture, est assez simple à saisir : si le dispositif de décryptage tombe en panne, l’information devient inaccessible car elle ne peut plus être décodée et restituée. On pense souvent que ce risque afférent aux supports de lecture est minime et surtout ponctuel : il peut toucher un appareil, mais rarement plus. Cette croyance est très largement erronée. Citons deux cas, peu probables mais possibles, où un nombre anormalement élevé de terminaux pourrait être détruit simultanément : une impulsion électromagnétique et une tempête solaire. Dans les arsenaux militaires, il existe ainsi par exemple tout un armement spécifiquement dédié à la neutralisation des terminaux numériques, comme les bombes électromagnétiques. Les bombes nucléaires produisent des effets similaires. Leur explosion génère de puissants champs électromagnétiques à même de détruire les circuits intégrés présents dans les dispositifs numériques. Plus graves et plus préoccupantes encore sont les tempêtes solaires, qui projettent des ondes électromagnétiques puissantes en direction de la terre. Si le champ magnétique terrestre nous en protège, ce dernier possède toutefois une faiblesse à ses pôles. Dans le cas où des ondes électromagnétiques seraient suffisamment puissantes pour pénétrer bien au-delà des pôles, en direction de l’équateur, elles pourraient mettre hors d’usage la plupart des circuits imprimés sur de vastes portions de la surface terrestre, rendant les supports et informations numériques inutilisables. Une tempête solaire de cette magnitude s’est produite en 2012, mais a pris fort heureusement la direction opposée de la Terre. Un épisode de ce type ou l’usage d’armes électromagnétiques affecterait très fortement tout secteur économique dépendant au numérique, dont le monde de l’immobilier, sans compter les dangers issus de la rupture des chaines d’approvisionnement et des systèmes de télécommunication pour la population.

La deuxième vulnérabilité, celle des supports de stockage, est tout aussi préoccupante pour l’industrie immobilière. D’une part, le cycle de vie des supports numériques est de plus en plus court au fur et à mesure que les capacités de stockage augmentent. Ce raccourcissement oblige à des migrations régulières de quantités croissantes de données pour éviter qu’elles ne se perdent, ce qui accroît paradoxalement le risque d’une destruction massive de données dans le cas d’une migration bâclée [1]. En outre, l’augmentation des capacités de stockage accentue ce que l’on pourrait appeler une « concentration mémorielle » de l’information immobilière. Par « concentration mémorielle », on entend une concentration de données, archivées et/ou actuelles, auparavant dispersées dans différents types de supports (livres, manuscrits, carnets de compte, plans, photographies, classeurs, registres…) en différents lieux accessibles physiquement, dans des supports de données numériques inaccessibles sans intermédiaire (lecteur, décodeur, ordinateur…). Les serveurs constituent un cas emblématique de concentration mémorielle, qu’accroît en outre la numérisation des archives papiers de l’immobilier. Pour le dire autrement, le passage d’un mode d’archivage analogique, relativement dispersé et hétérogène, à un mode d’archivage numérique induit une centralisation des données dans un petit nombre d’espaces de stockage à grande capacité. À moins que ces supports soient dédoublés, voir triplés dans des localisations différentes — en soit une politique coûteuse — une telle concentration accentue la vulnérabilité des données tant dans les pertes potentielles que dans les volumes concernés.

Data serveur : l’immobilier d’une infrastructure critique pour l’immobilier

Le tournant numérique de l’immobilier au risque de la dépendance électrique

La troisième vulnérabilité de l’accès aux données concerne l’alimentation électrique nécessaire au bon fonctionnement des systèmes numériques. Dans ce contexte, toute rupture de l’alimentation électrique constitue un risque non seulement pour l’usage des outils qui assurent l’accès aux données mais aussi pour la pérennité de ces dernières, que cela soit dans le cas d’une pénurie électrique ou d’un blackout.

Ces derniers termes nécessitent une explication. La pénurie d’électricité se produit quand la production électrique est déficitaire par rapport à la demande. Cette situation entraine une réallocation sectorielle et temporelle de l’électricité à disposition, se traduisant concrètement par des délestages roulants, c’est-à-dire des interruptions périodiques et anticipées de l’alimentation électrique. Ces événements peuvent durer de quelques jours à plusieurs années pour des zones en crise ou en guerre, comme c’est le cas actuellement de l’Ukraine. Les pays développés n’en sont pas a priori prémunis : par exemple, durant l’hiver 2015, il s’en est fallu de peu pour que la Suisse, pourtant pays réputé sûr, bascule dans une situation de pénurie électrique. De son côté, un blackout désigne une interruption de l’approvisionnement électrique sur une zone donnée pour une durée incertaine, généralement pour des raisons accidentelles. Dans les deux cas, le monde de l’immobilier, comme n’importe quel secteur économique, sera alors immobilisé, et ce d’autant plus que sa dépendance au numérique est grande. Dans le cas de pénuries, la mise en place de délestages roulants touchera périodiquement l’activité immobilière. Dans tous les cas, la productivité économique — monde de l’immobilier compris — dépend d’un approvisionnement continu en électricité : les pertes potentielles du secteur à toute interruption énergétique seront d’autant plus importantes que ledit secteur aura avancé dans sa transition numérique.

Black-out à New York en 2019

La dépendance à l’électricité du secteur de l’immobilier constitue une vulnérabilité considérable. Celle-ci n’existait pas dans de telles proportions avant sa transformation numérique — du temps des technologies analogiques, le décryptage de l’information ne nécessitait aucune alimentation électrique (comme le téléphone avant son remplacement par des appareils de Voice over IP). Une industrie immobilière numérisée est donc bien plus vulnérable que ses versions analogiques antérieures. Pire, des expériences aux États-Unis ont démontré que l’introduction de technologies numériques dans la production électrique augmentait la vulnérabilité des infrastructures de production d’électricité, et par effet secondaire, de blackout. La plus préoccupante est sans doute l’expérience Aurora.

Réalisée en 2007, l’expérience Aurora avait pour but d’évaluer les risques de piratage informatique des centrales électriques. Pour ce faire, les pirates — des spécialistes américains — ont pénétré à distance les terminaux numériques d’une génératrice électrique à turbine. Une fois la génératrice sous contrôle, les pirates ont fait accélérer et décélérer rapidement la turbine. En quelques minutes, ce va-et-vient saccadé a provoqué la casse des lames de la turbine et mis la génératrice hors d’usage. En résumé, les hackers ont réussi non seulement à prendre le contrôle à distance de la centrale, mais ils l’ont mise hors d’usage en endommageant physiquement ses équipements de production !

Expérience Aurora aux Etats-Unis : détruire une turbine à distance par le piratage numérique de ses commandes

Les blackouts ukrainiens de 2015 et 2016 et l’immense blackout vénézuélien de 2019 ont confirmé les craintes de l’expérience Aurora : il est possible « d’éteindre » une région, voire un pays à distance. Cette réalisation nous rend attentifs à la terrible vulnérabilité à double détente du numérique : le numérique est vulnérable à la production énergétique, et la production énergétique est rendue plus vulnérable par le numérique. Dans ce contexte, l’immobilier est lui aussi vulnérable deux fois : dans sa dépendance au numérique et donc, mécaniquement, à l’approvisionnement électrique ; dans la sécurité de ses installations numériques, en particulier concernant l’immobilier industriel de production électrique (comme les centrales). Le numérique est donc à la fois l’alpha et l’oméga de la vulnérabilité de l’ensemble du secteur de l’immobilier.

La question de la sécurité d’une industrie immobilière à la pointe du numérique

Au-delà de l’accès aux données et des enjeux de l’alimentation électrique, on peut inférer une multitude de risques immobiliers associés à des vulnérabilités numériques. Sans être exhaustif (les cas peuvent varier d’un secteur à l’autre), on peut songer au piratage des objets connectés voire de bâtiments rendus « intelligents » — il devient ainsi possible de hacker l*’immobilier*, chose impensable jusqu’à présent : qui aurait pensé pouvoir pirater une ville entière, ce qui est pourtant possible à présent avec les smart cities ?

Au-delà de formes très variées de vulnérabilité, tous ces secteurs associés au monde de l’immobilier sont exposés à un risque permanent de dysfonctionnement en raison de trois facteurs transversaux : l’augmentation de la surface d’attaque ; l’extension de la criticité ; et le design des technologies numériques — on pourrait ajouter comme facteur transversal la concentration mémorielle, déjà évoquée, et sur laquelle il n’est pas besoin de revenir ici.

Si le terme semble plutôt relever d’un registre militaire — mais il nous faut bien nous préparer aux types de guerres à venir — on entend par « surface d’attaque » l’augmentation du nombre de terminaux, d’équipements et de logiciels numériques susceptibles de dysfonctionner à la suite d’une perturbation quelconque ou de passer sous le contrôle d’un tiers lors de cyberattaques. Pour le dire autrement, plus votre maison dispose d’équipements connectés, plus la surface d’attaque est étendue, d’une part car chaque objet constitue une porte d’entrée potentielle dans votre système domestique et d’autre part car la taille du système total est élevée.

Si, en plus, vous interconnectez le système domestique numérique de votre logement avec ceux des autres logements de votre quartier, voire avec tous les systèmes présents dans votre ville et au-delà, vous augmentez non seulement la surface d’attaque d’autant, mais vous augmentez également la criticité de votre méta-système. La criticité désigne la mesure du degré́ d’interdépendances d’un système, c’est-à-dire la force des connexions entre ses différents composants. Plus la criticité d’un réseau est élevée, plus une perturbation a de chances d’atteindre l’ensemble des composants du système. Dans le cas où les réseaux ne sont pas interconnectés, la criticité est faible : une perturbation à un point du réseau n’entraîne pas une réaction en chaîne trop importante et n’affecte pas l’ensemble du réseau. C’est également le cas lorsque les réseaux disposent de systèmes de sécurité pouvant freiner ou stopper la diffusion de perturbations (comme des « pare-feu », à l’image du fusible et du disjoncteur). En revanche, dans le cas des réseaux numériques, et en particulier à l’ère de l’Internet des Objets, la très grande interconnexion des systèmes augmente mécaniquement leur criticité : une perturbation quelconque à un point du réseau est susceptible de se diffuser dans une part très importante du système. Pour le dire plus trivialement, un piratage de votre ordinateur de bureau via votre Smart Watch n’est plus à exclure — et on pourra bientôt sans doute pirater votre entreprise à partir de votre machine à laver connectée. Penser la sécurité des réseaux professionnels sans anticiper celle des réseaux secondaires de l’Internet des Objets est donc plus que contre-productive : c’est un non-sens.

Enfin, plus insidieux sans doute, mais aussi plus grave, se trouve les défauts de sécurité dus au design des technologies numériques, initialement pensées selon une logique de « profit by design », avant que ne se structurent des logiques de « security by design » une fois les failles du numérique mises au jour. C’est ici sans doute le point qui fait le moins consensus, mais dont les implications sont les plus dangereuses.

La smart city et l’augmentation de la surface d’attaque des systèmes numériques : la ville piratable, insouciance ou paranoïa sécuritaire ?

Les défauts numériques d’un monde immobilier post-guerre froide

Dans la logique du security by design, la sécurité des équipements et des technologies est pensée en amont et constitue le critère principal de conception et d’achat. Dans la logique du profit by design, la recherche du retour sur investissement immédiat guide la conception du produit ou du service. Les manques de sécurité potentiel peuvent être compensés dans un second temps par l’ajout d’un service ou d’un logiciel dont le surcoût est bien souvent pris en charge par le consommateur. Pensez aux antivirus que vous devez installer sur Windows — indispensables — alors qu’une conception différente des systèmes d’exploitation aurait pu les rendre bien moins vulnérables et réduire la nécessité d’antivirus, comme dans le cas du noyau Linux. Dans ce cas, les entreprises du numérique gagnent deux fois : quand elles vendent un produit ou un service conçu selon la logique du profit by design, et quand elles vendent la solution technique venant résoudre un défaut initial de sécurité. Le consommateur, lui, perd deux fois : il paie pour un produit à la sécurité défectueuse, tout en assumant tous les risques associés en termes de piratage, vol ou destruction de données, et autre ; et il paie une seconde fois pour une solution technique, un équipement annexe, un service, ou un logiciel — souvent, d’ailleurs, sous la forme d’un abonnement, qui constitue une rente pour les acteurs du numérique.

Il convient toutefois de nuancer cette critique. A l’origine, le défaut de sécurité des produits numériques est d’abord dû à une absence d’anticipation de trois facteurs : 1. l’évolution de l’usage de ces produits, qui a fait apparaitre de nouvelles failles ; 2. Des développements technologiques ultérieurs vecteurs de nouveaux types de vulnérabilités ; 3. la connexion de ces produits à des réseaux créés après leur conception. Ces facteurs étaient en grande partie inimaginables au temps de la conception des produits et l’absence du security by design témoigne plus d’un manque d’anticipation que de la suprématie du profit by design. Aujourd’hui, les circonstances ont évolué, et négliger la question de la vulnérabilité dans la conception d’un produit ou d’un service reflète largement la domination de la logique du profit sur celle de la sécurité. Au temps des virus et des cyberattaques quotidiennes, l’ignorance des vulnérabilités numériques n’est plus une excusable. **

D’un point de vue militaire, la prédominance des logiques de « profit by design » dans les produits numériques est symptomatique d’un bouleversement paradigmatique bien plus vaste, d’ampleur sociétal et géopolitique, très vraisemblablement associé à la réduction du niveau de vigilance global consécutive à la fin de la guerre froide et à l’effondrement de la menace soviétique dans les années 1990. Depuis la chute de l’URSS et jusqu’à la guerre en Ukraine de 2022, la disparition des menaces militaires frontales auxquelles devait auparavant se préparer l’Europe a conduit les populations et ses édiles à s’installer dans une forme « d’ivresse de sécurité » qui touche tous les secteurs économiques, sociaux et politiques. Cette baisse de vigilance géopolitique de l’Europe a amoindri les considérations sécuritaires — en dehors des logiques assurantielles. L’insouciance nourrit par les dividendes de la paix a ainsi conduit à entériner la subordination des logiques de la sécurité aux logiques du profit, et a rendu plus difficile toute réflexion globale sur le maintien des activités de base et des processus critiques des entreprises en temps de crise — comme en témoigne la crise du Covid-19. Cet amoindrissement de la vigilance collective européenne a progressivement été remplacé par une fascination pour le numérique et ses usages. Concrètement, depuis la fin de la Guerre froide, la poursuite du développement technologique a fini par devenir une fin en soi : l’innovation tout comme la diffusion des équipements et des technologies ne se font pas pour quelque bénéfice sociétal, mais en raison d’un excès de confiance et d’appétence envers la nouveauté technologique — les enjeux de cette dernière étant largement dépolitisés.

Cette transformation s’inscrit dans le remplacement progressif de la social-démocratie par un libéralisme technologique où on déplace la résolution d’une partie des problèmes d’aujourd’hui à demain, qui va et devrait développer les solutions technologiques pour y faire face. Au-delà des questions de responsabilité que pose cette approche, force est de constater que la fascination technologique a justement contribué à la dépolitisation sur laquelle s’appuie le libéralisme technologique, qui est structurellement incapable de résoudre des problèmes de fond tels que les inégalités (non-technologique) ou la concentration mémorielle (éminemment technologique) — que cela soit aujourd’hui ou demain. On ne peut pas suffisamment insister sur les dangers que la fascination technologique exerce pour la sécurité.

Où en sommes-nous de l’immobilier 2.0 ?

Il est indéniable que les technologies, les services, les équipements numériques constituent une innovation majeure, souvent utile à l’industrie immobilière, lui faisant gagner en productivité tout en réduisant à moyen terme une partie de ses coûts. Toutefois, au-delà de ce constat positif, les apports du numérique ne doivent pas masquer les risques qu’il porte avec lui, ni détourner les débats des enjeux de sécurité, en particulier pour une industrie dans laquelle la confidentialité des données est un facteur clé dans la création de richesses. Il est bon de se souvenir à ce titre que le tournant numérique de l’immobilier est tout à la fois le produit de la quatrième révolution industrielle et d’un contexte post-guerre froide qui explique en partie l’invisibilisation sociale des défauts de sécurité.

Le numérique n’est donc pas un mal en soi, mais ne pas traiter les vulnérabilités qu’il implique peut le devenir. Le verrouillage technologique de l’immobilier par le numérique, l’aveuglement collectif quant aux défauts sécuritaires de celui-ci et la fascination sociétale qu’il suscite constituent les principaux facteurs de risque dont il faut se méfier et contre lesquels il nous faut lutter. Pour ce faire, en immobilier comme pour d’autres secteurs économiques fortement dépendant des technologies numériques, c’est une pensée systémique critique de nos prises de décision et nos choix stratégiques qu’il faut rapidement retrouver, sans quoi il faut s’attendre à découvrir dans la douleur ou la sidération l’épuisement des dividendes de la stabilité passée et les dégâts de vingt ans de fuite en avant irraisonnée dans le déploiement immobilier du numérique.

[1] La question de la nécessité d’une migration fréquente des données rencontre un autre enjeu qui accentue la vulnérabilité des dispositifs numériques : celui de l’approvisionnement des supports de stockage et d’une éventuelle incapacité à les remplacer. Une pénurie des supports peut résulter soit d’une augmentation des prix (pénurie relative), soit d’une interruption durable des chaines de production ou d’approvisionnement (pénurie de fait). En effet, il est important ici de rappeler que la majorité de sites de production se trouve en Asie du Sud-est, région appelée à être particulièrement touchée par le changement climatique, ou par d’autres types d’aléas (comme les pandémies, à l’image de celle produite par la diffusion régionale puis globale du COVID-19 en 2020). En outre, les technologies de stockage sont dépendantes de matériaux non renouvelables (dont les fameuses terres-rares), certains en cours d’épuisement.

Il s’agit du premier épisode la Série Asymptote, réalisée et dirigée par Raphaël Languillon-Aussel.

A propos de la série “Asymptotes”

Asymptotes est une série mensuelle dirigée par Raphaël Languillon-Aussel et hebergée par le Think Tank Urban AI. Ce projet vise à explorer l’impact de l’IA sur l’immobilier au travers de la publication d’une série d’entretiens réalisés avec des experts pluridisciplinaires.

A propos de Raphaël Languillon-Aussel.

Raphaël Languillon-Aussel est le Directeur du projet Asymptotes chez Urban AI et chercheur à l’Institut français de recherche sur le Japon, au sein du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, et expert des questions immobilières et numériques. Docteur et agrégé de géographie, ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon, il conduit des travaux sur le tournant numérique de l’économie et des territoires en Asie orientale et en Europe occidentale. Ancien boursier de la fondation Palladio pour la recherche en immobilier, il mène des activités de consulting auprès d’entreprises privées. La série Asymptote est co-financée par la Fondation Schmidheiny et l’Institut GEDT de l’Université de Genève, et hébergé par Urban AI.est chercheur à l’Institut français de recherche sur le Japon, au sein du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, et expert des questions immobilières et numériques. Docteur et agrégé de géographie, ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon, il conduit des travaux sur le tournant numérique de l’économie et des territoires en Asie orientale et en Europe occidentale. Ancien boursier de la fondation Palladio pour la recherche en immobilier, il mène des activités de consulting auprès d’entreprises privées. La série Asymptote est co-financée par la Fondation Schmidheiny et l’Institut GEDT de l’Université de Genève, et hébergé par Urban AI.

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